Université de Tours, portraits de « précaires » : Thomas

A l’Université de Tours, le mouvement engagé en avril dernier par le collectif des précaires se poursuit. Il s’inscrit dans une dynamique nationale : dans toute la France, d’autres collectifs tirent la sonnette d’alarme à propos de la situation du personnel contractuel. Pour cette rentrée 2014, certains précaires de Tours ont accepté de témoigner. Ils racontent ce qu’est concrètement la précarité à l’université. Après Marc, voici le deuxième portrait de cette série : celui de Thomas.

« Thésard de luxe ! », voilà comment Thomas décrit sa situation durant les 3 premières années de préparation de sa thèse. Et c’est vrai que sa situation est moins chaotique que celles de nombreux précaires de l’université. Pendant 3 ans, il a ainsi bénéficié d’une bourse de thèse (un CDD payé environ 1,3 fois le SMIC) et assuré des charges de cours en vacations dans différents établissements. Pour un doctorant en sciences sociales c’est une situation très enviable (seuls environ 35 % d’entre eux financent leur thèse grâce à une bourse).

Le précaire d’à-côté n’est pas un allié mais un concurrent, c’est lui qui va te piquer ton poste de titulaire

Il y a bien parfois quelques déconvenues, comme le fait qu’une charge de cours qu’on lui avait promise soit accordée in extremis à un autre doctorant mieux capable de se faire bien voir du directeur du département (et parfaitement au courant du fait que ces cours devaient être assurés par Thomas). Si cela l’a énervé à l’époque, il lit ça aujourd’hui comme une manifestation parmi d’autres de l’esprit de compétition instillé aux jeunes chercheurs. Ceux-ci sont souvent prêts à tout pour « booster leur CV » en espérant un jour pouvoir décrocher le graal : un poste de titulaire.

Cela veut souvent dire choisir un sujet « à la mode » (en langage universitaire on dit « facilement valorisable ») se mettre à fond dans la « course à la publi » [1], tenter d’être dans les petits papiers des gens qui comptent (ça peut toujours servir pour publier un papier, décrocher une charge de cours voire obtenir un poste), au besoin être prêt à planter un couteau dans le dos du premier « concurrent » venu… et, évidemment, « fermer sa gueule » autrement dit ne pas trop contester l’ordre établi et ne surtout pas revendiquer quoi que ce soit notamment en matière de conditions de travail.

Cette volonté de ne pas s’afficher est, dit Thomas, l’un des plus grands freins au développement des mouvements de précaires : nombre de personnes pourtant directement concernées ne viennent pas dans les AG par peur de « se griller ». Mettre toutes ses qualités au service de sa carrière et ne surtout pas sortir du rang sont « deux grandes qualités pour un universitaire » ironise Thomas. Pour lui, que cela se produise dès la préparation du doctorat est somme toute normal : il s’agit finalement de l’apprentissage des règles du métier…

Mission impossible : trouver un poste d’ATER à mi-temps pour pouvoir finir sa thèse

Un métier qu’il aime bien. Comme du reste la plupart de ses collègues et c’est d’ailleurs, dit-il, ce qui permet au ministère et aux universités de faire accepter à leurs personnels des contrats foireux ou des rémunérations à l’avenant. Lui ne se plaint pas du second aspect. Quand sa bourse est arrivée à échéance et qu’il lui a bien fallu se rendre à l’évidence qu’une thèse en sciences sociales ça ne se boucle pas en 3 ans (la durée moyenne est légèrement supérieure à 5 ans), il s’est mis en quête d’un moyen de continuer de financer ses recherches et a cherché à décrocher un contrat d’ATER [2].

En février et mars 2013, estimant difficilement ses chances, Thomas consacre une bonne partie de son temps à constituer des dossiers de candidature. Comme beaucoup de thésards, il espère obtenir un contrat à mi-temps, quel que soit le lieu, parce qu’assurer un temps plein (192h d’enseignement par an) tout en rédigeant une thèse lui semble hors de portée. Cela s’apparente à une chasse au trésor : les postes d’ATER à mi-temps ont quasiment disparu en quelques années. Sur les 22 candidatures qu’il envoie, seules deux concernent des postes à temps partiel : une à La Rochelle, à mi-temps, et une à Tours, à temps plein sur 6 mois. Trois universités lui proposent un poste à temps plein mais, ayant peur de ne pas réussir à avancer sur sa thèse et sachant pouvoir compter sur des droits acquis au chômage, il les refuse et décide d’accepter l’offre de l’université de Tours.

