« Zéro-déchet et recyclage ! » promet la liste Pour Demain Tours dans son programme, au volet « La ville qui fabrique, répare et innove ». Et en effet, l’équipe menée par Emmanuel Denis a réussi à recycler une bonne partie des déchets du Parti socialiste local, qu’on espérait oubliés au fond d’un bac à ordures.
Au départ, cette liste s’appuyait sur une initiative « participative » et « citoyenne » censée construire un projet politique alternatif. À l’arrivée, on se retrouve avec un mauvais remake de la gauche plurielle, où toutes les trahisons passées semblent avoir été oubliées dans l’espoir d’une victoire électorale. D’anciens membres du NPA et des militant-es de la France Insoumise s’allient avec les notables du Parti socialiste qui faisaient applaudir Manuel Valls à l’hôtel de ville de Tours quand celui-ci supervisait l’adoption de la loi Macron... Question programme, on se retrouve avec un ensemble de propositions consensuelles qui ne détonneraient pas sur les tracts des listes de la droite et du centre ; le langage est le même, l’idée est de se positionner en bons gestionnaires d’une ville « innovante », qui « protège » et qui « respire », parsemée de tiers-lieux et de mini-forêts [1].
L’emballage vert et la disparition des étiquettes partisanes feraient presque oublier que le PS a été aux manettes de la ville pendant plus de dix-huit ans, et qu’il a été à l’origine d’un grand nombre de politiques urbaines qui tranchent avec les discours enchanteurs servis par Emmanuel Denis et ses colistiers. Certain-es pourraient voir dans cette nouvelle alliance le signal d’une évolution politique et idéologique pleine de promesses ; mais vu le pedigree des différents acteurs, on pariera plutôt sur l’opportunisme et l’envie de reprendre du service aux commandes de la municipalité. Ainsi, à l’approche de l’élection, Emmanuel Denis a mis de côté son opposition à la vidéosurveillance, introduite dans la ville sous le règne de Jean Germain, l’ancien maire socialiste battu en 2014. C’est également sous Germain que la ville de Tours a pris un premier arrêté anti-mendicité, mais il faudrait désormais croire que ses anciens camarades se sont convertis à l’idée d’une ville « solidaire » [2].
Vers une « révolution verte » à la grenobloise ?
Régulièrement, Emmanuel Denis a été comparé à Eric Piolle, le maire de Grenoble élu en 2014 à la tête d’une coalition regroupant EELV, le Parti de Gauche et un « réseau citoyen » local [3]. Effectivement, on peut leur trouver plusieurs points communs : ils se déplacent à vélo et bossent pour des industries de merde. Denis est cadre chez STMicroElectronics, une boîte spécialisée dans la fabrication de microprocesseurs qui viennent équiper tous les gadgets polluants possibles et imaginables ; Piolle, après un passage chez Hewlett-Packard, a cofondé une start-up spécialisée dans les logiciels dédiés au monde de la finance. Si la comparaison entre les deux hommes peut être jugée flatteuse par certain-es, et nourrir leurs espoirs de victoire, le bilan du mandat de Piolle dressé par le média local Le Postillon devrait calmer certaines ardeurs : gestion autoritaire, fermetures de bibliothèques municipales, répression des citoyens et associations trop « rebelles » au goût de la majorité, etc. Dans le numéro d’automne 2019 du Postillon, on pouvait lire :
« Cinq ans et demi de municipalité écologiste grenobloise ont prouvé que ce parti et ses alliés étaient effectivement « en capacité de gouverner », c’est-à-dire de poursuivre globalement les politiques menées depuis des décennies, autoritarisme et langue de bois compris » [4].
Pourtant, pour l’équipe de Pour Demain Tours, le bilan de Piolle reste un élément positif à mettre en avant. Ainsi, dans un article qu’a consacré Médiapart à cette union de la gauche, le directeur de campagne d’Emmanuel Denis reprenait la comparaison [5] : « Manu, c’est le Éric Piolle de Touraine ». Dans ce même article, on apprend que les quatre premiers candidats de la liste, désignés comme « porte-paroles », aiment à se faire appeler les « quatre fantastiques ». Ça peut sembler grotesque, mais finalement la référence aux héros de Marvel n’est pas malvenue : Mr Fantastic, qui peut déformer son corps malléable comme un élastique, apparait comme une allégorie propice pour décrire les contorsions idéologiques qui ont rendu possible la constitution d’une telle alliance électorale.
