Université, portraits de « précaires » : Sandra

A l’Université de Tours, le mouvement engagé en avril dernier par le collectif des précaires se poursuit. Il s’inscrit dans une dynamique nationale : dans toute la France, d’autres collectifs tirent la sonnette d’alarme à propos de la situation du personnel contractuel. Pour cette rentrée 2014, certains précaires de Tours et d’ailleurs ont accepté de témoigner. Ils racontent ce qu’est concrètement la précarité à l’université. Après Marc et Thomas, voici le troisième portrait de cette série : celui de Sandra, secrétaire en colère. Ce portrait a été publié sur le site Terrains de Luttes.

Sauver l’université face aux réformes de ces dernières années passe par la dénonciation de leurs conséquences désastreuses sur les étudiants et les enseignants. Plus rares sont en revanche les voix qui s’élèvent pour rappeler combien les personnels administratifs les subissent également de plein fouet. Pourtant, depuis près de deux ans maintenant, des secrétaires d’une université tentent de se faire entendre. J’ai pris contact avec Sandra qui avait laissé ses coordonnées sur un tract que les secrétaires avaient distribué devant l’université pour exposer leurs revendications et j’ai réalisé avec elle un entretien sur son travail et les raisons de sa mobilisation. Sandra est une secrétaire en colère, très en colère même. Pourtant, comme elle l’explique à la fin de l’entretien, elle ne s’était jamais imaginée revendiquer un jour.

« Je suis responsable administrative du département »

Sandra est la seule secrétaire de son département au sein de cette université. Elle aime son travail qu’elle trouve « intéressant, très intéressant même ! ». C’est elle qui, dans le département, s’occupe « de A à Z » des 160 étudiants qui s’y inscrivent en licence 3 ou en master : elle réceptionne les candidatures, prépare les dossiers pour la commission d’admission, répond à tous les candidats acceptés ou refusés, prépare les dossiers pour l’inscription administrative puis gère à son niveau l’inscription pédagogique comme les choix des enseignements par les étudiants. C’est aussi elle bien sûr qui répond à tous les courriels quotidiens de demande de renseignements sur la formation, qui met en ligne les documents sur le site : ceux pour l’inscription mais aussi les maquettes qu’il faut d’abord vérifier, puis coder pour les saisir sous la plateforme administrative et informatique de l’université (apogée).

Si la gestion des inscriptions pédagogiques est au cœur de son poste de travail, celui-ci ne s’y résume pas. Sandra a également en charge « la logistique » : c’est elle qui gère le budget, fait les commandes, les réceptionne ou encore réserve les salles. Elle s’occupe également de toutes les conventions de stage des étudiants et de l’organisation des soutenances de mémoire de master. Au quotidien, c’est aussi elle qui s’occupe des enseignants intervenant de manière ponctuelle dans les formations (le plus souvent des professionnels venant faire quelques heures de cours) : elle fait leur dossier pour le paiement des heures, réserve leur billet de train, les accueille… Récemment, le département a passé des partenariats avec d’autres formations similaires en France et envisage de le faire avec l’étranger : il a donc fallu préparer les dossiers, mais aussi être présente, organiser les réunions, les repas au restaurant… pour les délégations en visite. Pour faire son travail, Sandra arrive vers 8h30-9h00 le matin et repart souvent vers 19h. Elle ne s’en plaint pas : elle apprécie tout ce qui fait son métier et notamment cette position de coordinatrice, de charnière entre les enseignants, les étudiants, les invités d’autres formations françaises et étrangères. Elle est fière de faire partie de l’équipe qui accueille les étudiants pour la réunion de rentrée et n’hésite pas à se présenter comme la « responsable administrative du département ».

