« Trophée civisme et défense » ou comment l’armée entre dans l’Ecole

Le Ministère de l’Éducation nationale informe régulièrement les enseignants de la possibilité d’inscrire leurs classes à divers concours nationaux, en vue de valoriser les grands concepts mis en avant selon les époques. Dernier reçu dans les boites mail des enseignants : le trophée « Civisme et défense ».

Depuis la fin du service militaire, autorités politiques et militaires ne manquent pas d’idées pour maintenir un esprit militaire dans la jeunesse. Ainsi se sont développés des partenariats étroits entre l’Éducation nationale et les corps d’armée. Depuis 1986, chaque académie possède un « trinôme académique » pour « former à l’esprit de défense de futurs citoyens responsables » [1].

Suite aux attaques terroristes de 2015 et 2016, le gouvernement a décidé de renforcer encore l’éducation à la défense à tous les étages du système éducatif. Dans un protocole interministériel Éducation nationale - ministère de la défense, signé en 2016 et intitulé « Développer les liens entre la jeunesse, la défense et la sécurité nationale » on pouvait lire :

« Les ministres signataires du présent protocole s’accordent sur l’importance du lien entre la défense et la sécurité nationale adossé à un niveau d’excellence scientifique et technologique et à une base industrielle dont dépend pour partie le rang économique de notre pays. Les objectifs attendus sont la mobilisation de toute la nation pour les valeurs de la République, le développement de la culture de défense et de sécurité nationale des citoyens et des responsables de la Nation. »

Et ce protocole fait de l’école primaire un acteur majeur de « la promotion des valeurs qui fondent l’esprit de défense et de sécurité nationale ». Ainsi, un peu partout fleurissent d’étonnantes actions qui s’étalent dans la presse, où l’on voit une jeunesse bien aux ordres, séduite par l’autorité et la discipline, arborer fusils d’assauts et uniformes, monter dans des avions de chasse, admirer les motos de la gendarmerie...

Concours du meilleur citoyen-soldat

Organisé depuis 2002 par l’association Civisme, Défense, Armée, Nation [2], le trophée « Civisme et Défense » récompense la meilleure réalisation de citoyenneté mettant en valeur le lien entre la société et la Défense. Le projet se doit d’être construit en relation avec les forces armées. L’idée est de faire plancher élèves et enseignants dans le but de créer un support, une production, une œuvre autour du lien entre la Défense et le citoyen.

Autant dire que le recul critique autorisé est large... Bien que rien ne soit interdit, on imagine mal une production qui se mette en tête de montrer toute l’aberration sociale de la loi de programmation militaire 2014-2019 (qui fait partie des documents proposés par le site support chemindememoire.gouv.fr dédié à l’Éducation à la Défense, géré par le Ministère des Armées). Cette loi « qui s’élève à 162,4 milliards d’euros courants sur 2015-2019, en hausse de 3,8 milliards d’euros par rapport à la trajectoire initiale », représente en effet un effort équivalent à plus de deux fois le budget annuel de toute l’Éducation nationale. En cette période de suppression des contrats aidés, de baisse des APL, de suppression de postes à la SNCF, de suspension des subventions aux associations de protection de l’enfance, et autres coups bas portés à la société civile en général, certaines remarques seraient certainement mal venues dans un concours paramilitaire.

Rien d’étonnant alors à voir que les principaux projets valorisés par le trophée ont pour vocation de glorifier les faits de guerre passés. La plupart des lauréats sont récompensés pour leurs initiatives visant à mettre en valeur le patrimoine militaire ou des faits historiques liés à la grandeur de l’armée française. C’est le cas de ce webzine, lauréat en 2010. De même, on reste abasourdi par les réalisations, la construction intellectuelle et l’emballement de nos jeunes lauréats de 2016, tels que les montre un reportage vidéo mis en avant sur le site du C.I.D.A.N..

Mémoire, humanitaire, nation et sécurité : la fin des conflictualités ?

Ces « trophées » vantent leur dimension citoyenne et tentent de montrer la grandeur de l’engagement militaire à partir d’axes qui semblent anodins : le lien entre la Nation et ses armées, l’enseignement de la Défense, une action à caractère social et humanitaire ou encore la célébration du centenaire de 14-18 et la littérature de guerre... Une armée rêvée non ?

Nulle part il n’est fait allusion au fait que l’armée c’est d’abord pour faire la guerre. Et encore moins pour tuer des gens. Les « opérations extérieures » de l’armée française se réduiraient ainsi sans doute à des actions humanitaires... Pire, tout concourt à intérioriser et développer « une culture relative au risque », notamment après les attentats, à entretenir l’idée que le danger est potentiellement partout. Et que chacun devient un intervenant de la Défense nationale. Un devoir de vigilance qui est bien loin du droit à la sureté (contre les abus policiers et militaires) qu’avaient mis les révolutionnaires dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen...

Ce retour à l’histoire s’apparente surtout à un effacement. En effet, avec la mémorialisation des faits militaires (à laquelle se réduit de plus en plus l’enseignement de l’Histoire), la boucle est bouclée. Voilà retrouvés les héros, la patrie reconnaissante, baignés dans une vision consensuelle d’une histoire qui occulte les conflits, la domination, les révoltes et leur légitimité ou encore les résistances (autres que nationales). Tout tend à imposer des jugements de valeur au détriment de l’analyse critique des phénomènes, dans des lieux et des temps de communion nationale que l’on ne peut contester.

Notes

[1Ces trinômes comprennent un représentant de l’autorité militaire, le délégué académique de défense et le représentant de l’association régionale de l’Institut des hautes études de la défense nationale selon le site officiel de l’Éducation nationale.

[2L’association CIDAN a été créée par l’Amiral Lacoste en 1999, suite à la suspension du Service National. Vous pouvez lire un portrait de cet homme de droite rédigé par Libération ici.