Petite histoire partisane des grèves à Tours au XIXe siècle Partie II : de 1884 à 1900, l’arrivée de la Bourse du Travail

Où en étions-nous ? Ah oui ! 1884 ! La loi qui autorise les syndicats en France. A Tours, les années qui suivent sont des années de rodages. Entre sociétés corporatives d’appuis mutuels et chambres syndicales, ça s’organise petit à petit. On commence doucettement à causer de « l’émancipation du prolétariat », du contrôle de la production, de la formation professionnelle et de bureaux de placement syndicaux. La plupart des copains se choisissent un débit de boisson comme siège social, et le tour est joué. Faut dire qu’on a pas vraiment confiance dans les pouvoirs publics. Allez savoir pourquoi. En 1891, c’est 20% des ouvriers de Tours qui semblent syndiqués, ce qui est plutôt pas mal.

1891-1892 : La Bourse du Travail arrive à Tours

Cette année-là, voilà que ça rechigne à turbiner : à la manufacture Ducrot (cordonniers) une grève se prépare. Les ouvriers cessent le travail et protestent contre la réduction des salaires et l’installation d’une machine outil. Pas bêtes, les bougres, ils avaient déjà compris que la mécanisation allait de pair avec la dépossession de leur savoir-faire, et donc très concrètement avec une précarisation de leur condition. La grève comptabilisera 108 grévistes sur 220 ouvriers. Le ton monte rapidement avec le patron et les ouvriers ébénistes de Tours jouent la solidarité à travers des dons (argent, nourriture). Bientôt, ce sont les copains d’Angers, de Nantes et du Mans qui viennent en aide aux camarades grévistes. Voilà qui fait envie : une réelle solidarité inter-régionale d’abord et inter-professionnelle ensuite. Au final, cette grève, si elle donne un sursis aux cordonniers de la manufacture, voit 20 grévistes se faire renvoyer. Mi figue mi raisin, donc. En revanche, voilà que le mouvement est lancé à Tours : dans la foulée les syndicats cherchent à se réunir, d’abord en Union des chambres syndicales ouvrières d’Indre-et-Loire (1er mai 1891), puis en Bourse du Travail (15 novembre 1891). Avec la pérennisation de cette dernière, c’est un lieu dédié, un espace permanent, à Tours, qui est là pour penser et organiser les luttes sociales. Pas mal, non ?

Photo prise devant la Bourse du Travail de Tours, on reconnait le drapeau de la Bourse tout derrière

L’année suivante, 1892, est une chouette année : trois grèves ouvrières à se mettre sous la dent. D’abord, les camarades tanneurs de la tannerie Desaché-Blin s’indignent contre la volonté patronale de repasser au « salaire aux pièces ». Pratique pour le patron qui créé des disparités entre les ouvriers et qui force le productivisme (tout en faisant des économies), destructeur pour l’ouvrier sur tous les plans. On comprend mieux pourquoi nos patrons d’aujourd’hui cherchent à revenir à ce principe. La grève durera un mois et les grévistes seront soutenus financièrement par l’Union – ce qui aide au grossissement de la mobilisation. Au bout du compte, c’est une victoire pour les travailleurs : le « salaire horaire » est maintenu, et le cuir de nouveau produit. Quelques semaines plus tard, ce sont les cordonniers de la maison Mary-Bouyer qui se mettent en grève : elle durera du 28 mars au 4 avril. Comme pour les camarades de chez Ducrot, ils luttent contre la machine-outil et les baisses de salaire afférentes ; là encore les aminches obtiennent gain de cause. La troisième grève de 1892 est celle des ébénistes : 9 établissements sont touchés à Tours et ses environs ; les ouvriers réclament une hausse des salaires et la journée de 10h – la journée de 10h ! Trois meneurs sont renvoyés et la chambre syndicale dissoute. Première défaite collective mais première revendication de politique générale avec la journée de 10h. Rappelons quand même qu’à cette même époque on se battait pour la journée de 8h un peu partout en France et à l’étranger. C’est dire combien les revendications de nos compagnons d’alors étaient pourtant « raisonnables ».

