Balade à travers les lieux de causeries à Tours à la fin XIXe et au début XXe siècle

Alors que le mouvement Nuit Debout, à la suite d’Occupy Wall Street ou des Indignados d’Espagne, suit une logique d’occupation de l’espace public, il faut se souvenir que cette volonté d’occupation a toujours été au cœur des pratiques militantes et syndicales. Petit tour d’horizon de ces espaces de causeries à Tours au XIXe siècle.

Ce n’est pas le tout de vouloir convaincre, mais pour se faire, il faut un lieu. Un endroit où rameuter à la fois les copains et celles et ceux qu’il faut toucher. On se souvient tous, cours d’histoire obligent, de la salle du Jeu de paume où les représentants du peuple (sic), pour une fois réunis, s’échappait de la royale main-mise. Mais voilà, Paris, c’est bien, mais Tours c’est mieux ! Nous avons, nous aussi, ici, des lieux d’histoire, des lieux où le tout-venant, comme les grands apôtres, sont venus échauder leurs oreilles aux harangues de nos militants locaux – ou pas. En voici quelques uns…


La Salle du Manège

La Salle du Manège n’est certes pas la plus grande salle où se réunissaient les copains mais il s’agit sans doute de la plus représentative - et, très subjectivement, de la plus importante. Elle restera d’ailleurs la plus utilisée jusqu’à l’arrivée de la Bourse du Travail qui s’en servira au long cours.

La Salle du Manège trouve son origine à l’époque napoléonienne où beaucoup d’hommes montaient à cheval. En pleine ville, un manège à ciel ouvert, pour l’apprentissage et l’entraînement, est alors créé à l’angle nord-est de l’église Saint-Julien ; il mesure 27 x 16 mètres. Proche du Pont de pierre, il est voisin des deux principaux axes de la ville : la rue Nationale et l’axe est-ouest (la rue Colbert). Inutilisable par mauvais temps, ce manège à ciel ouvert est remplacé, sous la Restauration, en 1825 - 1827, par un bâtiment utilisable en hiver et mesurant 23,5 x 16 mètres. A partir de 1848, le lieu commence à être utilisé pour des réunions politiques, mais c’est surtout à partir de 1887 que la salle est aménagée pour des réunions : la municipalité va dépenser 2 500 francs (considérant que le salaire d’un ouvrier à l’époque, en moyenne, était de 50c/h, cela correspond à plus de 16 mois de travail pour un ouvrier !) pour le parquet, les bancs et les colonnes pour soutenir la tribune. La salle pouvait alors compter sur 600/800 places.

Il est intéressant de noter le parallèle qui se dégage de l’utilisation de ce manège comme d’une tribune politique avec le manège construit par Louis XV à Paris : la Constituante de 1789, la Législative puis la Convention y siégeront. De fait, à Tours, la salle du Manège sera principalement utilisée par les socialistes, les communistes et les anarchistes ; la première réunion publique, datant de 1889, cherchera, justement, à célébrer la Révolution française. Il s’agit donc d’un lieu dont le symbole est fort, situé à un endroit stratégique (rappelons en outre que, jusqu’en 1904, la mairie de Tours était abritée dans l’abbaye Saint-Julien), permettant des réunions d’importance mais également participatives (en 1899, lors des différentes grèves, la salle du Manège servira de base arrière pour les grévistes). La haute société tourangelle ne s’y est pas trompée : elle n’y a jamais mis les pieds ; quant aux quelques monarchistes et autres libéraux l’ayant fait, ce n’est qu’à de très rares occasions, souvent en contradicteurs, et ils y furent très souvent reçus comme il se doit.

Pour la grande histoire, cette salle est importante pour plusieurs raisons. Rappelons, pour commencer, que c’est dans cette salle, que le 4 septembre 1892, Fernand Pelloutier, délégué des Bourses du Travail de la Loire-Inférieure, présenta à la Fédération des travailleurs socialistes, une résolution proposant la grève générale révolutionnaire comme moyen d’action.

