« SNCF : A nous de vous faire préférer le TGV »
Et pourtant, même si je ne prends plus le train, je rêverais de m’installer dans un wagon… L’un de ceux du Corail qui allait du point A au point B au moins cinq fois par jour, celui qui quand j’étais étudiant il y a plus de quinze ans maintenant me coûtait constamment 40 € l’aller/retour, le même qui au-delà de mon trajet A/B allait directement de Saint-Nazaire à Grenoble. Et bien celui-là ne circule plus depuis belle lurette. Il est mort et bien déraillé.
M’enquérant dernièrement d’un trajet allant de A à B, je découvre avec effroi que même le Lyon/Nantes, version raccourcie du feu trajet évoqué à l’instant, a quasiment disparu — notamment sa version nocturne. Il me permettait encore de relier ces deux points sans disjoindre les deux bouts…
Quant à aller de A à B par TGV comme m’y pousse la SNCF, il m’en coûtera 110 € l’aller simple [1]. Ouch ! Je suis passé de 40 € l’aller/retour avec carte jeune, soit 80 € en tarif plein à l’époque, à 220 € aujourd’hui [2] .
Certes le « brillant » économiste ou son citoyen supplétif me dira : « Mais monsieur, voyons… le coût de la vie, le progrès de la vitesse, la mondialisation des transports et puis l’euro, blahblahblah. » Ramené à ma précarité, ses propos resteront vains. Et cet abruti d’économiste m’apparaîtra toujours comme celui qui raconte le lendemain pourquoi il s’est trompé la veille. Quant au jeune communicant de La France Insoumise ayant fait ses armes prometteuses dans les mouvements sociaux, on le voit déjà prêt à n’importe quel verbiage : « Demain, TGV gratuit pour tout le monde ! ».
Ce serait là ne rien comprendre au problème que je vais ici poser. Le prix est une chose, l’art de voyager en est une autre. Car c’est bien cela que je veux évoquer : la perte du rythme sensible — il va sans dire à moindre coût, tant que vivra le divin argent.

En trajet : géographie en dilettante et autres bons plaisirs
L’ancien trajet du point A au point B m’a toujours apporté quelques réjouissances, qu’elles soient d’ordre amicales ou géographiques. Ce Corail-là me permettait de descendre en route, à Bourges plus exactement, pour boire un verre avec un copain qui vit là-bas. Puis je reprenais le train suivant, 3 ou 4 heures plus tard. Pour les mêmes raisons, aujourd’hui je pourrais également m’arrêter à Moulins ou à Roanne, des amis vivant désormais en ces contrées. Le TGV remplaçant ce train ne s’y arrête pas. Son arrêt se joue en 3 minutes en gare de Massy TGV, à peine le temps d’en griller une pour les fumeurs. Et puis le système de réservation de la SNCF sur les TGV ne permet plus vraiment de s’arrêter en route quelques heures pour voir un ami et de reprendre le TGV suivant sans que le surcoût n’en soit palpable.
Sans tomber dans un romantisme béat, l’empreint d’un tronçon du Saint-Nazaire/Grenoble m’amenait aussi à contempler la rencontre de la Loire et de l’Allier du côté de Nevers, la naissance du massif central au niveau du Morvan ou encore la beauté des Monts du Forez ou du Lyonnais. Lors des arrêts du train en chemin, je pouvais encore percevoir l’accent local du ou de la chef de gare plutôt qu’une voix synthétique de merde. Je mentalisais dès lors une géographie des accents.
Le truc qui me plaisait le plus dans le Corail, c’est les voitures à compartiment. Les gens y étaient assis face à face. Les langues s’y déliaient plus facilement. Quand je n’y participais pas, j’aimais à écouter ce qu’ils se disaient.
Tout cela me manque mais la vitesse et le coût exorbitant des trains m’empêchent de goûter à nouveau à ces plaisirs.
Et puis, il y a aussi un certain rapport à la vie. Ne pas être pressé. La vitesse révèle d’autres choses, l’Alliance pour l’opposition à toutes les nuisances le soulignait très bien en 1991 déjà (voir l’encadré ci-dessous).