Les références ridicules invoquées par la liste de Denis ne s’arrêtent pas là. L’image du Congrès de Tours est régulièrement reprise dans les articles de presse ou dans les discours ; le congrès de Tours, mais « inversé », c’est-à-dire l’union de la gauche, un siècle après la scission de la SFIO survenue en décembre 1920 [6]. On mesure, du coup, le chemin parcouru par la gauche française en un siècle. On est passé de la lutte des classes à la lutte contre le « sans-abrisme » [7] ; de la collectivisation à l’accession à la propriété ; de la socialisation des moyens de production au soutien des « pôles d’excellence » ; de la prise de pouvoir par les travailleurs au droit d’interpellation des citoyens.
Brouillard idéologique et logique gestionnaire
Comme l’expliquait le politologue Gilles Pinson dans un récent article [8], la gauche a amené de nouvelles manières de gérer les villes dans les années 70, en rupture avec les politiques urbaines portées par l’Etat, notamment en investissant de nouveaux champs d’intervention (développement économique, création de lignes de tramway et de nouveaux équipements culturels, marketing territorial...). Mais cette manière d’appréhender l’action publique locale est progressivement devenue une norme, d’une part du fait des politiques de décentralisation, et d’autre part des transformations du tissu économique urbain, touché à la fois par la désindustrialisation et par la tertiarisation des activités. Constatant que les politiques menées par la gauche urbaine répondaient aux attentes du capitalisme informationnel [9] et de ses agents, la droite va progressivement adopter un agenda proche : qu’on se trouve à Bordeaux, à Nantes ou à Lyon, on voit fleurir les mêmes politiques en matière de déplacements, d’aménagement, etc. On construit des tramways et on aménage les berges des fleuves. Les distinctions se construisent de plus en plus sur des logiques gestionnaires plutôt que proprement idéologiques ou partisanes.
C’est ce qui explique la ressemblance entre les programmes électoraux de Pour Demain Tours et des listes concurrentes au centre et à droite. De gauche à droite, tous les élus se sont convertis aux théories libérales de l’attractivité et des avantages comparatifs. Toutes les forces politiques sont alignées sur une gestion néolibérale de la ville, et la variation ne se fait plus que sur ce qui rend la ville « attractive » : son environnement et la qualité de son air dans les discours des verts, son centre-ville commercial et sa police municipale chez les élus de droite.
S’ajoute à cela qu’une partie de l’électorat « naturel » de la gauche a progressivement quitté les villes, employés et ouvriers fuyant la ville centre, chassés par la hausse des prix immobiliers ou attirés par la perspective d’un pavillon en banlieue. Une autre partie de cet électorat s’est progressivement désintéressée des échéances électorales, les taux d’abstentions atteignant des sommets dans certains quartiers populaires. Or, plutôt que de chercher à remobiliser cet électorat, en développant un discours et des pratiques adaptées, les partis politiques « de gauche » cherchent essentiellement à mobiliser celles et ceux qui continuent à voter. Pas question d’effaroucher certaines catégories d’habitant-es : les discours doivent être lisses, et on prétend qu’il existerait un intérêt général local. Pourtant, les intérêts des habitants du Sanitas ne sont pas nécessairement concordants avec ceux des habitants des Prébendes. Mais puisque le locataire de Tours Habitat ne vote pas, autant séduire le cadre progressiste qui se soucie d’air pur. En cela, le programme de la liste d’Emmanuel Denis colle parfaitement à l’air du temps.
Denis et ses colistiers seront sans doute des gestionnaires capables, qui sauront administrer raisonnablement la ville en développant son attractivité et son « dynamisme », dans la continuité des équipes qui se sont succédées au pouvoir. Mais le programme et les personnes qui l’incarnent interdisent d’espérer une quelconque rupture avec l’existant.