Saint Martin roulait-il en Harley Davidson ?

Les célébrations organisées par la mairie de Tours autour du 1700ème anniversaire de Saint Martin se poursuivent, avec plus ou moins de succès. Pourtant, on sait très peu de choses du personnage. Une seule certitude : Charles Pasqua, ancien sinistre de l’Intérieur, en a fait le saint patron des flics.

Sur le boulevard qui traverse la ville d’est en ouest, une exposition intitulée « De Martin à saint Martin : sa vie, ses légendes » est proposée au regard des passants. Sur des colonnes rouges estampillées « JC Decaux » et « Ville de Tours », on a droit à une collection de fables qui seraient hilarantes si la mairie ne s’employait pas à les faire passer pour des vérités. Martin guérissant un possédé, Martin guérissant un lépreux, les reliques de Martin repoussant les envahisseurs...

Martin a envahi la ville : le boulevard, les vitrines des commerces, les pavés. Il se diffuse même aux alentours : le 3 juillet, en marge de l’« American Tours Festival », une parade en Harley-Davidson sur un « chemin de saint Martin » a été inscrite au programme officiel des festivités martiniennes organisées par la mairie — un prêtre est même venu bénir le cortège !

Saint Martin a-t-il seulement existé ?

Et « si tout était en quelque sorte inventé par Sulpice ? ». C’est la question historiographique majeure dont on entendra peu parler à l’occasion de ces fêtes. Débat d’historiens, certes, mais en ces temps ou l’usage politique de l’Histoire va bon train [1], autant ne ne pas dire totalement n’importe quoi. Alors, que savons-nous vraiment de Martin ?

Il paraît assez étonnant, tout de même, de célébrer avec tant de bruit et de fracas un personnage dont nous ne savons rien ou si peu — et où ce peu est a minima interprétatif et au pire spéculatif. Imaginez que l’histoire de la mairie Babary nous soit transmise exclusivement par Grégory Lahoute-Bessières [2], et vous comprendrez aisément le problème. Rappelons ici que la vie de notre saint local nous est connu quasi exclusivement par la Vie écrite par Sulpice Sévère, un de ses disciples autoproclamés [3]. Bordelais d’origine, notre hagiographe semble n’avoir connu Martin que très tardivement, c’est-à-dire deux années avant la mort de celui-ci en 397. Et encore, il n’est pas certain qu’ils se soient côtoyés de près, même à ce moment-là. Drôle de témoin, donc. On comprendra alors que Sulpice n’ait pas même connu l’année de naissance de son mentor, que son récit soit plein de contradictions chronologiques, récit qu’il embrouille d’invraisemblances manifestes — voire d’altérations possibles de la vérité [4]. Si l’on rajoute les larges emprunts que l’auteur de la Vie de Martin fait à la Vie d’Antoine par Athanase, le doute s’installe quant à la véracité d’un certain nombre de passages.

Dans ces conditions, il est alors tout à fait légitime de se poser des questions quant à l’historicité du personnage ; a fortiori quand il sert, comme c’est le cas en ce moment, de faire-valoir politique. A ce propos, les travaux d’E-Ch. Babut [5] et de Jacques Fontaine [6], bien que différents dans leurs conclusions, ont le mérite de chercher à dépasser la figure littéraire de saint Martin pour y chercher la réalité à travers le mythe.

Ce que nous pouvons affirmer, au su de tous ces éléments, c’est qu’il est à peu près impossible d’établir des certitudes quant à la vie de Martin avant qu’il ne devienne évêque — ce qui comprend donc le fameux épisode du partage du manteau. Quant à son existence ultérieure, elle reste sujette à caution tant il est difficile de recouper les informations disponibles et de les faire reposer sur des sources fiables. Retracer sa jeunesse ou sa vie est une gageure pour tout historien sérieux. Rappelons en outre que sa mission, notamment dans sa jeunesse, était assez commune à cette époque : la figure d’évangélisateur avait le vent en poupe et nombreux étaient les prédicateurs. Voilà un travail à la mode qui rapportait gros : le salut de l’âme, rien de moins !