Un poste d’ATER à temps plein sur 6 mois : travailler toute l’année, n’être payé que la moitié

Le principe de ces contrats est le suivant : plutôt que d’embaucher deux personnes à mi-temps ou une à temps plein ce sont deux personnes qui assurent 6 mois à temps plein chacune. Selon la direction du département dans lequel travaille Thomas ces contrats sont du « gagnant-gagnant » : l’université fait des économies et deux personnes bénéficient d’un contrat (ce qui permet ainsi de dire aux personnes embauchées : « Vous voyez, on fait tout ce qu’on peut pour l’emploi dans l’enseignement supérieur ! Soyez solidaires, serrez-vous la ceinture ! »).

Quand il a demandé pourquoi son département avait recours depuis un an à des contrats de ce genre plutôt qu’à de véritables mi-temps comme auparavant on lui a expliqué que ça coûtait moins cher. Et c’est vrai. Les mi-temps étaient payés 67% du temps plein et non 50% ce qui permettait aux ATER de toucher environ 1100€/mois (un ATER à temps plein gagne en 2014 1652€/mois). Le surcoût pour l’université de deux contrats à mi-temps plutôt qu’un contrat à temps plein (ou, donc, deux contrats de 6 mois) est donc de 34% soit environ 10000€ annuels. L’Université de Tours ayant décidé de ne plus financer ce surcoût, elle renvoie la patate chaude vers les UFR [3] qui la renvoient à leur tour vers leurs départements et équipes de recherche.

Le directeur du département dans lequel Thomas enseignait n’a eu de cesse de lui répéter qu’il n’y avait plus rien dans les caisses et qu’il n’avait donc pas les moyens d’absorber ce surcoût, ainsi que de le renvoyer vers son équipe de recherche, qui employait le même argument. Quand Thomas et l’autre ATER de son département ont fait remarquer que cette réponse n’était pas entendable puisque le budget n’était ni connu ni voté par les personnels du département, on ne leur a rien répondu. Quand ils ont rappelé que si eux « coûtaient » 10 000€ par an, le budget annuel des heures complémentaires du département avoisinait les 150 000€ [4] et que, donc, certains titulaires « se gavaient » d’heures supplémentaires (certains faisant plus que doubler leur service [5]) alors qu’eux avaient des contrats merdiques à la limite de la légalité et que, donc, on faisait bien le choix de leur précarité tout en permettant à d’autres d’arrondir confortablement leur paye, il leur a été répondu sur un air agacé qu’ils confondaient tout.

En avançant cet argument, les deux ATER avaient assurément vexé plus de monde qu’il n’en avaient convaincu de les suivre. Il n’a ensuite plus été possible d’amener le débat publiquement lors des réunions du département, leur parole étant systématiquement discréditée par le directeur à grands renforts de « Vous allez encore râler », « Thomas, qu’est-ce que tu as encore à dire d’intéressant ? », etcétéra.

Le « mi-temps vertical » où comment s’asseoir sur le droit du travail en s’en vantant

Très fier de sa trouvaille linguistique (qu’il juge sans doute digne des plus grands esprits du marketing), le directeur du département ne parlait jamais de temps plein sur 6 mois mais de « mi-temps verticaux » qu’il comparait aux vrais mi-temps, qualifiés d’« horizontaux ». Comprendre : plutôt que de répartir ta rémunération sur 12 mois, on te la donne sur 6 et l’UNEDIC complète gentiment le reste. C’est une manière pudique (ou cynique, c’est selon) de dire « Nous on fait des économies en s’asseyant sur le droit du travail et toi tu grilles tes droits chômage ». Par contre, pas question de répartir la charge de cours sur les 6 mois durant lesquels Thomas était payé, bien sûr le département comptait sur lui toute l’année. A ce sujet, la direction expliqua doctement aux deux ATER râleurs qu’il leur fallait bien comprendre qu’il est difficile de faire correspondre les heures effectives d’enseignement et donc le planning des étudiants avec la périodicité des contrats foireux qu’elle a elle même institués. Et quand ils ont osé parler de la responsabilité sociale du département ou de l’université, le directeur leur a gentiment expliqué que ce n’était pas son problème mais que lui « avait uniquement besoin d’être sûr que les cours allaient être assurés, peu importe par qui ». Ça a au moins le mérite d’être clair...