1893-1896 : Les premiers pas de la Bourse du Travail

Avec l’arrivée de la Bourse du Travail, entre 1893 et 1894, les chambres syndicales se multiplient à Tours. La coordination entre corporations s’en trouve renforcée. Durant cette même période, alors qu’aux tanneries Bienvenu, Aubin et Gandu-Rocheron, une nouvelle prise d’otage des loqueteux (81 travailleurs sur 132) pousse le patron à penser à installer des machines vapeurs dans les ateliers, deux grèves sont recensées à Tours. Il y a d’abord les 20 ouvriers galochiers de la fabrique de M. Lefevre qui réclament, en 1893, 29 jours durant, une augmentation de salaire ; c’est la Fédération via la Bourse du Travail qui conduit les négociations. Les grévistes sont aidés par la caisse de la chambre syndicale. C’est une nouvelle victoire, bien que l’augmentation soit minime. La seconde grève concerne les copains couvreurs. Ils arrêtent de bosser le 20 novembre 1894 et ne reprendront que le 17 décembre. Dès le 18, ils s’étaient réunis à la Bourse du Travail pour causer. Mal leur en a pris ! les voilà qui prennent du poil de la bête ! Sur les 30 patrons du coins, tous sont touchés. 75 grévistes sur les 90 que comptent les environs. Toujours ce fameux problème du salaire. Les copains demandent d’être payé 0.60c par heure. Au bout du compte, ils obtiendront 55c [1]. Dans l’coup la Bourse les avait placé à Nantes ou Angers, histoire de pas crever de faim plus que d’habitude. Et Le Messager d’écrire :

« il y a donc des desiderata légitimes dans la protestation que nous adressent les ouvriers couvreurs »

Sans blagues ?! Pour un peu les voilà qui reconnaitraient la pénibilité du travail ! - C’est vrai que comme journaleux, la pénibilité est surtout pour les autres...

Atelier de confection à Tours

L’année suivante, une seule grève à l’actif de nos amis, celle des ouvriers tisseurs de soie de la maison Demonté. Le patron voulait fabriquer un article nouveau, ce qui devait engager un travail spécial de la part de nos copains, et comme le salaire était aux pièces... Les ouvriers craignaient donc de ne plus gagner leur journée habituelle. Hop ! Direction la Bourse du Travail, et de là-bas mise en place de la grève ! 100 % de gréviste du 16 au 18 mars ! Le patron recule, et les tisseurs repartent tisser.

Usine Mary-Bouyer à Tours

En 1896, dès février, les ouvriers cordonniers de la maison Mary-Bouyer se mettent en grève. 52 ouvriers sur 100 refusent de travailler, 14 jours durant. Les copains bossent à la pièce, et un nouvel article provoque le litige. Le maire intervient. Dans le même temps, la Bourse fournit une aide de 4000 Frs aux grévistes via les syndicats. L’article sera finalement retiré, mais une dizaine de copains devront partir après la reprise ; et Mme la patronne de s’écrier

« il est tout naturel que je garde chez moi les ouvriers qui n’ont pas fait grève ; c’est leur récompense »

Mauvaise perdante, vous en conviendrez. Autre récompense pour ceux qui restent, une nouvelle machine, comme ça, point de grève des outils et perte des savoirs-faire. Une vraie humaniste ce praton-là, tiens ! Et voilà que les ouvriers maréchaux s’y mettent du 16 au 19 mars (16 grévistes sur 23 ouvriers) ; ils demandent la journée de 11h et 1h de pause déjeuner, les goinfres ! C’est un échec, et onze seront renvoyés vers la misère. Durant l’année on entend Pommier, secrétaire de la Bourse, s’écrier

« Camarades (…) , si vous êtes en grève, dites-vous que c’est vos patrons qui l’ont voulu (…) Eux seuls sont responsables de tout ce qui peut arriver. Courage et confiance dans la solidarité ouvrière qui ne vous fera pas défaut ! »

