Pour l’émancipation : une histoire des Universités Populaires à Tours

Parallèlement à la Bourse du Travail qui, pour reprendre les mots de Pelloutier [1], devait enseigner à la classe ouvrière la science de son malheur pour susciter la révolte, se développe à Tours une éducation populaire dont les Universités Populaires constituent un exemple édifiant.

La première université populaire : 1902 - 1905

Entre 1902 et 1905, à Tours, une première Université Populaire a existé. La plupart des sources directes nous permettent de supposer la création de cette université en 1902. Nous n’avons que peu d’éléments quant à son fonctionnement ou son contenu, néanmoins nous pouvons avancer l’idée qu’elle participe au mouvement initié par le compagnon libertaire Deherme [2].

L’absence de sources ne nous permet que de conjecturer sur ce qui a pu être promu par le biais de cet université populaire, et uniquement en nous basant sur le cas des autres structures de la même période. Ainsi, à l’instar des Bourses du Travail, nous pouvons imaginer qu’il y avait là une volonté d’offrir un service d’enseignement, comprenant des bibliothèques, et donc de proposer à la fois des cours professionnels mais également des cours plus généraux. Il y avait aussi l’idée de la rencontre entre des militants ouvriers et des intellectuels autour de l’acte d’éducation populaire :

« Nous avons vu la bestialité, l’inconscience, l’ignorance morale des foules, nous avons vu l’iniquité, une République d’allures sud- américaines... Nous connaissons le remède à ce chaos... c’est l’Éducation Populaire »

Le rôle joué par l’Université Populaire pour cette question de l’éducation populaire explique l’attrait portée par les tendances socialistes à cette structure. Très rapidement, fin 1902, nous savons que « les libertaires s’en emparent » [3]. L’accaparement de l’Université Populaire par les anarchistes est confirmée par un rapport de police : « L’université Populaire est dirigée presque exclusivement par les anarchistes dont Delalé est le chef » [4]. Dès lors, connaissant mieux les milieux libertaires à cette époque à Tours, il est possible de supposer un peu plus précisément le fonctionnement : nous pouvons imaginer que faute d’un personnel enseignant fixe, d’auditoires réguliers et assidus, c’est sous la forme de conférences épuisant un sujet en une séance, que l’enseignement fut transmis la plupart du temps.

Cette Université Populaire devait s’éteindre petit à petit. Dès 1905, nous n’en entendons plus parler, ni dans les archives de la police ou du préfet, ni parmi les militants socialistes ou anarchistes de l’époque.

L’Union Populaire de Victor Coissac : 1909-1913

C’est à travers l’Union Populaire de Victor Coissac [5], ami de Louis Rimbault avant que celui-ci ne monte sa colonie végétalienne à Luynes, que notre histoire se poursuit. La première réunion de l’Union Populaire a lieu à la Bourse du travail le 19 août 1909. Elle est suivie par des anarchistes (Bétesta), des socialistes révolutionnaires (Coignard), des socialistes réformistes... Il s’agit de faire revivre l’Université Populaire de Tours, et donc d’organiser des conférences et causeries contradictoires, de fournir des cours du soir, à la fois professionnels et d’instruction générale, mais également de créer un bulletin bi-mensuel d’informations. C’est grâce à ces bulletins que nous pouvons rendre compte de cette expérience [6].

Dans le tout premier bulletin, qui reprend ce qui a été énoncé lors de la réunion constitutive, voilà la raison qui est donnée pour justifier ce nouvel essai d’Université Populaire :

« L’instruction est indispensable, mais si elle est indispensable il faut savoir ce qu’est l’instruction véritable (...) l’instruction pratique (lire, écrire, calculer) ne satisfait que les besoins matériels ; ils ne sont que les préliminaires de l’instruction et la clef de la science (...) cela ne peut suffire au peuple : Il faut former des citoyens conscients et éclairés (...) L’homme du peuple doit être instruit réellement, qu’il connaisse le milieu où il vit, les phénomènes économiques dont il est le bénéficiaire ou la victime, qu’il puisse discuter le régime politique qu’il subit, qu’il s’affranchisse des préjugés et des erreurs que les siècles ont accrédités »

Cela passe donc par différents apprentissages :

  • La législation générale (c’est-à-dire comprendre « la mécanique du gouvernement actuel »)
  • L’économie sociale (et cela « est d’autant plus nécessaire qu’une Révolution est imminente »)
  • L’histoire (donc les « différentes étapes par lesquelles a passé l’humanité pour aboutir au régime social actuel. » parce qu’il est nécessaire de « parler des causes de la condition misérable du peuple et des efforts réalisés pour s’en sortir »)
  • La science (« lorsqu’elle se borne à décrire les faits »)
  • La philosophie (qui est la « recherche des causes et conséquences, et les explique »)

Il s’agit dès lors de mettre l’ensemble de ces savoirs à la disposition de tous, par l’apprentissage et la vulgarisation, car :

« Devant le jugement et les autres facultés intellectuelles de l’homme, lui faire connaître le monde extérieur dans lequel il vit élargit ses idées, augmente sa liberté et lui ouvre des horizons nouveaux »

Par ailleurs, ces savoirs, préliminaires à une éducation politique, se trouvent complétés par d’autres approches telles que les questions liées à l’alcoolisme, au « légumisme », à l’hygiène, au rôle des parents et du couple (relations matrimoniales, union libre), à la femme (avortement)… On comprend bien qu’il s’agit là de faire « des citoyens conscients et des père de famille éclairés ».

