Santé au travail : « Le patronat veut que la dégradation des conditions de travail soit la plus discrète possible »

Le gouvernement multiplie les attaques contre les outils de défense de la santé des travailleuses et des travailleurs dans les entreprises : CHSCT, médecine du travail, inspection du travail... Échange sur ce sujet avec Eric Beynel, porte-parole de l’union syndicale Solidaires, qui fait partie des initiateurs de la campagne « Pour ne plus perdre sa vie à la gagner ».

Une pétition a été lancée au mois de janvier 2015 sur le thème « Pour ne plus perdre sa vie à la gagner », et un meeting sur le même thème a eu lieu à Paris au mois de février. Comment sont nées ces initiatives ?

Pendant l’été 2014, on a observé le début d’une campagne contre les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), dans la presse et dans certains cercles de réflexion sociaux-libéraux ou libéraux. Il y a eu une note sur ce sujet de la fondation Terra Nova, et plusieurs articles d’associations de directeurs des ressources humaines. Or, on sait que le CHSCT est une instance qui a gagné en puissance ces dernières années, et qui embête de plus en plus le patronat, notamment en ce qui concerne l’organisation du travail.

Dans le même temps, le gouvernement a demandé que les organisations syndicales représentatives ouvrent une négociation sur les seuils sociaux [1], et d’autres outils de défense de la santé des travailleuses et des travailleurs ont été mis en danger. Par exemple, l’inspection du travail, avec les suites de la réforme Sapin, et la médecine du travail, qui menaçait d’être attaquée dans le cadre de la loi Macron. Finalement, la question de la médecine du travail a été retirée de la loi Macron, mais les menaces subsistent.

Est-ce que tu peux expliquer sommairement quelles sont les principales menaces contenues dans les « réformes » à venir ?

Concernant les CHSCT, il s’agit de dissoudre cette instance au sein d’une instance unique comprenant le comité d’entreprise et les délégués du personnel. L’objectif est de faire reculer la prise en charge des questions de conditions de travail, pour privilégier les questions purement économiques — emplois, salaires — qui seront forcément traitées au détriment de la santé des travailleuses et des travailleurs [2].

Concernant l’inspection du travail, la réforme Sapin a déjà restructuré les services, et les salarié-es ont de plus en plus de mal à faire intervenir rapidement les services de l’inspection dans les entreprises [3]. Avec le projet de loi Macron, il est prévu de réduire les sanctions pénales contre les employeurs, au profit de simples sanctions financières appliquées sur le mode de la transaction entre l’employeur et l’administration. Cela ne permettra plus de construire de la jurisprudence, ni de rendre visible les infractions commises par les employeurs. Or, les organisations syndicales pouvaient s’appuyer sur les condamnations des employeurs pour faire progresser la situation dans les entreprises.

Enfin, concernant la médecine du travail, on assiste à une attaque du patronat sur le peu d’indépendance et de moyens dont disposent encore les médecins pour exercer une activité au profit exclusif de la santé des salarié-es [4]. Les patrons souhaiteraient que l’activité des médecins du travail soit exclusivement à leur service, et qu’elle se résume à trier la main-d’œuvre.

La pétition « Pour ne plus perdre sa vie à la gagner » appelle à une mobilisation et à l’organisation d’états généraux pour défendre et améliorer les droits collectifs des travailleurs en matière de santé au travail. Tu peux développer ?

Face aux attaques et aux réponses parcellaires qui y ont été apportées, on s’est dit qu’il serait intéressant d’unir les forces de tous les acteurs et actrices mobilisés dans ces outils de défense de la santé des salarié-es. Un collectif a donc été créé, qui est à l’origine des différentes initiatives mises en place. Ce collectif s’est monté avec les syndicats de médecins et d’inspecteurs du travail, avec les associations de défense de la santé des salarié-es, avec des cabinets d’experts CHSCT et avec quelques chercheurs.

A ce stade, nous n’avons obtenu aucune réponse du gouvernement. Nous continuons néanmoins à travailler à l’organisation d’états généraux de la santé des travailleuses et des travailleurs. Car notre idée n’est pas seulement de défendre l’existant, qui est loin d’être satisfaisant ; il s’agit d’avancer sur la question de la défense de la santé au travail. Les états généraux seront un des outils mis en œuvre pour aller dans ce sens.

Comment analyses-tu ces attaques concertées contre les institutions protectrices de la santé des salarié-es, alors qu’une étude publié en 2014 parlait d’une dégradation des conditions de travail dans les entreprises, associée à une intensification du travail ? [5]

L’objectif principal du patronat dans cette affaire, c’est que la dégradation des conditions de travail soit le moins visible possible. Par exemple, le nouveau « Plan cancer » qui a été lancé il y a quelques mois fait complètement l’impasse sur les cancers d’origine professionnelle. Aujourd’hui, ces cancers sont largement invisibles, en dehors de quelques sujets comme l’amiante, alors que les travailleurs et les travailleuses sont exposés à de nombreux produits cancérogènes.

En attaquant les outils de défense des salarié-es, le patronat espère que les altérations de la santé du fait du travail soient le moins visibles possible, et donc éviter les sanctions pécuniaires qui peuvent tomber quand des maladies sont reconnues comme étant d’origine professionnelle. Ces dernières années, la jurisprudence construite grâce aux CHSCT, à la médecine du travail, à l’inspection du travail ou grâce aux experts avait permis de commencer à rendre visible les altérations de la santé en lien avec le travail. Mais si ça ne se voit pas, les patrons ne peuvent pas être responsables.

Quel rôle peuvent jouer les collectifs syndicaux dans les entreprises en cas de recul des outils existants ?

Les attaques menées par le patronat sont aussi une réponse à la volonté réaffirmée des équipes syndicales de prendre en charge les questions de la santé et des conditions de travail. Ces attaques ne seraient pas aussi fortes s’il n’y avait pas, dans les organisations syndicales, un progrès important dans la prise en charge de ces questions et une volonté forte de combattre pour améliorer les conditions de travail.

L’union syndicale Solidaires, comme d’autres organisations syndicales, essaye d’amplifier les formations sur ces thèmes pour agir aussi en dehors des instances de représentation du personnel. Car ces instances ne sont qu’un outil parmi d’autres. Il y a des batailles importantes à mener par ailleurs, notamment avec les associations, pour sortir ces questions des entreprises. Par exemple, la question des pesticides concerne aussi bien des citoyens que les salarié-es qui sont directement amenés à les manipuler.

Le combat doit aussi porter sur l’organisation du travail, au-delà de la question de la santé : nous défendons l’idée que les travailleuses et les travailleurs doivent être maîtres de cette organisation et de la manière dont ils effectuent leurs tâches. C’est un combat fondamentalement émancipateur qui se mène là.

Notes

[1Les seuils sociaux sont les seuils d’effectifs à partir desquels une entreprise doit respecter un certain nombre d’obligations, notamment en matière de représentation du personnel (élections de délégués du personnel, création d’un comité d’entreprise, création d’un CHSCT, etc.).

[3A ce sujet, relire l’entretien avec deux inspecteurs du travail publié avant la réforme : Inspection du travail : « La réforme est dangereuse ».

[5Sur cette étude, lire L’intensification est de retour.