Nous avons vu précédemment comment les copains du XIXème siècle, à Tours, avaient fait de la grève une vraie pratique militante, nous avons vu aussi quels étaient les lieux où on pouvait causer politique sans tâter du gourdin. Au carrefour de ces deux histoires, nous trouvons la Bourse du travail. Nous vous proposons, aujourd’hui, d’en brosser quelques traits.
Tous ensemble contre les exploiteurs
Si c’est en 1891 que les copains mettent sur pieds la Bourse à Tours, ça faisait déjà une paye qu’ils y songeaient. Tenez, dès 1886 il était possible d’entendre le délégué de la chambre syndicale des cordonniers de Tours rabâcher :
Ce qu’il faut, avant tout, c’est que les ouvriers se préparent par le groupement corporatif, par la création de cours professionnels et de Bourses du travail, par l’étude approfondie de toutes les questions économiques et sociales, à prendre en mains la direction de la production...
Si ce n’est pas explicite, ça ! Dont acte.
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C’est le 17 novembre 1891, en parallèle de l’Union des chambres syndicales ouvrières d’Indre-et-Loire, que la Bourse du travail est inaugurée à Tours, 3 place Châteauneuf [1]. Pour la gouvernance, on choisit un Conseil d’Administration où siègent deux membres de chaque syndicat adhérent. Comme ça, pas de jaloux. On laisse à un Secrétaire général [2] le soin de s’occuper des affaires courantes, et Pommier [3] devient le premier secrétaire de la Bourse du travail de Tours. Il annonce :
« Le groupement syndical tend à unir les efforts des travailleurs en vue d’arriver à une amélioration de leur sort en facilitant les placements et en éclairant les ouvriers sur leurs droits et leurs intérêts »
Le ton était donné. Plus tard, les aminches monteront une bibliothèque et réuniront une centaine d’ouvrages [4] pour que tous puissent s’instruire. Faut vous imaginer la chose, enfin les copains devenaient visibles pour leurs semblables !
Durant les deux années qui suivent sa création, la Bourse se structure, petit à petit ; et en 1893, la Bourse de Tours adhère à la Fédération nationale des Bourses de travail :
Désormais le Prolétariat conscient, oubliant les néfastes divisions qui avaient jusqu’à présent paralysé ses espérances, est uni, ne forme qu’un faisceau décidé à travailler plus que jamais à l’émancipation intégrale de l’humanité
Dans la foulée, ça s’organise : des cours professionnels (d’abord chez les tisseurs de soie) et des conférences sont organisés régulièrement ; la bibliothèque, elle aussi, ne désemplit pas, et ça commence à pas mal bouger du côté des placements d’ouvriers. La mécanique est lancée, et bien lancée !
L’année suivante, les camaros décident de doter la Bourse de quatre commissions :
- Propagande (composée de six membres, avec pour objectif la création de syndicats et de liens entre tous)
- Contrôle (composée de huit membres, commission visant l’organisation des grèves, des caisses et de l’agitation contre les projets de lois)
- Statistiques (composée de sept membres, il s’agit de recenser tout ce qui se passe dans le département)
- Finances [5](composée de neuf membres qui surveillent la santé économique de la Bourse)
Avec le Bureau de la Mutualité (placement des ouvriers, aide aux ouvriers gyrovagues, distribution de nourriture...) et le Service de l’Enseignement (bibliothèque, cours), cela fait six outils divers pour mener à bien l’émancipation de tous les travailleurs ! De quoi être optimiste ! Cette année-là, le secrétaire général de la Bourse devient permanent et reste disponible pour les copains de 8h à 20h [6]
Si l’année 1895 est la continuation de l’année précédente, 1896 est une grosse année pour la Bourse de Tours : pas loin de quatre Congrès nationaux sont programmés : le Vème Congrès de la Fédération nationale des Bourses, le IIème Congrès de la C.G.T. [7], ainsi que les Congrès nationaux de la Métallurgie et du Bâtiment. Autant vous dire que les copains n’ont pas chômé cette année-là ! Pommier, en tant que secrétaire de la Bourse de Tours, est de la partie à chaque fois. Évidemment, dans ces conditions, les locaux de la Bourse et la salle du Manège sont utilisés pour recevoir tout le monde.
Et comme tout se passe pour le mieux, dans la foulée, on édite un Bulletin officiel de la Bourse de travail de Tours – dont Pelloutier vantera, par ailleurs, les qualités techniques. Cette année-là, est également créée une caisse de secours pour les ouvriers au chômage en hiver. La bibliothèque et les cours professionnels attirant de plus en plus de monde, le développement de la Bourse se poursuit hâtivement.
