Vous pouvez nous rappeler quel est le rôle de l’inspection du travail ?
M.P. : Sa principale mission est de contrôler l’application des lois, règlements, dispositions conventionnelles, etc. relatives au travail au sein des entreprises. Elle a aussi des missions annexes de « veille sociale » : on doit faire remonter à l’administration centrale les difficultés que l’on constate dans l’application des lois, proposer des améliorations, etc. Cependant, l’administration centrale ne tient aucun compte des propositions que nous pouvons être amenés à faire pour améliorer l’application de la législation.
On peut aussi être amenés à intervenir dans les conflits collectifs, essentiellement pour faire en sorte que la discussion puisse avoir lieu et permettre des avancées.
L’inspection du travail est organisé en sections teritoriales. Les agents de contrôle (inspecteurs et contrôleurs) se voient affecter un territoire sur lequel ils exercent leurs activités. En principe, les sections comprennent un inspecteur du travail, qui est chef de service, deux contrôleurs du travail, qui s’occupent chacun d’une partie du territoire de la section, et des agents de secrétariat. Cette cellule de base de l’inspection du travail est aujourd’hui remise en cause par le projet Sapin, qui est présenté à l’Assemblée nationale.
C.D. : Notre principale préoccupation, c’est la perte d’indépendance des agents de contrôle. Notre activité sera surveillée par une hiérarchie qui sera beaucoup plus présente. Le projet de loi prévoit la création d’une nouvelle strate hiérarchique, occupée par des personnes choisies parmi les agents de contrôle. Cela entraînera une réduction du nombre d’agents de contrôle, et les agents de contrôle auront désormais un supérieur hiérarchique direct qui orientera leur action.
J’ai cru comprendre que la réforme entraînerait une baisse des effectifs de secrétariat et la disparition du poste de contrôleur.
M.P. : La baisse des effectifs de secrétariat est indépendante de la réforme Sapin : dans toute la fonction publique, le nombre d’agents de catégorie C est en diminution. Il n’y quasiment pas de concours ouverts, et ceux qui partent en retraite ne sont jamais remplacés. Cela a une répercussion sur la charge de travail des agents de contrôle, mais il s’agit d’un élément de contexte, pas d’une conséquence de la réforme.
C.D. : La suppression des secrétariats est une façon d’éloigner les agents de contrôle des entreprises, puisqu’ils doivent désormais réaliser des tâches administratives qui ne relèvent ni de leurs compétences, ni de leurs missions.
Je veux revenir sur la question de l’indépendance. Dans le monde entier, les systèmes d’inspection du travail sont protégés par un principe d’indépendance établi dans la convention 81 de l’Organisation Internationale de Travail. Ce principe doit permettre aux inspecteurs de travail de réaliser leurs missions sans subir des pressions du pouvoir économique et politique. La réforme est dangereuse, parce qu’elle remet en cause notre indépendance.
M.P. : Aujourd’hui, ceux qui ont autorité sur la section d’inspection, ce sont les inspecteurs du travail, qui sont essentiellement recrutés par concours. La réforme Sapin prévoit la substitution de l’autorité de l’inspecteur du travail par celle exercée par une nouvelle strate hiérarchique composée d’agents qui seront choisis par l’administration centrale ou régionale. Ce choix ne procédera d’une prise en compte de critères liés à la compétence, et il y a donc un problème de garantie de l’indépendance. Il est clair que certains ne seront pas choisis, quelles que soient leurs compétences.
J’estime que ma mission consiste surtout à répondre à la demande sociale. Il ne s’agit pas nécessairement de décliner des politiques nationales, décidées en fonction de l’actualité. Par exemple, aucun des appels que j’ai reçus aujourd’hui ne concernait une problématique nationale : c’était des problèmes de représentants du personnel qui m’ont soumis des projets, demandé des conseils ou des interventions, etc. Cela ne correspond en rien à ce que nous demande l’administration centrale dans le cadre du plan « Santé au travail ». Je n’exclus pas pour autant les problématiques abordées par ce plan, mais l’autonomie et l’indépendance dont je dispose aujourd’hui me permettent de répondre d’abord à la demande sociale. Ce sera beaucoup plus difficile si le projet de réforme est mis en œuvre.
Le projet de réforme renforce aussi la culture du résultat : il s’agira de réaliser tant de contrôles, de cocher tant de cases… Sans tenir compte du fait qu’il faut plus de temps pour contrôler la durée du travail dans une entreprise que pour contrôler la présence de l’affichage obligatoire.