Plus tard dans l’année, et tandis que les bûcherons de la forêt d’Amboise se la coupent douce en refusant le turbin mal payé, à la maison Simonnet, aux beaux jours du mois de mai, 12 ouvriers cordonniers et sabotiers sur les 15 de l’atelier se rebiffent pour un meilleur salaire. Quinze jours durant ils font pression : payés à la pièce, les voilà qui veulent élever le produit de leur 10h de travail quotidien à 0,80c. C’est de trop, mon ami ! Finalement, ce sera 0,40c ! Le temps que cela se règle, les grévistes seront aidés via une souscription qui transite par la Bourse.

1897-1899 : La Bourse du Travail devient l’épicentre du mouvement ouvrier tourangeau

Entre 1897 et 1898 quatre grèves fleurissent. La première concerne les ouvriers tisseurs. Du 12 mars au 14 avril, près de 50 % des travailleurs de la Maison Ruze et fils cessent le travail. Tout ça à cause d’un contremaître qui se la jouait façon bouledogue. Toujours premier à tirer sur les copains du syndicat et sur la tarif syndical ! Et v’là qu’le zig fiche dehors un pauvre bougre !… Alors on demande la réintégration du copain et le départ du clébard ! Quoi de plus normal ?! Là encore la Bourse intervient, et file 3frs par jours aux grévistes. Pas de quoi fanfaronner mais assez pour tenir. Le copain est réintégré. Plus tard dans l’année, ce sont les ouvriers menuisiers qui s’y collent ! Pendant 46 jours, en 1897, d’août à octobre, avec l’aide de la Bourse qui aidera à placer les grévistes dans les environs, ils lutteront pour la journée de 11h et une revalorisation salariale. 250 ouvriers sur les 300 suivent le mouvement. Les négociations aboutissent avec 5c par heure de plus et une modulation dans les horaires. La contrepartie, ce sont les 40 copains qui sont remerciés. Et le commissaire dans sa note au préfet de conclure : « cette grève a amélioré le sort des ouvriers ». On pourrait presque croire que ça l’emmerde, tiens ! Chez les ouvriers boutonniers de chez Beaunnier, la grogne commence parce que les aminches voulaient finir plus tôt, à leur décharge, Beaunnier voulait les faire bosser de 16 à 18h sur un ouvrage moins rémunérateur. Les 12 grévistes sont virés, mais la Bourse fournira par placer les 12 malheureux. L’année suivante, en 1898, alors qu’à la fabrique de boutons de Langeais on perdait 1/20e de son salaire et que 6 des 10 mouleurs de sable de la fonderie Richard à Bléré étaient virés ; la fabrique Boucher-Plaçais à Tours connaissait cinq jours de grèves. Une nouvelle machine devait remplacer 30 ouvriers. Sang dieu ! Si c’est pas une provocation, ça ?! 100 ouvriers sur les 150 de la maison décident de bloquer la production et demandent la hausse du prix à la pièce : 13c de mieux. C’est une victoire ! Elle en préfigure d’autres.

Tract appelant à une réunion de préparation à la grève des ouvriers tailleurs de pierre

En 1899, la loi sur les accidents du travail, loi qui donne la responsabilité aux patrons, passe mal à Tours : le patronat cherche à financer cette loi en prélevant une taxe (2c par heure) sur le salaire des ouvriers. Derechef, les frangins du bâtiment se réunissent à la Bourse et la grève est votée massivement. Dans la foulée les ouvriers des maisons Bordes, Delataille et André rejoignent le mouvement ; puis ce sont les tailleurs de pierre, couvreurs et maçons qui cessent tout travail. C’est l’hécatombe : le 5 juillet, plus aucun chantier ne fonctionne. Allons ! Des copains sont dépêchés à Monnaie, Châtellerault, Cérelles pour débaucher leurs semblables. Le 16 juillet, il y a 453 grévistes à Tours (au plus fort, 366 maçons, tailleurs de pierre et manœuvre ; 112 charpentiers). La presse bourgeoise s’en donne à cœur joie :

