William Acker : « Aucun Voyageur n’a envie de vivre dans un espace pollué »

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Depuis 2019, William Acker diffuse via Twitter des informations sur les aires d’accueil destinées aux personnes catégorisées « gens du voyage », en exposant notamment les pollutions auxquelles elles sont soumises. Cet intense travail de recensement a été développé dans un livre, Où sont les gens du voyage ? – Inventaire critique des aires d’accueil, à paraître le 16 avril aux Éditions du commun. S’appuyant sur son expérience familiale et une longue enquête de terrain, l’auteur y décrit le contexte dans lequel s’inscrit cette politique d’« accueil » et les discriminations systémiques dont elle témoigne. Entretien.

Pourquoi as-tu entrepris ce recensement des aires d’accueil et des nuisances auxquelles elles sont exposées ? 

Le point de départ, c’est le travail de l’anthropologue Lise Foisneau, qui a étudié la question des inégalités environnementales sur les aires d’accueil. Elle a notamment travaillé sur celle de Saint-Menet, à Marseille, située juste derrière un site Seveso, l’usine Arkema. Ses écrits ont agi comme un déclic, en m’offrant une analyse d’un sujet que je connaissais pourtant personnellement depuis longtemps. Quand, en septembre 2019, l’usine Lubrizol de Rouen a pris feu et que j’ai entendu qu’il s’agissait justement d’un site Seveso, mon premier réflexe a été de regarder le Schéma départemental d’accueil et d’habitat des gens du voyage de Seine-Maritime : il y avait une aire d’accueil juste à côté de l’usine, celle de Petit-Quevilly. Lise et moi sommes entrés en contact avec les habitant·es de l’aire et nous avons, avec eux, médiatisé la situation.

Peu après, à l’occasion d’une réunion avec des officiels, Saïmir Mile, juriste et ancien président de l’association La Voix des Roms, a soulevé le problème de la localisation des aires d’accueil. Il s’est vu répondre qu’il faisait de la démagogie, et qu’il ne pouvait rien prouver, faute de chiffres. Effectivement, il y avait très peu de données : il n’existait même pas de recensement complet des aires d’accueil sur le territoire métropolitain. C’est là que je me suis dit qu’il fallait que nous produisions ces chiffres, en plus des luttes collectives menées sur le terrain médiatique ou juridique. 

Ton livre comprend à la fois un inventaire des aires par département et une mise en contexte politique, juridique et historique du sujet. Quel bilan tires-tu de l’étude que tu as réalisée ? 

Je n’ai pas été surpris par les données que j’ai récoltées. Je connais ces lieux, j’ai passé les premières années de ma vie sur le Voyage, ma famille continue à fréquenter les aires. Mais ce travail m’a permis de mieux comprendre le caractère systémique des mécanismes mis en œuvre dans la localisation des aires d’accueil.

Le premier, c’est l’évitement : les territoires ne veulent pas accueillir. Les politiques publiques élaborées au niveau étatique, malgré leurs défauts, visent à mettre en œuvre un système d’accueil ; au niveau local, on cherche à l’éviter. Plusieurs techniques existent. Les municipalités peuvent, par exemple, retarder au maximum le moment où elles construiront une aire. Pour cela, elles désignent un terrain pourri, qu’elles savent non-viable. À la fin de la procédure de désignation, la préfecture refuse le terrain, et on repart sur une nouvelle procédure de deux ou trois ans. Cette stratégie est régulièrement déployée par les collectivités et peut faire traîner un projet sur vingt ans. Cela explique que des projets existant depuis les années 2000 ne soient toujours pas réalisés.

Extrait de l’inventaire présent en fin d’ouvrage

La loi prévoit que la préfecture puisse mettre en demeure les collectivités qui ne remplissent pas leurs obligations, voire se substituer à elles. En réalité, ce pouvoir de substitution n’est jamais mobilisé pour la construction d’aires. Il ne l’est pas non plus pour lutter contre les terrains insalubres. Contrairement aux discours politiques qui suggèrent que les obligations pesant sur les collectivités sont trop lourdes, on constate qu’en réalité le non-respect de ces obligations n’entraîne aucune conséquence.