M.P. : La même question s’est posée dans la police, où des organisations syndicales ont dénoncé une course aux chiffres complètement déconnectée des réalités et qui n’a aucun sens. L’exigence de notre hiérarchie est la même : chacun d’entre nous devrait réaliser 200 interventions par an. Mais ce chiffre n’a aucun sens : le contrôle du respect de l’affichage obligatoire et les problématiques d’heures supplémentaires, de travail dissimulé ou de souffrance au travail ne demandent pas le même temps, alors même qu’ils comptent chacun pour une intervention. La création d’une nouvelle strate hiérarchique sera un élément de contrôle supplémentaire dans cette course au chiffre. D’autant que les primes représentent 25 % de la rémunération des inspecteurs du travail.
Dans le projet de réforme pour le Loir-et-Cher, on a vu apparaître des objectifs comme « deux contrôles par mois et par agent sur la durée du travail dans les transports ». C’est aussi précis que ça ! Et c’est complètement illusoire, sauf si l’on contrôle uniquement la durée du travail d’un chauffeur sur une journée. Cela permettra de cocher une case, mais cela ne correspondra pas à un réel contrôle permettant de relever toutes les infractions. C’est une pure escroquerie intellectuelle. Alors qu’on intervient dans les entreprises à propos des risques psychosociaux et de la perte de sens, on nous fait subir cette même perte de sens.
François Hollande avait annoncé une augmentation des effectifs de l’inspection du travail pendant sa campagne présidentielle. Or, on se dirige vers une diminution des effectifs, alors même que le nombre d’inspecteurs est très faible au regard du nombre d’entreprises au sein desquelles ils doivent exercer leur contrôle.
M.P. : Lorsqu’on n’y regarde pas de trop près on peut penser que la promesse d’augmenter les effectifs d’inspecteurs du travail va être tenue, puisque le projet Sapin prévoit de transformer les postes de contrôleurs du travail en postes d’inspecteurs du travail. Mathématiquement, on constatera donc une augmentation du nombre d’inspecteurs. Mais, là encore cela relève de l’escroquerie intellectuelle car globalement, le nombre d’agents de contrôle (contrôleurs du travail et inspecteurs du travail) va baisser. Principalement parce que la nouvelle hiérarchie mise en place sera prise sur les effectifs d’agents de contrôle.
C.D. : Les effectifs vont également baisser en raison du non remplacement des départs en retraite.
M.P. : Il y a aussi la création d’un groupe national de contrôle dédié au travail illégal, dont les effectifs seront ponctionnés parmi les agents de contrôle sur le terrain. Pour prendre un exemple concret, à Châteauroux, il y a actuellement 11 agents de contrôle : après la réforme, il n’y en aura plus que 8 !
C.D. : C’est énorme. La charge de travail sera répartie sur les autres agents restants, alors que les effectifs étaient déjà insuffisants. La situation sera difficilement tenable pour les agents, et les salariés des entreprises du département n’obtiendront pas les réponses qu’ils attendent. Nous avons récemment rappelé au directeur régional que deux suicides d’inspecteurs du travail (reconnus en accidents de service) avaient eu lieu en 2011 et 2012, et que ces suicides étaient liés aux conditions de travail.
M.P. : Aujourd’hui, on constate chez certains inspecteurs et contrôleurs un désespoir profond. J’entends certains dire : « On n’a plus rien à faire dans ce ministère. On va se barrer. Soit on se barre ailleurs, soit on se barre les pieds devant ». La perte d’autonomie entraînera une perte de sens. On devra se bagarrer en permanence, car on sera confrontés d’une part aux employeurs dans les entreprises, et d’autre part à notre hiérarchie.
Les contrôleurs du travail seront également mis en difficulté. Le projet prévoit de transformer tous les postes de contrôleur du travail en section en poste d’inspecteurs du travail. Or, tous les contrôleurs ne veulent pas devenir inspecteurs : ce n’est pas le même travail. Et puis, ce n’est pas les mêmes compétences. Les contrôleurs qui refuseront de devenir inspecteurs ou qui ne le pourront pas devront donc quitter l’inspection du travail.
C.D. : La réforme fabrique une incompétence de l’inspection du travail. On va envoyer sur le terrain des agents qui sont moins formés et ne sont pas à même d’affronter les équipes de DRH et de juristes qu’alignent les entreprises du CAC40 et les groupes internationaux. Un agent qui n’est pas formé pour ça ne pourra pas se sentir bien. On risque d’assister à des dérapages. Les contrôles ne sont pas toujours faciles. Et les positions que prend le ministère vis-à-vis des employeurs peuvent encore nous fragiliser.