« Lorsque les grèves s’étendent, se communiquent de proche en proche, c’est qu’elles sont bien près de devenir une grève générale et une grève générale, avec les idées d’affranchissement qui règnent aujourd’hui, ne peut qu’aboutir à un grand cataclysme, qui ferait faire peau neuve à la société. »

Cette « résolution de Tours », point de divergence chez les socialistes d’alors, devait entraîner, à terme, la séparation définitive en France de l’action syndicale et de l’action politique, des socialistes parlementaires et des autres.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là ! Le Congrès de la Section Française de l’Internationale Ouvrière de 1920 a lieu dans cette même salle ! Peut-être la voix de Pelloutier portait-elle encore, néanmoins c’est ce congrès qui vit la naissance du Parti Communiste Français. Souvenez-vous, c’est dans cette salle que le 27 décembre de cette année 1920, Léon Blum, futur chef du gouvernement français, s’écriait :

« La conquête des pouvoirs publics, qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie : prise de l’autorité centrale qui, actuellement, s’appelle l’État, par n’importe quels moyens, sans que ni les moyens légaux, ni les moyens illégaux soient exclus. (Applaudissements, bruit) C’est la pensée socialiste. »

Cela ne devait pas suffire pour éviter la scission d’avec les communistes. Un an plus tard, conséquence de cette séparation, la Confédération Générale du Travail elle-aussi se scindait avec la création de la CGT-U (pour Unitaire) proche des communistes.

La salle du Manège, une salle radicale ? Aujourd’hui, il ne reste plus aucune trace de l’édifice. Allez savoir pourquoi...

Le cirque de Touraine

En 1927, Edouard Daladier devenait président du parti radical-socialiste ; à Tours, la salle du Cirque de Touraine disparaissait. Cette salle était la deuxième salle de Tours, à la fois par le nombre de place (1400 places), mais également par la fréquence de ses meetings politiques. Là où la Salle du Manège donnait à l’ensemble une proximité sans doute importante pour les réunions locales, la salle du Cirque donnait un porte-voix plus grand aux tribuns nationaux.

Depuis 1865, année de son inauguration, Tours disposait d’un cirque permanent situé sur l’actuel quai Malraux, tout à fait sur les bords de Loire – comme le montre très bien la photo ci-dessus. Ce cirque, édifié en briques et en bois, initialement appelé « cirque Napoléon » – rappelons qu’à la même époque, la « rue Nationale » était nommée Rue Royale –, devait être aussi fragile que s’avérera précaire le régime napoléonien. Il fut reconstruit, pour partie en pierre, en 1884, par Marcel Boille (maître de l’œuvre) et Henri Racine (architecte). Le nouveau bâti sera alors conçu sur le modèle des cirques fixes Rancy (forme circulaire avec un chapiteau de cirque traditionnel). Les spectacles pourront désormais braver les intempéries et l’humidité ambiante sans coup férir ! Républicanisme aidant, avec l’usage commun, le nom changea en « Cirque de Touraine » [1].

Une étude approfondie des interventions politiques nous permet de dire que le Cirque était principalement loué quand des personnalités d’importance venaient. Ainsi, entre 1882 et 1905, Louise Michel y donna neuf conférences (la première, en 1882, traitait « Du progrès social et du rôle de la femme »), Sébastien Faure, onze conférences. Durant l’une d’elles, le voilà qui jette :

« Nous avons l’inébranlable certitude que, lorsque l’Etat, auquel s’alimentent toutes les ambitions et rivalités, lorsque la propriété qui fomente la cupidité et la haine, lorsque la religion qui entretient l’ignorance et suscite l’hypocrisie, auront été frappés de mort, les vices de ces trois autorités conjuguées jettent au cœur des hommes disparaîtront à leur tour. »

Nous n’oublions pas non plus les débats animés par Ernest Girault ou Dhorr, les spectacles donnés par Jean-Baptiste Clément et Montéhus ; et il va sans dire que les socialistes plus conventionnels comme Jaures (cinq interventions) ou Guesdes (deux interventions), voire Millerand et Paul Brousse, s’y sont bien évidemment rendu.

Cependant, jamais la salle du Cirque de Touraine ne prendra l’importance qui pouvait être celle de la Salle du Manège à la même époque.

La salle du Théâtre français

La construction du Théâtre français fut entreprise en 1884 pour remplacer le Théâtre municipal victime d’un incendie quelques mois auparavant. Il s’agissait de la plus vaste salle de spectacle de Tours (1800 places).

Rarement loué, le théâtre coûtait relativement cher. Il ne s’embarrassait que des événements nationaux, comme les meetings de campagne de la SFIO, ou la venue de Jaurès au temps de sa splendeur.

Bien sûr, cela n’empêchait pas d’autres orateurs de venir y chercher la contradiction, comme nous le montre, par exemple ce tract de 1897 :


Les salles plus petites

Évidement, une fois passés ces grands espaces, il y a tous les autres lieux de vie. Dans les archives, nous avons pu trouver, majoritairement, ces quelques salles :

Salle Saint-Eloi, Rue de Giraudeau
Salle Lambat, 16 rue Raspail
Salle Legrand, 18 rue de Paris
Salle Daubterre, Rue du docteur Fournier
Salle Brunet, 6, boulevard Béranger

Ces salles sont géographiquement très éloignées et permettent d’englober la quasi-totalité des quartiers de Tours : les Halles, le quartier de La Fuye, Blaise Pascal et le quartier des Prébendes.