Quand la collectivité ne peut plus échapper à ses obligations, elle passe alors à une stratégie de mise à l’écart. Cela consiste à trouver le terrain le plus éloigné de toute zone d’habitation. Une autre stratégie consiste à construire des aires dans des endroits impropres, ou avec des équipements de faible qualité – ou encore à établir des tarifs de stationnement trop élevés. Logiquement, les Voyageurs les évitent, et les taux de remplissage sont faibles. Ce qui justifie de ne plus construire, voire de fermer des aires... 

Cette politique s’appuie notamment sur la loi Besson du 5 juillet 2000. Est-ce que tu peux revenir sur les principes de cette loi, et les problèmes qu’elle pose ?

Le défaut intrinsèque de la loi Besson, c’est qu’elle prétend mettre en place un équilibre entre les collectivités d’une part, et les « gens du voyage » d’autre part. Mais il ne peut pas y avoir d’équilibre entre une institution publique et un individu, le rapport de force sera toujours en faveur de la première ! Dans cette logique, la loi indique que les « gens du voyage » ont le droit d’être accueillis, mais le devoir de s’installer sur les aires d’accueil construites par les collectivités. La charge de l’accueil repose beaucoup plus sur les personnes obligées de rester dans les aires que sur les collectivités chargées de les construire. 

De plus, cette loi instaure un système public d’accueil à destination d’une catégorie particulière de la population, distinct des systèmes publics d’accueil pour les camping-caristes ou pour les autres catégories de personnes en habitat mobile. Ce qui distingue les cibles de ces différents systèmes d’accueil public, in fine, c’est une catégorisation historiquement fondée sur l’appréhension de l’ethnicité. Dans son article 1, la loi Besson désigne les « gens du voyage » comme ceux « dont l’habitat traditionnel est constitué de résidences mobiles ». Le terme traditionnel n’est pas explicité, il suggère une forme d’héritage de ce mode d’habitat, et ce qui est visé derrière, c’est le Tsigane et toutes les personnes appréhendées comme telles.

La conséquence, c’est que les autres systèmes publics d’accueil des habitats mobiles sont interdits aux Voyageurs. Dans le Calvados, on compte vingt-deux aires d’accueil pour les Voyageurs : 95 % sont situées dans des zones non dédiées à l’habitat, complètement isolées, et près d’une sur deux est polluée. En comparaison, il y a une centaine d’aires de camping-car, situées en bord de mer ou en centre-ville. Mais quand vous êtes un Voyageur, vous ne pouvez pas y accéder : les caravanes y sont interdites. De la même manière, les campings municipaux, qui ont pendant longtemps été explicitement interdits aux « gens du voyage », bannissent désormais les caravanes à double essieu, qui sont majoritairement utilisées par les Voyageurs. Mais si vous n’êtes pas Voyageur et que vous voulez aller dans un camping avec une caravane de ce type, la Fédération française de camping et de caravaning peut vous délivrer une attestation stipulant que vous avez une résidence principale. En clair : que vous n’êtes pas un gitan... On a donc organisé différents systèmes d’accueil public sur la base d’une discrimination ethnique. 

Autre élément problématique : les obligations de construction d’aires fixées par la loi Besson sont basées sur le nombre d’habitants des communes, sans tenir compte des besoins des populations visées par la loi... 

Les communes de plus de 5 000 habitants, concernées par la construction d’aires, ne représentent que 4 % du total des communes françaises. Cela signifie que 96 % des communes sont exclues du système d’accueil. On a des exclusions de territoire énormes. Beaucoup sont dénués d’aires, en particulier dans les zones rurales. La loi Besson a accentué le regroupement des aires dans les espaces périphériques des grandes villes, souvent sans cohérence avec la présence et les besoins des populations concernées.

Dans le livre, je prends l’exemple de Nemours, en Seine-et-Marne. L’intercommunalité s’étend sur un territoire de 226 kilomètres carrés, et comprend deux aires d’accueil, soit environ 6 000 mètres carrés de surface au sol. C’est la seule portion de ce territoire sur laquelle les Voyageurs peuvent s’installer légalement, alors que les deux aires sont situées dans un même quartier, au pied d’une station d’épuration et d’une usine. C’est emblématique de la logique et de l’ampleur de l’exclusion spatiale organisée par la loi Besson. Les Voyageurs n’ont aucun choix d’établissement et donc pas de réelle liberté de circulation.

