Realpolitik Culturelle au Temps Machine

Voilà, la saison a repris depuis un mois et la nouvelle ligne du Temps Machine se fait jour. On se félicite, on se tape dans le dos, on est vraiment très content de soi. Pourtant il n’y a vraiment, mais alors vraiment pas de quoi pavoiser.

On a reproché énormément de choses à l’ancienne équipe, tellement de choses qu’il ne sert à rien de chercher à distinguer le vrai du faux, le sincère du calculé dans ce flot de critiques. Je crois plus intéressant et constructif de déterminer ce qui faisait du Temps Machine un lieu à part.

D’abord son programmateur. Soyons clairs, bien avant le Temps Machine, M. Landier était loin de faire l’unanimité. Avoir des opinions c’est téméraire : on se fait des ennemis, on prend le risque d’avoir tort et on agace ceux qui n’en ont pas. Honte à Rubin Steiner [1] d’être un homme d’opinions, de convictions. Les mêmes convictions qui l’amenèrent à refuser une victoire de la musique ou à tenir tête à de puissants tourneurs, ces fossoyeurs zélés de la diversité artistique.

Car c’est bien de ça qu’il s’agit quand on parle d’une salle de spectacle, particulièrement d’une scène de musiques actuelles (SMAC).
La diversité artistique n’est pas tant la diversité des styles, ces étiquettes souvent ridicules, que la diversité des pratiques. Et le rôle d’une SMAC, n’en déplaise à messieurs Selva et Chevrier [2], n’est pas de permettre aux administrés d’une quelconque communauté de communes de voir des jolis spectacles à pas cher, mais de permettre à des artistes dont la pratique n’est pas compatible avec la marchandisation toujours plus féroce de la musique, de continuer à exister. Souvent les mêmes artistes dont se réclament les autres plus connus.

Le fascicule aussi était lourdement critiqué. Trop épais, trop technique, trop « arty ». Quel dommage en effet de proposer au public un fanzine qui offrait, en plus de l’agenda des concerts, des articles de fond, des textes de présentation des artistes qui ne soient pas de vulgaires copier-coller des dossiers de presse, bref de la lecture pour ceux que ça intéressait. Chacun sait qu’il est plus facile d’aller chercher l’information qu’on n’a pas sous les yeux, que de ne pas lire ce qui ne nous intéresse pas.

Pour un regard différent sur l’ancienne politique de programmation du Temps Machine, lire Time after time, réflexions sur le Temps Machine.

Une SMAC, sur le papier, c’est un peu comme un petit restaurant gastronomique avec son chef exigeant, intransigeant même, qui séduit, éduque, agace, provoque. Ce genre de démarche demande du temps, de la volonté et du savoir-faire. Des partis pris aussi, n’en déplaise aux défenseurs de l’exhaustivité comme Alpha et Oméga de la programmation.
Alors reprendre ledit restaurant, pour filer la métaphore, et en faire un fast-food, puis se glorifier des chiffres (pourtant décevants), c’est se foutre du monde, un peu comme utiliser les deniers publics pour soutenir des artistes qui font déjà salle comble, ont déjà trouvé leur public, et sont tellement bohèmes qu’ils font leur tournée avec un véritable magasin de musique dans le « tour bus » et ont même tout en double, parce que bon, quand même, on sait jamais si le piano était rayé ça serait pas joli sur scène.
En bref c’est faire semblant de ne pas comprendre qu’ici s’affrontent deux visions d’une même profession. Et tant pis pour les salariés qui n’ont pas leur mot à dire.

Mais tout ça ne serait rien si la nouvelle méthode fonctionnait, et c’est là que je veux en venir.
On a entendu jusqu’à la nausée le discours selon lequel il faut bien faire de la merde qui se vend pour financer les chefs-d’œuvre trop bon pour ce con de public. Voilà, je pense que cette tournure de phrase me dispense d’élaborer sur le sujet du mépris qui sous-tend cette logique. Défendre la création exige une intégrité sans faille. Déroger une fois c’est prêter le flanc à la critique, et se lancer dans la quête éperdue du public, des entrées, du chiffre.
Or la relation entre une salle et son public est une relation de confiance. On va voir un groupe qu’on ne connaît pas pour la simple et bonne raison que le programmateur est intègre. En la matière le putassier ne pardonne pas.
Et puis ça ne marche pas. On fait un four avec Sophie Hunger (120 entrées le 5 octobre pour un plateau à 5 000 euros au bas mot) et tout le monde a perdu. On attend avec impatience le live d’Hyphen Hyphen dont le play-back au Petit Journal la semaine dernière promet un concert mémorable.

En fait le plateau à 5 000 euros avec une salle de 600 places, ça ne fonctionne tout simplement pas, faites le calcul. Une fois ajoutés les coûts de fonctionnement, les salaires des intermittents, le transport, l’hébergement, la nourriture, la sécurité et la com’ il est évident qu’on a perdu de l’argent. De l’argent public. Au profit des majors, pour faire court. Les majors qui petit à petit placent leurs pions à tous les niveaux d’une économie déjà faussée par la sur-médiatisation de certains artistes « bankable » au détriment de tous les autres.

Alors on peut adhérer ou non à l’esthétique d’un programmateur, le fait est qu’on a tous beaucoup à perdre quand la seule logique à l’œuvre est une logique de gestionnaire.
Toi, musicien qui galère au RSA. Toi, amateur de musique qui conchie la merde commerciale servie 40 fois par jours à la radio, à la télé et dans la presse. Toi qui te heurte quotidiennement au pseudo-pragmatisme à vomir qui fait loi partout, de l’école au travail ou aux plages de Lampedusa. Ce pseudo-pragmatisme porte un nom : cynisme.
Quand des gens qui refusent de céder au cynisme réussissent – et c’était le cas du Temps Machine dont les chiffres était au-dessus de la moyenne nationale – ceux qui prétendent qu’on ne peut pas faire autrement perdent toute crédibilité. C’est un argument contre la médiocrité.

Le soi-disant succès du Temps Machine nouveau c’est la victoire du cynisme, du moins-disant culturel et de la médiocrité. C’est l’espace culturel E. Leclerc en lieu et place des disquaires et des libraires. C’est moche, et c’est stupide.

Tellement moche et tellement stupide qu’on dirait du Jacques Attali.

S.N.

P.-S.

Je ne suis le porte-parole de personne, les opinions énoncées dans cet article sont les miennes et n’engagent que moi.

Notes

[1Nom de scène de Fred Landier.

[2Respectivement nouveau président et nouveau directeur du Temps Machine.