Préparation à la violence, épisode 3 : « on a rendu la terre à la terre »

Feuilleton, épisode 3. Notre série d’entretiens continue avec les membres de Résurgences, section paramilitaire du mouvement Élévation, actif dans les années 2020 durant la période de la « Lutte Civile », qui s’est ouverte avec la contestation de la loi El Khomri en 2016.

Le magazine TOURAINE PAISIBLE se rend aujourd’hui chez Johan, qui se souvient de cette époque où son père et lui avaient rejoint le groupe « choc » de la contestation.



1° partie : Les AUTONOMES.



11 juin 2076

Une calèche, avec sa capote rouge vif repliée, me conduit à travers un paysage champêtre. Un magnifique cheval rouan tire le léger véhicule sans forcer. Une automobile très début de siècle nous double très lentement sur cette avenue, bordée de marronniers, qui porte toujours le nom de Maginot. Plus loin, au milieu d’un sous-bois, une clairière apparaît.



Le cocher : Voilà, vous êtes à Châtenay. Vous trouverez le père Johan au bout de l’allée, vous voyez l’éolienne qui dépasse des taillis, c’est là.



Je descends et m’engage dans une allée touffue. Devant moi des jeunes gens reviennent des champs avec un chargement de foin. J’aperçois un corps de ferme. Près des granges, spectacle insolite, un homme joue du piano à l’ombre d’une glycine. Un chien accourt, son maître l’a entendu aboyer et il se lève pour m’accueillir. C’est un homme grisonnant au physique amaigri, son visage buriné est percé d’yeux bleus et son âge avancé n’empiète pas une expression d’une grande vitalité. Le timbre chaud, il commence à parler comme si la discussion, entamée par courrier, était en cours.



Johan : C’est toi Luc … bien, j’ai lu ton interview de la « Jeanneton ». Elle ne t’a pas tout dit. Elle était très active, tu n’as pas idée, on l’appelait « l’étincelle » pour la chamailler. Tiens, marchons un peu, faut profiter du beau temps… t’as vu, ils ont déjà tout ramassé…

Luc Lejour : Vous m’avez écrit que vous étiez avec votre père dans le groupe des Autonomes.

Johan : Je t’explique. J’avais dix ans quand on m’avait enlevé à mon père. Il ne pouvait plus me garder après le suicide de ma mère. Elle s’était jetée sous un train. Elle travaillait dans une société de télécommunications, Orange, comme le fruit. Mon père a toujours penché pour une version assassine des faits, qu’elle aurait été poussée à bout par sa hiérarchie. Ils étaient séparés, sinon je pense qu’il aurait fait des dégâts, c’était dans sa nature de rendre coup pour coup. Il aimait ma mère et n’a jamais pardonné à ceux qui l’avaient tuée.



La corde est sensible, l’homme est ému et marque une pause avant de reprendre son récit.



Johan : En 2017, l’année du Coup d’état, j’avais douze ans quand il est venu me chercher à Joué, dans ce foyer où croupissait mon enfance. Comme il n’avait pas le droit, j’ai fait le mur et l’ai rejoint sur la route. Il faisait du stop, tout seul sous la pluie. Il m’a pris dans ses bras en pleurant au moment où une voiture s’arrêtait, et on est parti comme ça, tous les deux, mon père et moi. Après, pendant toute la Grande Lutte, nous sommes restés ensemble. Je me souviens, le soir il me lisait des poèmes, il adorait François Villon, Aragon, René Char…

… regarde, il y avait un aéroport ici, dans le temps. On a gardé la tour de contrôle en souvenir. Il y a bien quelques coucous qui atterrissent encore pour le folklore, grâce à des passionnés, faut bien que les enfants s’amusent. Tu devrais aller voir là-bas, sous les hangars, il y en a de très beaux, et entièrement construits à la main.

Luc Lejour : Parlez-moi du Coup d’État.