« Ils sont donc au dessus de la loi, les satellites du citoyen Pommier ? »

Savoureux quand on sait que c’est justement pour faire appliquer la loi que les copains manifestent… « et tolérera-t-on qu’un commissaire de police ne puisse assurer l’ordre de la rue ? » La justice sociale n’est pas à l’ordre du jour. Des meetings sont organisés, 600 spectateurs se déplacent à chaque fois. Alors que les négociations sont tendues, les ouvriers charpentiers cherchent à empêcher les non grévistes à aller chercher du travail, manifestent et vont même tenter d’investir différents logements (5 inculpations d’ouvriers). Côté pile, c’est une victoire : non seulement il n’y aura pas de retenu sur salaire et mais ceux-ci sont augmentés. D’après les rapports de police :

« La grève (...), au point de vue syndical, [a connu une grande] influence parmi les ouvriers car ceux-ci se sont syndiqués »

Côté face, sur les 453 personnes mobilisés, 100 seront virés comme meneurs.

Le début d’un nouveau siècle arrive enfin ! A Paris, c’est l’exposition universelle, à Tours les couvreurs remettent le couvert ! En février, 58 grévistes montent sur le pont, 21 patrons sont touchés ; ils réclament une augmentation de 5c de l’heure. Quoi de plus légitime quand on est en bas de l’échelle ? Allez, hop ! 24 heures de grève et c’est dans la manche ! Doucettement, l’été arrive sur la Loire, et voilà que les monteurs de chaussure de chez Mary-Bouyer font encore des leurs. Quand accepteront-ils la machine outil ? Mais comme on n’est pas un mauvais bougre, du côté du patron, on propose 7c par heure de plus pour les fillettes qui y bossent, 6c pour les enfants. Une vraie fibre humaniste, je vous dis, ce M. Mary-Bouyer. Vous comprendrez alors que deux copains se soient un brin échauffés. Renvoyés séance tenante, avec mise à l’amende ! Quant aux autres copains ils seront tous remplacés en interne mais également tous placés par la Bourse. Et le patron de rejeter la faute sur ses ouvriers : « la machine à monter était indispensable puisque mes ouvriers avaient refuser le mode de travail qui pouvait la remplacer », allons bon, de bien mauvaises têtes ces ouvriers ! Et on s’étonne qu’ils aient « craché » au visage de leur patron ?! Le début d’un nouveau siècle arrive, et voilà le temps de la machinisation à outrance.

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

C’est ainsi qu’à l’orée du XXe siècle le mouvement syndical de Tours est à son apogée. Bientôt la Bourse du Travail comptera pas loin d’une trentaine de chambres syndicales en son sein. Elle comprendra un service de la Mutualité (bureau de placement gratuit, secours de route ; l’hiver, elle offre des bons de pension alimentaire, des bons de pains, des distributions aux miséreux), un service de l’Enseignement (bibliothèque, cours professionnel), un service de la Propagande (création de syndicat, un secrétaire permanent, bureau de liaison), et un service de la Résistance (organisation des grèves, des caisses, de l’agitation contre les projets de lois) ; réalisant en partie un des vieux rêves de l’Internationale, c’est-à-dire l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes.

P.-S.

  • Pour les informations et les images : Archives Départementales d’Indre-et-Loire, séries 10M, 1M, 4M et Collections de Touraine pour les images

Notes

[1A cette époque la livre de pain coûte 15c, ce qui équivaut, à peu près, à deux baguettes d’aujourd’hui. Pour une journée de travail à 55c/h, les ouvriers pouvaient donc, avec leurs 11h de travail, acheter environ 40 baguettes. Aujourd’hui, le Salaire Minimum est sensé garantir un salaire d’environ 7 euros net par heure travaillée. En faisant le même nombre d’heures que nos aînés, un ouvrier pourrait donc s’offrir ; pour une journée de travail, plus de 85 baguettes ! Vous comprendez dès lors combien ces 55c/h la journée, ce n’était pas cher payé !