« Les futures clochardes de l’université ! »

A lire ce qui compose sa situation de travail, on pourrait croire que cette secrétaire est presque cadre ou du moins occupe une position intermédiaire au sein du personnel administratif. Mais il n’en est rien. Comme beaucoup de secrétaires à l’université, et plus largement de la fonction publique, Sandra a été embauchée en 1994 sur un poste de catégorie C – la catégorie la plus basse de la fonction publique, réservée au personnel d’exécution. Après 20 ans de bons et loyaux services pour le département où elle travaille, elle gagne aujourd’hui 1 490 euros bruts mensuels (le smic est à 1 445 euros bruts). Mais ce n’est pas tout. Sandra a 63 ans et aimerait partir en retraite. Comme nombre de catégories C de la fonction publique, elle a été embauchée comme contractuelle sur le poste qu’elle occupe toujours aujourd’hui : elle a travaillé pendant 9 ans sous contrat à durée déterminée (contrat emploi solidarité, contractuelle du rectorat, de l’université…) jusqu’à ce qu’une vague de titularisation lui permette d’accéder au statut de la fonction publique en 2003. C’est submergée par l’émotion que Sandra me montre le document où se trouve estimée sa pension retraite : si elle part en retraite cet été, elle y a droit, elle touchera une pension de… 404 euros par mois. Si elle attend encore un an, elle aura droit à 667 euros par mois et si elle pousse jusqu’à ses 65 ans elle pourra prétendre à 681 euros par mois (le minimum vieillesse est de 792 euros par mois). Sandra s’emporte enfin : « On peut vivre de ça ?! Ca c’est pour préparer des futures clochardes, des futures clochardes de l’université ! »

« Je n’ai jamais gagné si peu et travaillé autant »

Comme tous les personnels de catégorie C de la fonction publique, Sandra n’a jamais eu de réelle progression de salaire à l’ancienneté du fait de l’absence de revalorisation du point d’indice, son salaire passant même sous le niveau du smic à certaines périodes (cette absence de progression est parfois masquée, en particulier pour les personnels techniques, par l’ajout de primes, qui ne seront pas prises en compte pour le calcul des pensions retraite). Si les discours politiques sur la revalorisation des rémunérations et des carrières des catégories C de la fonction publique sont aujourd’hui de mise, en pratique, cette revalorisation s’est traduite pour Sandra par une augmentation de salaire de… 37 euros bruts mensuels entre 2013 et 2014. Elle est également passée de la 2e classe à la 1ère classe mais elle a découvert que cela n’avait aucun impact sur son salaire et l’empêchait pendant 5 ans (et notamment les 5 dernières années avant son départ en retraite…) de demander une promotion au choix.

Si son salaire n’a pas bougé, sa charge de travail n’a cessé quant à elle de s’alourdir depuis 20 ans. Lorsqu’elle a pris son poste de secrétariat dans ce même département en 1994, il y avait environ 35 étudiants contre 160 aujourd’hui et un ingénieur d’études était alors affecté au département pour l’aider dans certaines tâches. Parti quatre ans plus tard, il n’a pas été remplacé et Sandra a hérité de ses tâches. Il n’y avait pas non plus de partenariats avec d’autres établissements à gérer, pas de conventions de stage, pas d’équipe de recherche, beaucoup moins d’enseignants et d’enseignements à répartir, pas de pression à l’internationalisation, pas de réel budget à gérer… L’intensification du travail de cette secrétaire tient aussi à la multiplication des systèmes informatiques venant s’ajouter à la gestion quotidienne des courriels : elle a dû se former au système apogée, à campus France et bientôt arriveront d’autres applications pour la gestion des salles notamment. Elle est constamment en formation pour « se mettre à jour », « parce qu’il le faut bien pour faire notre métier ». Avec cette informatisation, Sandra gère un nombre bien plus important de demandes que lorsque celles-ci passaient par le retrait d’un dossier papier à son bureau. L’intensification passe enfin par la multiplication des textes juridiques à appliquer aujourd’hui. Sandra me raconte que parfois, débordée par son travail quotidien, elle imprime les nouveaux décrets, les nouvelles circulaires et les compulse à cinq heures du matin avant de venir à l’université. Plus que jamais, elle se sent investie de responsabilités qu’elle n’avait pas auparavant et travaille sous pression. Et pourtant, comme elle l’explique après m’avoir raconté qu’elle a d’abord été responsable d’une agence de tourisme dans son pays natal, puis documentaliste-archiviste en France pour Thompson-CGR puis pour la General Electric : « Je n’ai jamais gagné si peu et travaillé autant ».