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Avec les grèves des années 1898 et 1899, c’est en prestige que la Bourse grandit, et elle peut dès lors se projeter sereinement dans le XXème siècle avec des bases solides et un horizon qui semble dégagé. Durant ses neuf premières années d’existence, la Bourse de Tours sera passée de douze chambres syndicales à vingt-deux, soit un peu plus de deux milles ouvriers en 1899 ! Désormais, si en 1894 la Bourse n’avait pu placer ’que’ 354 ouvriers, ils sont 2338 à bénéficier des placements de la Bourse en 1899 !
En route vers la Première guerre mondiale : les premiers écueils
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L’année suivante, en 1900, la Bourse du Travail obtient auprès de la Municipalité le droit de déménager. Faut dire que ça devenait compliqué de réunir tout le monde dans les petits locaux place Châteauneuf. Elle sera désormais située 35 rue de Bretonneau [8], et pourra compter sur plusieurs salles de réunion et d’archives.
Un an plus tard, Pommier, récemment élu au Conseil Municipal, dans un contexte de vives tensions entre socialistes à Tours comme ailleurs [9], démissionne. Fleury, son dauphin, le remplace au pied levé.
« La Bourse s’attache spécialement à aider au développement des organisations syndicales, à leur fournir des locaux pour leurs réunions, à propager l’idée syndicale, et à étendre l’organisation des travailleurs au syndicat »
Seulement les brouilles entre socialos n’ont pas cessé. Fleury démissionne un an après Pommier, en septembre 1902. Au même moment, la Fédération des Bourses se dissout à l’intérieur de la C.G.T.. Cochet le remplace. Durant deux années il saura calmer les antagonismes locaux pour maintenir la Bourse dans une union relative mais stable. Au même moment, le secrétariat de la Bourse a fusionné avec celui de l’Union des Chambres Syndicales d’Indre-et-Loire. Cochet meurt en 1904, laissant la Bourse en proie aux luttes internes.
Lors des élections qui suivent ce décès, Coignard, proche des révolutionnaires et des anarchistes, est préféré à Fleury. Onze chambres syndicales se désolidarisent alors de l’Union. Voici ce que reprochent les dissidents :
« Un candidat au poste de secrétaire [10] a dit dans une réunion plénière que tous ceux qui avaient un mandat étaient compromis ou prêts à toutes les compromissions – l’on a distribué à la bourse du travail des circulaires libertaires – ou que M. le Maire, les Conseillers Municipaux de Tours étaient diffamés, calomniés, ou que les votants étaient traités de fous, ceux qui acceptent un mandat d’idiots ou de canailles. (...) cette campagne était encouragée par les membres qui restent à la bourse. Nous ne voulons pas dire que tous les travailleurs qui sont organisés dans les syndicats qui sont restés dans l’Union partagent les principes d’idées libertaires mais tout au moins ceux qui accueillent, la dirigent. »
La Bourse du travail leur ferme la porte. Pommier, désormais au conseil municipal de Tours [11], attendu que la subvention à la Bourse n’est pas encore versée, use de son influence pour inféoder la Bourse à sa politique. Griffuelhes [12], mandaté par la C.G.T., vient à Tours, mais les unionistes refusent sa conciliation sous prétexte qu’il donne raison à la Bourse du travail. Finalement, c’est la municipalité qui a le dernier mot : tous les syndicats ouvriers de Tours doivent pouvoir utiliser les locaux de la Bourse. Autrement dit, il ne sera plus nécessaire d’adhérer à la Bourse pour participer au Conseil d’Administration ! Même les cathos ou les syndicats patronaux pourraient avoir droit de cité parmi les copains ! Ce qui fait dire à Coignard :
« La Bourse ayant perdu son indépendance à cause des conditions qui lui ont été imposées par le conseil municipal lors du vote de la subvention 1905, n’est plus adhérente à aucune organisation centrale et par conséquent ne peut adhérer à aucun congrès [13] »
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Cela, n’empêche pas les frangins, en 1906, de proposer quatre cours professionnels (tisseurs de soie, couvreurs, tailleurs d’habit et lithographes), pour une soixantaine d’élèves adultes. Rajoutez des cours de philosophie et d’esperanto, une bibliothèque riche de plus de 260 volumes, et vous comprendrez que, malgré tout, la Bourse roule plutôt pas mal. Tout cela fait dire au commissaire de police de Tours :
« La Bourse du travail prend tous les jours de plus en plus d’extension, le besoin de cette institution est aujourd’hui rentré dans les mœurs (…) un grand nombre d’ouvriers, qui n’adhèrent pas à l’un ou l’autre des syndicats, se présentent tous les jours soit pour des renseignements, soit pour demander l’appui du secrétaire. Les syndicats eux-mêmes sont habitués à se servir du concours du secrétaire de la Bourse pour les seconder dans leur action ; et ce concours, est aujourd’hui indispensable ».