Nous pourrions alors imaginer, dans une stratégie propagandiste assez orwelienne, que les grandes salles étaient utilisées pour englober l’ensemble de la population de Tours (et les plus riches, pour ceux que ça intéressait) et les plus petites pour faire participer très localement les différents quartiers. Cela devait permettre une propagande à double échelle au sein même de la commune de Tours.

Nous pourrions ajouter que cette visibilité à double échelle, ville/quartier, a certainement été suppléée par une troisième échelle : celle des militants et des sympathisants. Il ne s’agissait alors plus de s’adresser aux habitants de Tours ou aux habitants du quartier, mais de permettre aux habitués de parler entre eux et de donner un repère fixe à tous les autres. C’est là le rôle des débits de boisson.

Les débits de boisson

Après recherches, voilà ce que nous avons pu trouver comme espaces de vie chez les militants tourangeaux au XIXe siècle :

Café St-Julien, 10 rue Paul Louis Courier
Restaurant Populaire, 11 place du grand marché
Café Saint-Julien, 23 rue Colbert

Il n’est alors pas anodin que ces lieux de rendez-vous soient sur l’axe est-ouest, entre les Halles et le quartier de la Cathédrale, axe autour duquel la quasi totalité des militants se trouvaient (il s’agissait des quartiers les plus pauvres – avec le quai Paul Bert). Nous avons également trouvé de nombreux rendez-vous donnés dans les endroits suivants :

Salle du café Ulrich, Rue de Bordeaux
Salle du café de l’Europe, 3 rue Colbert
Salle du café Duchenne, Rue Giraudeau
Salle du café Mizoly, 3 rue du Pont Neuf
Salle du café de l’Étoile, Rue du nouveau Calvaire
Salle du café de l’Unité, 32 rue Jules Charpentier

Si ces différents points de rendez-vous ne semblent pas posséder la régularité des autres points de rendez-vous, cela reste significatif d’un état d’esprit. Rappelons simplement un fait : entre 1875 et 1914, les ménages ouvriers utilisent environ 10% de leur budget total pour les boissons alcoolisées. Cela représente pour un ouvrier une consommation quotidienne d’ 1,24 Frs. Comme le souligne Michelle Perrot : « le bistrot [...] rythme la vie quotidienne : le coup de 4h, la tournée de quinzaine, les libations du « quand-est-ce ? », offertes pas le nouvel arrivant  ».

Le bistrot, c’est un espace public de convivialité rassurant, un espace de communication et d’échange culturel ; c’est également un espace de détente où le tabou social de l’environnement est diminué ; c’est évidemment un lieu de diffusion des pensées et de nouvelles, c’est le lieu de rencontre... Au XIXe siècle, le café est le point central, névralgique de la politique. A Tours, c’est au café des Caves, 73 rues des Halles, que l’idée d’une Bourse du Travail sera finalement actée.

C’est ce qui a amené cette même Michelle Perrot à parler de « Bistrocratie » de la IIIe République : l’absence de locaux en propre proposait l’avantage de la mobilité et de la simplicité (notamment économique), il s’agissait du lieu habituel de l’ouvrier (ainsi, le journal Le Réveil lance-t-il en 1913 un jeu – ressemblant un peu au jeu de l’Oie – intitulé De l’atelier à la maison, un itinéraire sinueux qui doit guider l’ouvrier ; on compte alors pas moins de 32 estaminets pour faire obstacle contre à peine 20 autres établissements d’espèce différente).

Le bistrot est donc une vraie institution ; n’oublions pas que, dans le Le grand Métingue du métropolitain , chanson parmi les plus connues et les plus chantées à l’époque, c’est après avoir vidé plus d’une bouteille que le protagoniste va retrouver Basly et Camélinat au grand meeting pour la grève.

Alors, à Tours, à quand le coup de l’étrier ?

La prochaine fois nous parlerons d’un des espaces les plus important pour les ouvriers de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, j’ai nommé la Bourse du Travail de Tours.

P.-S.

  • Archives Municipales de Tours, série R2
  • Pour les photos : Archives Départementales d’Indre-et-Loire & Gallica
  • A lire, Raymond BAILLEUL, La salle du Manège à Tours, son histoire : Aspects de la vie démocratique, 2003 (disponible à la bibliothèque
  • Pour le cirque de Touraine, voyez cet article

Notes

[1Officiellement « Cirque de la Touraine », à l’usage il perdra l’article