À Saint-Cyr-sur-Loire, l’aire d’accueil est située au milieu d’un échangeur routier. À Neuillé-Pont-Pierre, elle se trouve entre la route départementale et les poubelles du Super U. À Saint-Martin-le-Beau, elle est juste à côté d’une station d’épuration. Celle de Saint-Règle est située aux confins de l’aire urbaine d’Amboise, à l’extrémité de la zone industrielle de la Boitardière ; prévue dès juin 2002, elle n’a été inaugurée qu’en août 2017. Les communes de La Riche et Ballan-Miré n’ont jamais construit les aires prévues.
Ces quelques exemples permettent de prendre la mesure de l’exclusion organisée des Voyageurs sur le territoire départemental. Population désignée comme « indésirable », visée par de nombreux stéréotypes régulièrement véhiculés par les médias et le personnel politique local, elle est assignée à des lieux indésirables : en dehors des villes, aux abords des zones commerciales ou industrielles, exposés à des nuisances sonores ou environnementales. Loins des yeux des « gens-du-sur-place », pour reprendre l’expression du juriste William Acker, qui a réalisé un inventaire critique des aires d’accueil françaises.
Exclusions de territoires
C’est la loi du 5 juillet 2000 « relative à l’accueil des gens du voyage », dite loi Besson II, qui encadre le système des aires d’accueil. Cette loi est venue renforcer l’obligation légale des communes de plus de 5 000 habitant·es de « prévoir les conditions de passage et de séjour » des Voyageurs sur son territoire « par la réservation de terrains aménagés à cet effet », c’est-à-dire de construire des aires d’accueil. En contrepartie, les communes ou intercommunalités qui respectent leurs obligations peuvent interdire le stationnement sur tout le reste du territoire concerné. Ce système d’accueil est donc aussi un système d’interdiction : les Voyageurs sont assignés aux rares espaces qui leur sont alloués, et peuvent faire l’objet de mesures d’expulsions quand ils souhaitent s’y soustraire ou que les aires existantes ne peuvent les accueillir. En Indre-et-Loire, seules 26 communes sont légalement accessibles aux Voyageurs, sur les 272 que compte le département.
Dans son inventaire critique, William Acker estime que 96 % des aires du département sont isolées du tissu urbain d’habitation. Seule celle de Couesmes fait figure d’exception. 25 % des aires sont exposées à des nuisances : celle de Chambray-lès-Tours est bordée par une départementale à quatre voies ; celle de Monts est collée à l’autoroute A10 ; celle de Saint-Pierre-dès-Corps, située derrière un dépôt de bus, est à proximité d’une usine Seveso « seuil haut » [1] ; deux des trois aires d’accueil de Chinon ont pour seul voisin le club de tir sportif du Chinonais ; la troisième est située dans une zone inondable en aléa très fort.
Un « accueil » revu à la baisse
Au printemps 2001, un cabinet d’études avait réalisé un diagnostic permettant d’évaluer les besoins en matière d’aires. D’après ce diagnostic, cité dans le « schéma départemental d’accueil des gens du voyage » établi en 2002, il fallait construire « 460 emplacements, soit 920 places de caravanes, qui se répartiraient sur 33 à 41 sites ». En 2017, ces obligations n’avaient été remplies qu’au deux-tiers : 300 emplacements seulement, soit 601 places de caravanes [2].
À la même époque, les obligations des collectivités ont été revues à la baisse. Le dernier schéma départemental, qui date de 2017, évoque « l’évolution des besoins et du mode de vie des gens du voyage » pour justifier de ne pas reconduire les obligations qui avaient été faites à certaines collectivités de réaliser des aires. Trois aires, correspondant à 54 places de caravanes, sont supprimées du schéma départemental pour les communautés de communes Touraine Est Vallées, Touraine Val de Vienne, et pour la métropole de Tours. Dans un même mouvement, ce schéma révisé exempte les communes de Bléré, Esvres et la Ville aux dames, « qui ont nouvellement franchi le seuil des 5 000 habitants » de construire des aires d’accueil :
« Considérant la présence d’aires d’accueil suffisantes et l’évolution des besoins sur ces intercommunalités, les obligations sont inscrites en terrains familiaux. »
Pourtant, ces terrains familiaux locatifs ne répondent pas au même besoin : les aires d’accueil sont pensées pour le passage et le séjour de Voyageurs itinérants ou semi-sédentaires, tandis que les terrains familiaux sont destinés à l’habitat, pour des personnes sédentaires ou en voie de sédentarisation. Les possibilités d’accueil et de stationnement se trouvent ainsi réduites, la concentration sur une poignée de communes est renforcée.
La sous-occupation des aires est souvent invoquée pour revoir à la baisse les obligations des collectivités. Sur les aires de la métropole de Tours, ce taux d’occupation se situe à 55 %. Un chiffre qui s’explique par la mauvaise qualité des aires, d’après un bon connaisseur du dossier. En bâtissant des aires inhospitalières sur des terrains mal situés, les collectivités organisent leur sous-fréquentation, et se réfugient ensuite derrière cette situation pour contourner leurs obligations en matière d’accueil.