Certains départements sont également très déficitaires en matière d’accueil. Dans les Alpes-de-Haute-Provence, il n’y a que trois aires, dont l’une était récemment fermée. Dans les Alpes-Maritimes, on en compte également trois, qui disposent en tout d’une centaine d’emplacements : seuls 300 Voyageurs peuvent donc s’installer dans ce département d’un million d’habitants. Cette situation rend presque impossible de stationner légalement sur des territoires entiers. 

Quel est l’impact de cette politique d’accueil sur le Voyage ?

Les aires ont créé des schémas artificiels de Voyage. On ne voyage plus en fonction de ses activités professionnelles ou des événements familiaux, mais selon un parcours prédéfini et schématisé par les aires. Les habitudes de Voyage de nombreuses familles ont été bouleversées.

À ces dispositifs entraînant une restriction du Voyage se sont ajoutés des facteurs économiques et sociaux. Le versement de certaines aides sociales a été conditionné à la scolarisation des enfants en présentiel et le prix du carburant a augmenté : conséquence, les familles les plus précaires se sont donc retrouvées bloquées sur les aires d’accueil.

Aujourd’hui, ces aires sont l’antichambre des terrains familiaux [1]. Après avoir poussé à la sédentarisation des Voyageurs, les pouvoirs publics insistent maintenant sur « l’ancrage » – comme si les personnes présentes sur les aires n’étaient pas ancrées dans leur territoire, quand bien même leurs familles y vivent depuis plusieurs siècles. Le Voyageur est vu comme un éternel étranger.

Pour l’État, maintenant qu’on a contraint les déplacements des Voyageurs, qu’on a détruit en partie leurs modèles économiques et sociaux, il s’agit de trouver des solutions d’habitat, d’entrer dans une logique de sédentarisation et d’assimilation. Cette politique peut se lire dans l’évolution des schémas départementaux : celui d’Ille-et-Vilaine ne comportait qu’une occurrence du mot « ancrage » il y a six ans ; on en compte désormais quarante-quatre. Mais on retrouve beaucoup de réticences de la part des élus locaux, qui ne veulent pas créer des terrains familiaux.

Pourtant, la loi Besson était aussi le résultat de luttes menées par les Voyageurs eux-mêmes, qui réclamaient des terrains pour répondre aux difficultés d’installation. Mais sa mise en œuvre n’a pas correspondu aux aspirations exprimées. Il aurait fallu en plus que dans chaque commune, il y ait un petit carré de pelouse avec l’eau et l’électricité, sur lequel on puisse s’arrêter, quitte à payer le ramassage des poubelles et les consommations. Finalement, on se retrouve avec des terrains standardisés, isolés, surveillés, clôturés, qui séparent les populations et sont en nombre insuffisants. 

Ce qui frappe, c’est en effet l’absence d’efforts réalisés pour rendre ces aires hospitalières...

C’est en ça que le travail de Lise Foisneau m’a ouvert les yeux. Avant, quand je voyais une aire d’accueil neuve, propre, cela me semblait luxueux. Parce que j’avais connu les arrières d’usine, les exclusions de territoire et les terrains en mauvais état. Malgré la réticence qu’on peut avoir à mobiliser la symbolique du camp, parce que nos propres grands-parents ont été placés dans des camps de concentration, on ne peut pas l’ignorer quand on voit des aires comme celle de Saint-Amand-Montrond, dans le Cher, clôturée par des barbelés. Quand on prend en compte les gardiens, l’isolement, les sanitaires coulés dans un seul bloc de béton... On n’est pas dans l’hospitalité, mais dans l’équipement brut, bas de gamme, qui relève plus du parcage d’animaux ou du stockage de matériel.

Ce qui frappe aussi, c’est l’absence de nature. Alors que l’idéal du Voyage, c’est le contact avec la nature, la forêt, les bords de rivière... Tout cela disparaît complètement avec l’aire d’accueil. Les roulottes hippomobiles qu’ont connues nos grands-parents passaient par les chemins de campagne, apportaient dans les villages le cinéma itinérant, des bibelots qui n’existaient pas en dehors des villes. On amenait une forme de modernité dans les campagnes. Une partie de ce patrimoine a été détruit par le système d’accueil. 