Dès la première réunion, nous savons quelle sera l’organisation de l’Union : deux conférences par mois, suivies à chaque fois d’une discussion contradictoire et d’une partie concert ; mise en place de cours, 7 rue de la Dolve, de 9h à 10h le soir ; et parution d’un bi-mensuel dans lequel serait fourni un compte rendu des conférences et des causeries, mais également des cours sur papier. Ces cours suppléeraient ceux déjà donnés rue de la Dolve, qui sont :

  • Lundi, espéranto
  • Mardi, solfège et musique vocale
  • Mercredi, histoire et philosophie de l’histoire
  • Jeudi, science générale et philosophie des sciences,
  • Vendredi, comptabilité
  • Samedi, législation générale et économie sociale.

Dès 1910, soit sa seconde année d’existence, à l’instar de la Bourse du travail, l’Union Populaire met en place une bibliothèque dans laquelle nous retrouvons Proudhon, Élisée Reclus, Méric, Faure mais aussi Jules Lafargue, Guesde ou Jaurès (cette bibliothèque a compté jusqu’à 164 brochures).

C’est en février 1913 que l’Union Populaire abandonnera les cours du soir et les conférences, par manque de fréquentation pour les premiers et pour des questions d’organisation pour les secondes ; les cours seront remplacés par de simples articles dans le bulletin.

L’Union Populaire aura rassemblé, au plus fort de son existence, en 1912, pas loin de 312 membres. Ceux-ci venaient de milieux très différents, beaucoup d’instituteurs mais également beaucoup de charpentiers, de commerçants, d’ébénistes. Le nombre relativement important de membres aura permis à l’Union de ne jamais manquer d’argent. A sa dernière réunion l’Union était créditrice de 128 Frs.

Au final, il nous est possible de dire que la portée de ces deux Universités Populaires, bien que limitée, n’en a pas moins contribué, au même titre que la Bourse de travail, à une certaine prise de conscience collective du mouvement ouvrier tourangeau. Il s’agissait à la fois de former une conscience autonome de classe, mais également de faire des ouvriers les seuls acteurs de leur libération, comme il avait été prévu lors de la Ière Internationale : l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.

Une nouvelle Université Populaire à Tours : 1924-1946

Le 2 juillet 1924, au 11 rue Jean Macé, Gaston Delavière, dont nous vous avions livré un poème et une biographie il y a quelque temps, préside à la création d’une nouvelle Université Populaire sous le patronage d’Anatole France :

« La société se propose d’aider à l’instruction supérieur du peuple, c’est-à-dire de développer en lui l’esprit critique au moyen de conférences [7], de soirées littéraires et artistiques, de lectures commentées [8], d’excursions, de cours [9] etc. »

En 1925, afin de pouvoir donner des cours, l’U.P. obtient une salle à l’hôtel Torterue, rue de la Grandière [10] avec l’aide financière de la mairie [11]. A ce moment-là l’U.P. peut compter sur 300 membres. Les Causeries sont organisées tous les mardis (petite salle du conseil de révision, à 20h) et les vendredis (grande salle du conseil de révision, à 20h30).

Comme ses grandes sœurs, la nouvelle U.P. développe une bibliothèque ; elle sera ouverte tous les mardis soirs de 20h à 22h. En 1930, ce sont plus de 1 573 livres qui y sont proposés [12].

En 1932, les membres de l’U.P. définissaient leur initiative ainsi : 

« L’Université Populaire de Tours a été fondé en 1924, dans le but d’apporter à ceux qui travaillent, à ceux qui peinent et qui pensent, les premiers éléments d’une culture générale (…) c’est en observant la plus stricte neutralité à l’égard des problèmes philosophiques ou sociaux que pose la vie moderne, que l’UP travaillera utilement à l’émancipation intellectuel du peuple et à sa libération de tant de dogmes et de préjugés qui entravent sa marche vers le progrès »

En 1937, devant la fréquentation toujours plus assidue en son sein, l’U.P. demande à déménager. Ce sera dans les anciens locaux du Grand-Bazar de Tours, 78 rue Nationale. Pour vous rendre compte, d’un coup l’U.P. se trouve doté d’un local de réunion de 116 m2, de deux autres salles (jeux et lecture), et de trois bureaux [13]. Désormais les locaux seront ouverts les lundi, jour de repos des ouvriers, et tous les soirs de 17h à 19h, et de 20h à 22h. Cette année-là, l’U.P. compte 500 sociétaires.

