Dans la pensée néolibérale, l’individu n’est pas approché sur un mode personnel, à travers son histoire, ni par rapport au contexte social et historique. La particularité du raisonnement actuel, c’est au contraire son a-historicité : il n’est pas question de s’interroger sur l’histoire de la personne à partir de son vécu actuel. Pas plus qu’il n’est question de mettre son histoire personnelle en rapport avec son milieu et le contexte historico-social, ce qui est l’autre trait particulier de ce raisonnement : il est indéterministe. Le contexte n’est vu que comme un "environnement" dont on peut lister certaines caractéristiques à titre de "variables" [1].
L’approche de l’individu s’appuie alors sur un postulat comportementaliste caricaturé : peu importe ce que sont les êtres humains, seuls leurs actes comptent (car c’est par leurs actes que les êtres humains entrent dans le champ du "social", lequel est défini par la relation interpersonnelle et le face à face avec la "Société" et ses règles).
Or, puisqu’il s’agit d’actes, on peut les appréhender de manière tangible, par description minutieuse. Puis, de manière "scientifique", on peut les intégrer dans une suite qui donnera lieu à différents calculs statistiques.
L’individu, — non la personne —, apparaît alors. Non comme point de départ mais comme produit d’un calcul statistique. Comme cas individuel, inclus dans une série, au croisement des diverses données sur lesquelles portent les calculs.
Par exemple, un comportement qu’on va désigner comme délinquant va rentrer dans un calcul qui fait apparaître une certaine distribution de cas dans une population donnée. Non pas un rapport entre le comportement et le contexte dans lequel il s’inscrit, mais une distribution quantitative de cas qui appelle à des comparaisons de distributions différentes. Ces distributions différentes s’établissent en faisant varier (variables) certaines données considérées comme pertinentes : selon les quartiers, selon les sexes, selon les âges, l’origine, le mode de consommation et de vie, les croyances, les préférences sexuelles etc… On peut multiplier ces "variables" [2] à l’infini, en les croisant avec des "facteurs" familiaux, psychosociaux, "ethniques", génétiques. Ces distributions différentielles sont destinées à faire apparaître des groupes (ou populations) distincts et leur propension à tel ou tel comportement. Cette propension, censée être fondée sur une certaine régularité statistique, est "calculée" sur la base d’une projection probabilitaires et elle est exprimée, au niveau du groupe, en termes de "risque" ou de "chance".
Si on admet la légitimité d’un tel calcul (qui, rappelons-le est par nature descriptif et non explicatif) pour des grands groupes, il ne peut en aucun cas être appliqué à de petits groupes, et encore moins à un individu. La fiabilité du calcul statistique tient à ce qu’il décrit des moyennes, issues de grands nombres, sur la base de régularités établies sur un temps suffisamment long pour être jugé significatif. De ce point de vue, on peut contester fortement l’usage infondé de très nombreux "calculs" actuels, prétendument statistiques et probabilitaires.
Mais surtout, il n’y a aucun sens à calculer une probabilité pour un individu. Prenons l’exemple de la démographie, qui a été l’un des premiers phénomènes étudiés par cette méthode : si le taux (l’indice) de fécondité [3] française est par exemple de deux enfants par femme, par différence avec d’autres pays, dirait-on qu’une femme française a un risque (ou une chance) d’avoir deux enfants ? Cela n’a aucun sens. Le taux en question désigne une moyenne qui par définition égalise des disparités de cas. Il ne peut en aucun cas dire quoi que ce soit des cas individuels eux-mêmes.
Cela n’a aucun sens, et pourtant c’est ainsi que raisonne la "science" actuelle [4] quand elle construit le concept de dangerosité. C’est d’ailleurs selon ce même raisonnement que se font tous les calculs dits de probabilité ( en vrac : de délinquance, de maladies, de maltraitance, etc…) concernant les individus (calculs qui se traduisent ensuite en calculs de risques, et font la joie des assureurs).
C’est donc ainsi que la "science" actuelle approche la personne : en la retrouvant comme cas individuel à l’issue de ces calculs.
Reste la nécessité d’identifier la personne, — puisqu’il s’agit ici d’un "délinquant" et qu’on veut l’arrêter ou montrer sa "dangerosité", au-delà des faits incriminés. On va encore ajouter au calcul qui circonscrit la "population ciblée", des "variables" assorties de calculs algorithmiques plus "fins", alimentés par un pseudo savoir psychologique, de manière à préciser le "profil" du "type" d’’individus recherchés. Ensuite seulement, on essaie de déterminer si la personne incriminée "colle" avec le profil ainsi défini. C’est ici qu’intervient l’approche dite "qualitative".
Un mot de cette "approche qualitative" : la notion de dangerosité laisse à penser — c’est sa fonction — qu’un psychologue ou psychiatre, partant de la personne et de son histoire, pourrait repérer et signaler une certaine tendance à l’agressivité ; mais ce schéma ne recouvre que des cas très particuliers et excessivement rares de pathologies mentales (et n’oublions pas que les psychiatres s’élèvent avec force contre l’amalgame entre maladie mentale et violence). En dehors de ces cas, il n’y a aucun savoir psychologique ou psychiatrique qui puisse se prétendre, de manière fondée, capable de déterminer chez l’être humain, l’existence avérée de cette tendance, sa force, son intensité au point de prédire ses formes de manifestation ni même si elle va se manifester. On sait que tout cela relève autant de la liberté du sujet, de sa capacité à analyser sa situation que des conditions concrètes dans lesquelles tout comportement s’inscrit.
D’autre part, l’approche qualitative dont il est question est elle-même dirigée par une conception "comportementaliste" exacerbée qui met notamment sur le même plan les paroles et les actes : le "dire" est aussi un "faire", l’intention est mise sur le même plan que l’acte lui-même. Le seul fait de penser quelque chose, s’il a été exprimé, devient un "fait" qu’on peut incriminer. La législation internationale sur les terroristes a déjà entériné ce glissement.
On imagine aisément comment peut se faire l’extensivité des "faits", et la créativité correspondante des méthodes d’interrogatoires. Et comment l’expérience des psychologues peut être mise à profit. La catégorie du "délinquant sexuel" et plus encore du pédophile est particulièrement propice à ces inquisitions qui transforment en "fait" le moindre geste (tension, hésitation, tentation, désir…), le moindre regard (fuyant, de préférence), etc… D’ores et déjà, est déclaré coupable de pédophilie celui qui visite un site pédophile.
À partir de là, peut se mettre en place une véritable police des pensées et des désirs, qui ne laissera personne innocent.
En conclusion, on voit alors comment il est possible de "prévoir" le nombre d’individus qui entreraient dans le profil en question — ici les délinquants sexuels récidivistes : prévision 15 à 20 par an —. On comprend aussi comment l’arbitraire peut intervenir pour faire entrer une personne dans le cadre prescrit "scientifiquement". Et, enfin, comment tout cela, issu d’une logique de gestion, peut donner lieu à une recherche et un calcul de résultats.