Le traitement médiatique de cette question tourne essentiellement autour des installations illégales de Voyageurs. Dans quelle mesure participe-t-il au renforcement des stéréotypes qui les visent ?

Ce traitement est le reflet du positionnement de l’État, qui ne s’intéresse aux Voyageurs que sous l’angle de leur position dans l’espace social et urbain, au détriment des questions mémorielles, scolaires, etc. Dans la mesure où tous les espaces ont été fermés à la présence des Voyageurs, les seuls moments où ils font irruption dans la vie du sédentaire, c’est quand ils sortent de leur espace d’assignation spatiale. Et comme la sortie de l’aire d’accueil les met en situation d’illégalité, le traitement médiatique correspondant leur est appliqué. Tant que le Voyageur reste dans son aire, tout le monde s’en fout, quoi qu’il se passe sur l’aire.

Cette dynamique est renforcée par l’absence de Voyageurs dans les rédactions ou parmi les acteurs des médias. La question est traitée par des personnes qui n’appréhendent pas du tout les différentes problématiques qu’ils peuvent rencontrer. Le seul sujet qui intéresse, c’est celui de la présence des Voyageurs, dont on ne veut pas à côté de chez soi, en raison de stéréotypes qui restent largement mobilisés. L’autre volet du traitement médiatique, c’est d’ailleurs la question de la délinquance, qui est toujours associée à la catégorisation « gens du voyage ». Quand un Voyageur commet un crime, il est toujours indiqué qu’il est « issu de la communauté des gens du voyage ». Il s’agit d’une entreprise de stigmatisation assez claire, qui participe à construire une image du Tsigane sur laquelle repose l’antitsiganisme.

Enfin, en termes de représentation, les médias donnent généralement la parole à des hommes correspondant au cliché du « patriarche », puisque les Voyageurs sont appréhendés comme une tribu ou un clan. Leurs discours se sont beaucoup enfermés sur la question de l’accueil, et sur l’idée que les installations illégales s’expliquent par le manque de places. Mais ce n’est pas toujours vrai, ce n’est pas que ça ! Quand toutes les aires d’accueil seront construites, il y aura toujours des personnes en situation illégale aussi parce qu’elles refusent ce système. On a tendance à ignorer les raisons qui poussent à refuser de vivre dans les aires. La seule parole relayée dans les médias est celle qui légitime la politique des aires. 

Cette représentation très masculine des Voyageurs dans les médias ne reflète d’ailleurs pas la réalité des luttes menées pour leurs droits qui sont souvent portées par des femmes...

Les Voyageurs ont fait l’objet d’un traitement très paternaliste depuis la guerre, et la parole a souvent été confisquée par des associations et des personnes extérieures. Cela a notamment conduit à invisibiliser les femmes. Aujourd’hui, il y a un décalage entre le nombre de femmes auxquelles on donne la parole et le nombre de femmes en lutte. Ce sont très souvent elles qui en prennent la tête. C’est le cas à Hellemmes-Ronchin, dans le Nord, et c’est le cas au Petit-Quevilly, où deux femmes ont mené le combat suite à l’incendie de l’usine Lubrizol.

La lutte contre les inégalités environnementales peut fédérer largement. La question fait consensus parmi les Voyageurs, personne n’a envie de vivre dans un espace pollué. Derrière, on peut construire des alliances avec des forces écologistes, mais aussi avec des forces féministes qui viendraient appuyer ces luttes menées par des Voyageuses. On peut aussi construire des alliances antiracistes, puisque le système d’accueil est l’une des portes d’entrée pour appréhender la question de l’antitsiganisme en France. Il y a un enjeu à mettre en lumière les différents combats menés localement contre les pollutions, et à les rassembler en mettant en contact leurs acteurs et actrices. Cela permet de rompre l’isolement et de redonner de la joie, de l’espoir et de la combativité. 

Cet entretien a également été publié dans le n°197 du journal CQFD, en kiosque à partir du 2 avril.


William Acker, Où sont les « gens du voyage » ? Inventaire critique des aires d’accueil, Éditions du commun, 2021, 18 €.

Notes

[1Terrains locatifs aménagés, dédiés à l’habitat mobile, visant le plus souvent à accueillir des « gens du voyage » dits « sédentaires ». Contrairement au droit commun, les caravanes y sont autorisés pour une longue durée.