Top des entreprises, flop du journalisme

Chaque année, le groupe La Nouvelle République invite le patronat local au centre de congrès de Tours pour une soirée dédiée à « valoriser la performance ». Un événement qui illustre les rapports incestueux du journal avec les pouvoirs locaux.

« Célébrer l’optimisme et le retour à la croissance », « mettre à l’honneur la performance », « valoriser et récompenser les entreprises performantes d’Indre-et-Loire » : dans son édition du mardi 12 décembre, le quotidien local donnait une bonne idée de l’esprit qui animait la soirée organisée la veille au Vinci.

Cette « grande soirée des entrepreneurs tourangeaux », qui a réuni 1 500 acteurs économiques, était organisée par le groupe La Nouvelle République. Depuis plusieurs années, le principal groupe de presse de la région invite le patronat local à s’autocélébrer lors de cet événement sobrement nommé « Top des entreprises ». On s’applaudit entre pairs et on se récompense, dans différentes catégories : manager de l’année, création d’entreprise, innovation, export...

Cette soirée donne lieu, chaque année, à l’impression d’un supplément au journal, lourd de 124 pages. On y trouve énormément de publicités, mais aussi des articles élogieux sur les entreprises locales, et des interviews complaisantes d’élus locaux. A la page 74, on peut par exemple lire ce propos fulgurant de Philippe Briand, président de la métropole, recueilli par le journaliste Bruno Pille :

« Un territoire est toujours une promesse de développement pour les populations ! »

Pour l’organisation de cette soirée, La Nouvelle République a pu compter sur quelques alliés de choix : la Chambre des métiers et de l’artisanat, Tours métropole, la Chambre de commerce et d’Industrie, l’agence régionale de développement économique, mais aussi EDF, Renault ou Harmonie mutuelle. Chaque année, c’est l’occasion pour le groupe de presse de brosser dans le sens du poil ses annonceurs actuels et potentiels. Rien de tel que des remises de trophées et des petits fours pour sceller une bonne entente. Pour La Nouvelle République, les collectivités et les entreprises ne sont pas des acteurs de la vie locale dont le journal devrait couvrir l’activité avec un semblant de neutralité, mais des partenaires privilégiés.

Les ménages d’Émilie Tardif

Pour ambiancer cette charmante soirée, La Nouvelle République avait convoqué Émilie Tardif. Principalement connue pour animer un talk-show sur la chaîne locale TVTours (qui fait partie du groupe La Nouvelle République), Émilie Tardif se présente également comme journaliste. Mais pour arrondir ses fins de mois, il lui arrive de diversifier ses activités. Au début du mois de décembre, elle animait le forum de Cap’Com, « le réseau de la communication publique et territoriale », qui se tenait au Havre. Des collectivités locales y étaient récompensées pour leur communication, par exemple dans la catégorie « attractivité et marketing territorial ». Et ce 11 décembre, elle animait la soirée Top Entreprises au Vinci.

Olivier Saint-Cricq, président du directoire du groupe La Nouvelle République

Dans le jargon des journalistes, on appelle ça un ménage. C’est le fait, pour un journaliste, de mettre sa notoriété au service de la communication d’un organisme (entreprise commerciale, association, mouvement politique, collectivité publique...), et ça consiste souvent à jouer un rôle d’animateur lors d’un évènement promotionnel (congrès, convention, séminaire, etc.). Apparemment, au sein du groupe La Nouvelle République, on ne voit pas ça d’un mauvais œil. Tant pis pour les problèmes déontologiques que cela pose. Par exemple : comment porter un regard critique sur les activités d’une collectivité qu’on est chargée de récompenser par ailleurs ? La Déclaration des devoirs et des droits des journalistes de 1971 invite pourtant la profession à « ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste ».

« Débattre de l’économie sous un angle inspirant »

Le troisième mardi de chaque mois, La Nouvelle République et ses partenaires organisent « des rencontres et une information exclusives, délivrées par des conférenciers professionnels ou des chefs d’entreprises, pour décoder le marché de l’entreprise, échanger et débattre de l’économie sous un angle nouveau et inspirant » [1]. Ces rencontres ont pour partenaires Mercedes-Benz et Tours Métropole, et se déroulent à l’occasion dans les locaux de la collectivité... Des petits-déjeuners réservés aux « décideurs », qui fournissent un autre exemple des relations qui existent entre le groupe de presse et le patronal local.

Confronté depuis des années à un effondrement de sa diffusion [2], le journal a intérêt à maintenir de bonnes relations avec ses annonceurs, qu’il s’agisse d’entreprises ou de collectivités. D’où la multiplication d’événements et de partenariats avec ces acteurs : Top des entreprises, Tops du tourisme, participation à l’organisation du Festival du cirque, petits-déjeuners VIP, etc.

La question des liens entre les entreprises et la presse est généralement abordée sous l’angle de l’actionnariat : qui détient les médias ? Qui est le propriétaire de tel ou tel titre ? Comme le relevait l’association Acrimed dans un article de mars 2016, un petit nombre de groupes se partageant la quasi-totalité des médias « traditionnels » de diffusion nationale [3] ; dans un récent communiqué, Reporters sans frontières dénonçait « une concentration des médias en France entre les mains de quelques milliardaires » [4]. Cette critique est indispensable, mais fait trop souvent l’impasse sur les rapports quasi-incestueux entre les titres de presse quotidienne régionale et les acteurs économiques et politiques locaux, dont La Nouvelle République donne un bon exemple. Sa proximité avec les notables, patrons et élus, a un coût : l’indépendance et la qualité de l’information.