En se basant sur les informations que nous avons de l’Université Populaire de Sonzay [14], qui fonctionnait durant la même période, nous pouvons supposer que l’U.P. utilisait le cinéma comme outil. A Sonzay, par exemple, on comptait une douzaine de séances annuelles de cinéma parlant (avec à chaque fois, un film d’enseignement géographique ou scientifique, un film comique, un film documentaire, un film de fond – exemple, Les Misérables).

Nous savons par un rapport de police de janvier 1946 que pendant la période de l’occupation, seul le service de Bibliothèque a été conservé. Il faut dire que les bibliothèques municipales et de la ligue de l’enseignement ont été incendiées en 1940. Du coup, les lecteurs se trouvent non seulement à Tours mais dans tout le département. Le service était ouvert le dimanche de 10h à 12h, le lundi de 14h à 16h, le jeudi étant réservé au personnel enseignant mais aussi aux enfants. A l’année, il s’agit de 9 000prêts réguliers !

Après 1946, nous n’avons trouvé aucunes références dans les Archives départementales ou municipales. Cela ne signifie pas qu’elle ait cessé existé, loin s’en faut !

Le saviez-vous, il y a, aujourd’hui encore, une Université Populaire à Tours !

Voilà ce qu’on peut trouver sur son site :

L’ Université populaire de Tours est une association loi 1901 créée en 2005 à Tours. Elle s’inscrit dans la mouvance de l’éducation populaire et a pour objet de proposer des activités de diffusion et de valorisation du savoir, gratuites et ouvertes à tous. Elle est animée par un collectif d’habitants de l’agglomération tourangelle selon des principes participatifs et démocratiques. C’est une association indépendante des partis politiques.

Quelques mots pour conclure

En étudiant l’histoire de ces différentes Universités Populaires, il est certain qu’elles furent toutes très différentes les unes des autres, bien que s’inscrivant dans le cadre de l’éducation populaire. La première fut sans doute celle qui se rapprochait le plus du potentiel révolutionnaire que s’accordait à donner à l’éducation Fernand Pelloutier. La seconde fut vraisemblablement plus construite dans l’idée de l’éducation intégrale qui allait pousser Victor Coissac, plus tard, à créer sa propre colonie communiste. La suivante, sous le patronage d’un grand écrivain du coin, semble déjà moins contestataire, plus encadrée dans une certaine mesure. Quant à celle qui existe de nos jours, presque exclusivement liée à l’Université-tout-court, les ouvriers d’aujourd’hui savent-ils seulement qu’elle existe ?...

Condorcet, un des premiers à avoir réfléchit sur cette question, donnait à l’éducation populaire une force émancipatrice très forte. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? L’ U.P. est morte ? Vive l’U.P. !

P.-S.

Sources : Archives Départementales d’Indre-et-Loire (série 4M), Archives et Bibliothèque Municipale de Tours (R -provisoire), Bibliothèque Nationale de France (site Mitterrand).

Notes

[1Militant syndicaliste révolutionnaire, l’organisation de la Fédération des Bourses du Travail fut son œuvre maîtresse à laquelle il consacrera jusqu’à ses dernières forces

[2Georges Deherme, ouvrier sculpteur sur bois et typographe libertaire français. Il crée avec l’aide d’ouvriers de Montreuil-sous-Bois la première université populaire française en 1898. Il fut le directeur de La Coopération des Idées, revue d’éducation sociale. En 1899, il lance un appel à fonder une « Société des universités populaires »

[3A. D. d’Indre-et-Loire, 2075PERU1, L’ami du peuple, numéro du 20 octobre 1904

[4A. D. d’Indre-et-Loire, 1M297, Rapport du 1 décembre 1902

[5Instituteur et auteur de nombreux ouvrages, il est le fondateur de la colonie communiste « l’Intégrale » en Lot-et-Garonne (1922-1935)

[6Ces bulletins sont tous disponible à la Bibliothèque National de France

[7Nous avons retrouvé l’exemple d’une conférence intitulée : Jaurès et l’idée de paix,une autre Les droits de la femme

[8Livres, par exemple commentés : Jollivet-cestelot, Le communisme spiritualiste ; depresle, Anthologie des écrivains ouvriers

[9Par exemple : Histoire de la Touraine

[10Les locaux sont actuellement et intégralement occupés par l’Institut de Touraine

[11Il s’agit d’une aide de 2 800 Frs pour l’installation ; et d’une subvention annuelle de 1 000 Frs

[12Dont 720 romans – Zola, Hugo, Tolstoi, Anatole France, Dumas ; et 240 livres de « sociologie, philosophie, morale » — Delesalle, Marx, Faure, James Guillaume, Jaurès, Kropotkine, Paul Louis, Louis Michel, Pouget, Reclus, Proudhon, Rappopport, Sorel, Rousseau... ; une trentaine d’ouvrages de profession et une centaine de sciences diverses

[13Que l’U.P. se partage avec le Foyer Social et le Siège des Sociétés d’Éducation de Caractère Laïque

[1445 familles adhérentes et 25 adhérents personnels en 1931.