Officiellement employé de mars à août (une autre personne occupant le poste de septembre à février), Thomas a donc bossé de septembre à février sans aucun statut. Que ce serait-il passé en cas d’accident du travail (alors que, justement, Thomas n’était pas censé travailler) ? En cas de problème avec un étudiant sous sa responsabilité ? Nul ne le saura jamais et heureusement pour Thomas… et pour son département.

La précarité c’est aussi cela : assumer des risques importants pour permettre à l’institution de faire des économies de bouts de chandelles. La précarité, c’est se retrouver dans des situations ubuesques : un jour Pôle Emploi a fixé un rendez-vous à Thomas à un horaire où il donnait cours. Ne pouvant refuser ce rendez-vous en leur disant la vérité (« en fait je travaille ») alors qu’il la leur cachait pour toucher des indemnités, il a bidouillé un certificat médical, c’est passé. La précarité, c’est accepter un contrat clairement illégal comme celui de Thomas, « faute de mieux » ou parce que ça permet d’avoir de l’expérience et donc d’améliorer un CV. La précarité, c’est enfin accepter de voir son contrat prendre fin parce qu’on n’est plus en odeur de sainteté dans un département ou un autre, quelle que soit la qualité de son travail (dont finalement tout le monde se fout plus ou moins).

Depuis le 1er septembre Thomas est de retour dans les files de Pôle Emploi. Cette fois sans charge d’enseignement clandestine.

Appel à témoignages

Le collectif des salariés précaires de l’Université de Tours a lancé un appel à témoignages. Il s’agit de la rédaction de portraits/témoignages de précaires de l’Université à proposer sur La Rotative. Le collectif invite les personnes qui se sentent concernées à rédiger, seules ou à plusieurs, des textes pour raconter ce qu’est concrètement la précarité à l’université (les textes peuvent tout à fait être anonymisés !). Pour savoir comment écrire un article, il suffit de cliquer ici. Cet appel à témoignage s’étend bien au-delà des murs de l’Université de Tours et s’adresse aux précaires de tous les établissements de recherche et d’enseignement supérieur, qu’ils soient ensiegants, chercheurs ou BIATSS. Si l’idée vous intéresse n’hésitez pas à contacter le collectif : collectifprecairesuniv37 [chez] gmail.com.

Illustration : enseignants vacataires se battant à l’épée pour obtenir l’honneur de diriger les TD d’informatique des étudiants de licence 1 de psychologie.

Notes

[1Les chercheurs étant aujourd’hui évalués en fonction du nombre d’articles publiés dans des revues, il devient nécessaire pour être recruté en tant que titulaire de montrer sa capacité à publier. Les doctorants, comme un certain nombre de titulaires, cherchent donc à publier un maximum d’articles, si possible dans des revues reconnues, souvent au détriment de la qualité scientifique des articles.

[2Un Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche (ATER) est un enseignant-chercheur employé en CDD de droit public. Cette catégorie d’agents non-titulaires de l’État a été créée en 1988. On peut distinguer quatre types d’attachés temporaires : les attachés recrutés pour un an terminant une thèse de doctorat après trois années comme chercheurs-doctorants, les attachés recrutés pour un an parmi les docteurs, les attachés recrutés pour trois ans parmi les fonctionnaires de catégorie A, en très grande majorité enseignants du second degré, pour préparer une thèse de doctorat et les attachés recrutés pour trois ans parmi les enseignants ou chercheurs venant de l’étranger.

[3Une unité de formation et de recherche (UFR), est un type de composante d’une université créé par la loi Savary de 1984. Elle associe des départements de formation et des laboratoires de recherche.

[4Un budget servant à payer les intervenants extérieurs (vacataires), les enseignants vacataires et, pour son écrasante majorité, les heures supplémentaires des enseignants-chercheurs titulaires.

[5Alors que le service statutaire d’un enseignant-chercheur (maitre de conférence ou professeur) est de 192h équivalent TD par an, certains arrivent à y ajouter 100, 200 ou 300 heures supplémentaires, faisant donc parfois plus que doubler leur service et augmentant alors substantiellement leur rémunération. Ceci se fait évidemment aux dépends soit de la qualité des enseignements dispensés, le nombre d’heures consacré à leur préparation étant alors forcément plus faible, soit de l’activité de recherche, qui, alors qu’elle sensée occuper 50% du temps d’un enseignant-chercheur, va parfois jusqu’à disparaître. Certains ayant ce genre de pratiques osent même se présenter comme les défenseurs du statut d’enseignant-chercheur alors que leurs pratiques les rangent clairement dans le camp de ses fossoyeurs.