M.P. : On est souvent mis en cause par les employeurs, notamment sur la question de notre impartialité. Derrière, il faut que la hiérarchie suive. Il est hors de question de se laisser insulter sans réagir, et on demande à la hiérarchie de nous appuyer. Mais ce n’est pas toujours le cas… loin de là. A Châteauroux, deux collègues inspecteurs du travail ont été violemment mis en cause par une organisation patronale ; malgré le soutien que ces collègues ont reçu de la part de toutes les organisations syndicales de salariés du département, l’affaire s’est terminée par leur mutation « dans l’intérêt du service ».
Il y a aussi le cas de Gérard Filoche…
M.P. : Non seulement il n’avait pas été soutenu par la hiérarchie, mais l’administration centrale a contribué à ce qu’il soit poursuivi devant le tribunal correctionnel pour entrave au fonctionnement d’un comité d’entreprise, accusation dont il a été blanchi par les jugees [1]. Auparavant, il avait déjà été mis en cause parce qu’il s’exprimait trop librement dans les médias ; cela avait donné lieu à la publication d’une circulaire surnommée « ferme ta gueule », en partie contestée en justice. Cela révèle l’ambiance délétère qui règne dans les services.
En région Centre, on connait des cas dans lesquels le directeur régional de la DIRRECTE [2] est manifestement intervenu pour freiner l’action de l’inspection du travail : ça a été le cas à Châteauroux ou à Bourges.
C.D. : Quand on signale des non-conformités de machines à l’origine d’accidents graves voire mortels, on ne sait pas ce que deviennent ces signalements. Quand on interroge le ministère sur l’interprétation d’un texte, on n’a jamais de réponse.
Pour illustrer les vertus du projet de réforme, le gouvernement met en avant le fait que les DIRECCTE pourront désormais prononcer des amendes administratives.
M.P. : Le projet prévoit effectivement un renforcement du volet « sanctions ». Tout n’est pas négatif, même s’il faudra voir quel sera le contenu des décrets d’application de la loi. Cependant, les amendes administratives et les possibilités de transactions pénales seront quasiment laissées à la discrétion du directeur de la DIRECCTE. Or, le directeur est nommé – ou limogé – par le pouvoir politique, sans que celui-ci ait besoin de se justifier. Et puis, la fonction première du directeur est l’aide aux entreprises : dans l’acronyme DIRECCTE, les entreprises passent avant le travail et l’emploi. On assistera donc à une forme de schizophrénie : le directeur sera à la fois celui qui devra sanctionner et aider les entreprises. Cela pose vraiment un problème d’indépendance.
Pour nous, la sanction doit être prononcée par une autorité indépendante, qu’il s’agisse du juge judiciaire ou d’un agent de l’inspection du travail présentant des garanties d’indépendance équivalentes. C’est fondamental. Et puis, le détournement de la procédure judiciaire au profit de la procédure administrative pose problème. Dans le deuxième cas, les conditions de sanction sont quand même beaucoup plus sympathiques. L’employeur qui passe devant un juge, entre celui qui a bu un coup de trop et le petit délinquant à la sauvette, ça avait une fonction d’exemplarité qui va disparaître.
C.D. : En plus, la procédure judiciaire est publique, ce qui n’est pas le cas de la procédure administrative.
M.P. : On nous dit souvent que la justice pénale ne répond pas de façon satisfaisante aux procédures de l’inspection du travail, parce que beaucoup de procédures sont classées sans suite. Mais c’est comme si l’on proposait de supprimer les feux de signalisation parce que beaucoup d’automobilistes grillent les feux rouges. Il y a une défaillance, mais plutôt que de la régler, on profite de la défaillance pour orienter autrement les suites que l’on donne aux constats d’infractions établis par l’inspection du travail.
Au-delà de la grève prévue le 3 février, quelles sont les prochaines étapes ?
M.P. : On demande que le projet de réforme de l’inspection du travail soit sorti du projet de loi sur la formation professionnelle. Cela permettrait d’entamer un débat sur le fond du projet. La réforme est tellement importante qu’elle ne peut être noyée dans un projet de loi global : 18 millions de salariés sont concernés. D’autant que le projet va être examiné en urgence par l’Assemblée nationale, avec des débats très resserrés.
C.D. : Nous incitons les gens à écrire à tous les députés et sénateurs pour que la réforme de l’inspection du travail soit retirée du projet de loi sur la formation.
Le 3 février, environ 10 % des agents du ministère du Travail étaient en grève dans toute la France.