« Alors nous sommes arrivées catégorie C et, comme on dit avec les collègues, nous serons mortes catégorie C »

Paradoxalement, c’est la décision en 2012 de titulariser les contractuels de la fonction publique ayant quatre ans d’ancienneté dans leur poste, qui a fait prendre conscience à Sandra et ses collègues de l’aberration de leur situation. En vue précisément de revaloriser les carrières de ces agents de la fonction publique, l’université a titularisé les secrétaires contractuelles au grade prévu par le poste qu’elles occupaient : si leur poste était classé B, elles ont été titularisées agent de catégorie B. Récemment l’une des collègues de Sandra a demandé à changer de poste et a accédé à un poste de secrétariat officiellement classé B. Mais pour celles qui étaient déjà titulaires, aucune revalorisation possible : elle travaille sur un poste de catégorie B mais restera secrétaire de catégorie C. « Alors nous sommes arrivées catégorie C et, comme on dit avec les collègues, nous serons mortes catégorie C ». Si la fonction publique brille par les divisions qu’elle instaure à tous les échelons entre les salariés faisant le même travail, force est de constater qu’elle pousse l’absurdité au tragique s’agissant des personnels de catégorie C. Investie dans son travail, prenant des responsabilités, se formant, travaillant plus que les heures pour lesquelles elle est payée, Sandra, qui est diplômée d’un bac+5 en droit spécialisation « administration » obtenu à l’étranger, vient de voir des contractuelles en poste depuis quatre ans accéder à la catégorie qu’elle attend depuis près de 20 ans… Elle n’exprime aucun ressentiment envers ces contractuelles et partage ce souci de lutter contre la précarité, et en même temps elle et ses collègues titulaires ont le sentiment de vivre aujourd’hui quelque chose de profondément humiliant, « tragique » même, selon ses mots.

« Nous ne sommes rien »

Alors bien sûr, la fonction publique a tout prévu pour elles : elles peuvent accéder à la catégorie B par les concours internes. Mais outre le fait qu’elles se retrouvent aujourd’hui en concurrence pour ces concours avec de jeunes diplômées du supérieur, elles sont bien en peine de trouver le temps de les préparer. Pour bien comprendre cela, il faut se représenter ce que signifie être aujourd’hui secrétaire dans la fonction publique, après des années de non remplacement des agents partis en retraite. Sandra travaille absolument seule, lorsqu’elle s’absente pour une formation, pour un arrêt maladie ou pour ses vacances, personne ne prend le relais : les tâches et les messages s’accumulent et lorsqu’elle retrouve son bureau elle doit faire face au travail quotidien tout en rattrapant le retard qui s’est accumulé. « On nous propose de passer les concours, mais pour les concours, il faut avoir le temps ! Souvent, nous sommes submergées par le travail et nous quittons l’université à 19 heures. Quand est-ce qu’on a le temps de préparer des concours et de faire des formations ?! » Pour mesurer cette charge qui pèse sur ses épaules, Sandra me donne un exemple qui l’a récemment marquée : en revenant de ses congés, elle a trouvé dans sa boite mail plus de…1 500 messages à traiter. Rien ne dit mieux peut-être l’hypocrisie de l’institution qui ne leur laisse comme seul espoir que l’obtention d’un concours qu’elle ne leur donne plus la possibilité de préparer… « Nous ne sommes rien » conclut-elle avec lucidité.

Sandra et Sophie O’Llog

Cet article, intitulé « Drame silencieux à l’Université » a été publié initialement sur le site Terrains de luttes. Il est reproduit ici dans son intégralité.


Appel à témoignages

Le collectif des salariés précaires de l’Université de Tours a lancé un appel à témoignages. Il s’agit de la rédaction de portraits/témoignages de précaires de l’Université à proposer sur La Rotative. Le collectif invite les personnes qui se sentent concernées à rédiger, seules ou à plusieurs, des textes pour raconter ce qu’est concrètement la précarité à l’université (les textes peuvent tout à fait être anonymisés !). Pour savoir comment écrire un article, il suffit de cliquer ici. Cet appel à témoignage s’étend bien au-delà des murs de l’Université de Tours et s’adresse aux précaires de tous les établissements de recherche et d’enseignement supérieur, qu’ils soient enseignants, chercheurs ou BIATSS. Si l’idée vous intéresse n’hésitez pas à contacter le collectif : collectifprecairesuniv37 [chez] gmail.com.