Relevé provisoire de nos griefs contre le despotisme de la vitesse à l’occasion de l’extension des lignes du TGV (1991)« Seuls ceux qui vendent suffisamment cher leur propre temps, sur le marché du travail, ont intérêt à acheter le gain de temps proposé par le TGV. Mais la grande différence avec l’ancienne hiérarchie sociale, même si c’est encore là un avatar de la vieille société de classes, c’est que désormais ces privilégiés de la mobilité imposée, plutôt que permise, sont fort peu enviables, pour quiconque n’a pas perdu toute sensibilité : aucune rapidité de déplacement ne rattrapera jamais la fuite du temps monnayé, vendu au travail ou racheté aux loisirs. Raison de plus pour vilipender de tels « avantages », qui ne font le malheur des uns que pour permettre aux autres d’accéder à un lugubre simulacre de bonheur. (…)Si on cumule la totalité du temps de travail social dépensé pour le transport (construction, fonctionnement et entretien des moyens de transport ainsi que les retombées diverses, hospitalières et autres), on constate que les sociétés modernes y consacrent plus du tiers de leur temps de travail global, bien plus que ce qu’aucune société préindustrielle, pas même celle des nomades touareg, n’a jamais dépensé pour se mettre en mouvement. Au-delà d’une certaine vitesse, les transports rapides sont contre-productifs, ils coûtent à ceux qui les utilisent plus de temps qu’ils ne leur en font gagner, ce qui ne les rend pas moins profitables à leurs propriétaires. Les salariés perdent leur temps à gagner leur vie, et les consommateurs perdent leur vie à gagner du temps. »

No TAV partout...
Vous avez très certainement entendu parler du No TAV ! (Treno ad Alta Velocità, train à grande vitesse en italien). C’est le cri de ralliement du mouvement de protestation contre la construction de la ligne à grande vitesse Lyon/Turin en Val de Suse, soit du côté italien des Alpes [3]. Ce chantier détruit et pressurise un peu plus cette vallée fort étroite déjà occupée par une autoroute et une ligne de chemin de fer. La lutte se joue essentiellement côté italien — côté français, ça frémit tout juste. Comme en témoigne l’encadré ci-dessus, l’opposition aux LGV (et aux nuisances en général) a connu de ce côté des Alpes des tentatives. Et les effets des lignes LGV y sont aujourd’hui connus : enclavement de régions entières, désertification des dernières campagnes, appauvrissement de la vie sociale, déplacement des riverains, saccage du bien général pour le profit de quelques-uns, etc. Si bien qu’on ne peut qu’être en accord avec Erri de Luca qui déclare :
« La TAV doit être sabotée. Voilà pourquoi les cisailles étaient utiles : elles servent à couper les grillages. Pas question de terrorisme (…) elles sont nécessaires pour faire comprendre que la TAV est une entreprise nuisible et inutile (...) les discussions du gouvernement ont échoué, les négociations ont échoué : le sabotage est la seule alternative » [4]
Qu’en pensent les salariés de la SNCF ? Pour avoir discuté avec certains syndicalistes de l’entreprise, je sais qu’une minorité de salariés est écœurée de ce qu’est devenue la SNCF. Au-delà, je ne sais pas. En tout cas, quand les salariés de la SNCF font grève, je me réjouis. Je me prends parfois à rêver qu’ils provoquent un déraillement généralisé. Debout la nuit ou assis le jour, qu’importe.
Et peut-être qu’on pourra reprendre le train et rêver devant ces paysages, en espérant que Bouygues et autres Phoenix ne les aient pas complètement mités d’habitats pavillonnaires. Atteindre la tête de train du Transperceneige pour s’installer dans celui du Darjeeling Limited serait chose appréciable…
« De temps en temps, l’un d’eux se lève pour regarder le monde des lacs et des plaines, mais il revient triste vers ses compagnons. « Pas encore », soupire-t-il. Le jour de la grande délivrance n’est pas venu. Toujours esclaves, les peuples n’ont cessé d’adorer les chapeaux de leurs maîtres ! » [5].
Le TGV est un couvre chef, assurément.
Un ancien abonné de La Vie du rail