La question que soulèvent toutes ces considérations est la suivante : pourquoi la figure de saint Martin a-t-elle pris autant d’importance ? Il semble, comme tout hommage religieux, que le culte martinien soit une construction à la fois stratégique et mythologique, donc politique, d’un christianisme qui se constitue comme nouvelle religion dominante. Cette construction religieuse de la figure de Martin se fera à l’échelle de l’Empire romain. Bruno Judic [7] formule l’hypothèse selon laquelle « Rome et l’Italie [sont] les véritables points de départ du culte de saint Martin », le culte en Gaule (et à Tours) n’en étant qu’une conséquence :

Il se pourrait bien que le facteur premier dans l’essor du culte martinien ne soit pas le tombeau [de Martin à Tours] mais la Vita rédigée par Sulpice Sévère. C’est en effet la diffusion de ce texte à Rome et en Italie qui, seule, peut expliquer la célébrité de Martin dans le contexte romain et italien. Cette célébrité était peut-être si importante qu’elle aurait en quelque sorte fini par rejaillir sur les milieux gaulois et tourangeaux.

Très tôt, avec la création d’un lieu de culte, puis tout au long du Moyen Âge, les autorités laïques et religieuses de la ville de Tours ont su exploiter le marché (déjà juteux) du tourisme religieux. Cette récupération opérée main dans la main entre les deux pouvoirs, temporel et spirituel, se retrouve de manière très concrète aujourd’hui dans la démarche municipale, capable de mélanger sciemment légendes et réalités.

Néanmoins, une chose est sûre : pas de Harley Davidson dans le texte de Sulpice. Même pas un âne.

Saint-Martin, pote de Pasqua

Le 22 mars 1993, la Conférence des Évêques de France avalisait le choix de Saint-Martin, comme saint patron des flics français. Cette nomination fut, bien sûr, enregistrée par notre vieil ami Pasqua. D’après un hebdo pyrénéen [8],

« le président de la Conférence des Évêques de France souhaitait de tout cœur que les policiers s’inspirent de l’exemple de St Martin en étant attentifs à toutes les catégories de citoyens, spécialement les plus pauvres ; en gardant, le plus possible, la maîtrise d’eux-mêmes en toute occasion ; en agissant, dans le dialogue, pour le respect des droits et des devoirs de chaque personne humaine ».

Ce qui, quand on connaît les pratiques de la police, notamment à l’égard des plus pauvres, prête à rire. Mais les victimes de violences policières pourront toujours aller allumer un cierge à la cathédrale.

Notes

[1On se référera avec grand intérêt aux travaux d’éminents historiens du CVUH (comité de vigilance face aux usages publics de l’Histoire (voir leur site).

[2Actuel directeur de cabinet de Babary, il n’est pourtant arrivé à Tours que peu avant l’élection municipale.

[3Avec Paulin de Nole, Sulpice Sévère est le seul contemporain de Martin dont nous ayons des traces écrites le concernant. Si Martin avait été martyrisé, comme ce fut le cas pour la quasi totalité des saints le précédant, nous aurions au moins pu avoir quelques sources administratives, mais Martin est l’un des premiers saints non martyrisés. Personne n’est parfait.

[4Ainsi, là où Sulpice Sévère explique la suspicion d’hérésie envers Martin par son refus de participer aux assemblée épiscopales suite la condamnation à mort de Priscillien (premier chrétien condamné à mort et exécuté par une autorité chrétienne pour hérésie), d’autres expliquent plutôt ses absences non parce qu’il était outragé mais parce qu’il était lui-même suspect d’hérésie ! Ce ne sont donc pas ses absences qui sont à l’origine de ses soupçons d’hérésie, mais c’est justement parce qu’il était suspect qu’il ne participait pas.

[5Ernest-Charles BABUT, Saint-Martin de Tours, Paris : Champion, 1912, 320 p. ; Notons que Babut était protestant, ce qui a sans doute joué dans l’approche retenu pour son travail, travail par ailleurs vivement critiqué par Hippolyte Delehaye, hagiographe, et jésuite de son état.

[6Jacques FONTAINE, Sulpice Sévère. Vie de Saint Martin., Trois tomes, Paris : Les Éditions du Cerf, 1967-1969, 348 p., 546p., 538p.