À Ballan-Miré et La Riche, 15 ans d’évitement
Deux communes de la métropole de Tours ont tout fait pour éviter la construction d’aires d’accueil sur leur territoire : inscrites au schéma départemental dès 2002, leurs obligations n’ont jamais été respectées. Pourtant, la loi Besson II prévoyait une mise en oeuvre dans un délai de deux ans. Mais cette même loi ne prévoyait aucune sanction en cas de non respect des obligations légales. Le pouvoir de substitution accordée aux préfectures n’a jamais été utilisé, et les communes en question n’ont même pas fait l’objet d’une mise en demeure. La stratégie apparemment déployée par ces deux communes a consisté à faire traîner les choses. Comme l’explique William Acker :
« [Les communes] désignent un terrain pourri, qu’elles savent non-viable. À la fin de la procédure de désignation, la préfecture refuse le terrain, et on repart sur une nouvelle procédure de deux ou trois ans. Cette stratégie [...] peut faire traîner un projet sur vingt ans. »
Concernant Ballan-Miré, on trouve sur le site de la mairie le rapport de saisine d’un conseil consultatif dédié à « l’accueil des gens du voyage » qui devait formuler un avis sur la réalisation d’une aire d’accueil et son emplacement. Les Voyageurs y sont décrits comme un objet d’étude [3], et le document comprend des stéréotypes racistes qui font frémir, d’une supposée « barrière du langage » à l’évocation des « “Roms” qui vivent en faisant la manche dans la rue ». Ce rapport, qui date de 2008, identifiait deux terrains susceptibles d’accueillir une aire. Treize ans plus tard, rien n’a été construit.
À La Riche, il a fallu attendre 2016 pour qu’un terrain susceptible d’accueillir une aire d’accueil soit identifié. Entre temps, d’après le directeur de cabinet du maire de La Riche, Stéphane Delbarre : « de nombreux terrains ont été identifiés par la commune, proposés aux services de l’État et discutés. Ces allers et retours, toujours longs compte tenus du nombre important de critères à respecter de façon impérative, ont régulièrement abouti à des avis négatifs. » Si Delbarre assure que « la ville de La Riche souhaite pouvoir être en conformité avec les règles existantes en matière d’accueil des gens du voyage », la situation correspond parfaitement à la stratégie décrite par William Acker.
Le terrain identifié, situé rue des Patys, est exposé à de nombreuses nuisances : encadré par deux voies de circulation, à proximité d’une voie ferrée, d’une déchetterie et d’une station d’épuration. Ces nuisances ont été relevées par le commissaire-enquêteur lors de l’enquête publique réalisée en 2017 sur le plan local d’urbanisme de la commune de La Riche [4], mais cela n’a visiblement ému ni les services de la métropole, ni les services de l’État. À l’époque, le président de la métropole expliquait dans un courrier en réponse aux observations du commissaire-enquêteur que le choix de ce terrain tenait compte de l’« occupation de l’espace communal ». Pourtant, la mairie dispose d’une importante réserve foncière pour la construction de l’écoquartier du Plessis-Botanique, qui doit accueillir 1 300 nouveaux logements ; visiblement, il n’était pas envisageable d’y intégrer des emplacements pour 20 caravanes.
Avec la révision du schéma départemental, seule une aire d’accueil reste à construire sur le territoire métropolitain, et les projets de construction d’aires à La Riche et Ballan-Miré semblent abandonnés. Sur le site de la métropole, qui a récupéré la compétence de l’accueil et de l’habitat des « gens du voyage », on trouvait jusqu’à récemment des coordonnées GPS semblant correspondre à l’implantation prévue d’aires d’accueil dans ces deux communes. Suite aux questions que nous avons adressées à Gérard Daviet, élu « délégué aux Gens du voyage », et au directeur de cabinet du président de la Métropole, ces coordonnées ont été supprimées, sans que nous obtenions de réponses aux questions posées. Si le schéma départemental prévoit désormais la construction de terrains familiaux locatifs pour une capacité de 20 places-caravanes, quatre ans plus tard, rien n’a été fait. La mauvaise volonté évidente des municipalités successives de La Riche et Ballan-Miré a porté ses fruits : dix-neuf ans après l’élaboration du schéma départemental de 2002, elles ont pu se soustraire à leurs obligations d’accueil, en toute impunité.
En termes de mauvaise volonté, on peut aussi évoquer le projet d’aire de grand passage à Pocé-sur-Cisse. Cette aire, prévue depuis 2017, n’est toujours pas aménagée. L’avis d’appel public à la concurrence pour la réalisation de travaux d’aménagements n’a été publié qu’en mai 2020. Le terrain est situé en zone inondable, au bord d’une route qui voit passer plus de 9000 véhicules par jour. Les services de l’Etat avaient d’ailleurs jugé que ce terrain était impropre à la construction d’une aire d’accueil [5].
Le cas de Tours peut aussi être cité : pour une partie de ses obligations, la ville s’est défaussée sur la commune de Saint-Pierre-des-Corps, y implantant une aire d’accueil sur un terrain lui appartenant. L’aire d’accueil prévue au nord de la commune, prévue dans le schéma départemental de 2002, n’a jamais été construite. À la place, la ville de Tours a construit davantage d’emplacements sur un seul terrain, à la Gloriette. L’endroit accueille l’unique aire d’accueil de Tours, l’aire d’accueil de Joué-lès-Tours (les deux aires sont artificiellement séparées par un fossé), et l’aire de grand passage dont la capacité d’accueil doit prochainement être revue à la hausse.
Tous ces exemples illustrent les limites de la politique d’« accueil » et la persistance des discriminations qui visent les Voyageurs. Ils expliquent, aussi, que de nombreuses personnes refusent de stationner dans ces aires isolées, mal aménagées, soumises à diverses pollutions, et qui contraignent leurs déplacements sur une toute petite partie du territoire.