Johan : Eh bien, ça a commencé avec les étudiants à cause de la réforme du code du travail. Ils avaient tout de suite compris où ça les mèneraient, tu penses bien, déjà que le chômage plombait la société, fallait pas leur raconter la messe sous prétexte qu’ils allaient encore à l’école. Dans la foulée, les syndicats sont montés aux créneaux et ― t’aurais vu les manifs―, après le passage en force de la loi El Khomry, une série de grèves a immobilisé une grande partie de l’économie. Tu me diras, elle était vacillante, et surtout d’une honteuse inégalité. Le pognon était dans les mains d’une poignée de seigneurs de la finance qui tenaient le gouvernement par les couilles…



Nous passons devant l’auberge du Q de l’air. Sur l’enseigne ronde rouge et jaune de l’établissement, un triplan noir fait office de logo. Une jeune femme nous salue, Johan lui fait un signe en souriant avant de reprendre son récit.



Johan : … ma petite-fille… donc, aussi sec, une insurrection a gentiment enflé dans le pays et comme la Gauche partait perdante aux élections, le gouvernement, qui penchait déjà du côté fasciste, a fait ce que l’on a appelé l’Union Sacrée avec les partis de droite, les extrêmes inclus. Résultat, les élections de 17 ont été sabordées par cette nouvelle donne réac. Dans la foulée les vieilles potiches du Sénat, qui mouillaient pour leurs privilèges, ont avalisé toutes les mesures d’Union Sacrée et bon nombre de députés, invités à collaborer, ne se sont pas fait prier vu que la plupart, déjà, croquaient à tous les râteliers. Je te dis pas le ramdam… déjà que c’était bien parti…

in fine, les frondeurs, il ne leur restait plus que la dissidence, l’exil, la retraite ou Élévation, que nous avions fini par rejoindre, mon père et moi, au sein du groupe choc de Résurgences.

… tiens, tu vois ces habitations, ingénieuses, n’est-ce pas, et en parfaite autonomie, on savait faire, fini le diktat des fournisseurs d’énergie, moi, avec mon éolienne, je peux alimenter plus de cent familles.

Luc Lejour : Et après cette union sacrée ?

Johan : Aussi sec l’archevêque de Paris et l’imam de la grande mosquée ont encensé toute cette engeance du diable, sûrs de pouvoir compter sur l’enterrement de la loi de 1905 et cachetonner de nouvelles subventions. Pas folle, l’Union Sacrée, l’idée c’était de s’attirer le soutien des fidèles, mais tous n’ont pas marché dans la combine. Karim, un pote musulman-laïque à Résurgences, tu n’as pas idée comment ça l’a mis hors de lui. Moi, mon père m’avait appris que Dieu était mort. « Les cendres fument encore, faut arroser ! » qu’il disait.

Luc Lejour : Et le grand Rabbin ?

Johan : Il a appuyé l’appel de Sion lancé en 2015 par Netanyahou, qui était alors Premier ministre d’Israël, après les attentats de janvier à Paris. Tout ce que voyait la droite israélienne, c’était faire revenir des bras pour leurs colonies, et accessoirement pour Tsahal. C’est bien joli de fabriquer des tanks, mais faut mettre des bonhommes dedans. Fallait s’y attendre, une partie de la diaspora a suivi. Les discours anti-antisémites de Valls n’y ont rien changé, ni ses allusions à la guerre civile. Mon père l’accusait de jeter sciemment de l’huile sur le feu, il ne voyait dans ses discours qu’une exaltation perverse de la haine, déjà bien entretenue, tu me diras, par les rigoristes religieux de l’Islam. Quelle époque de merde… foutus clergés…

… sans déconner, regarde, c’est quand même mieux sans macadam, t’aurais vu la couche. On a fait comme dans le centre-ville, on en a arraché une grande partie qu’on a ré-raffiné artisanalement pour faire marcher les tracteurs et des groupes électrogènes, et on a rendu la terre à la terre…

Luc Lejour : Comment les membres de ces différentes communautés religieuses ont-ils vécu cette période ?

Johan : Ben, les castes les plus friquées se sont tirées, pardi ! Quant aux prolétaires, et comme pas mal de réfugiés d’ailleurs, ils ont préféré participer au soulèvement et rejoindre Élévation. Plus qu’un modèle, c’était une friche sociale ouverte à tous, un terrain d’aventure politique. Une révolte avec du répondant, quoi ! Pour avoir la paix, on n’y parlait pas de religion. Chacun pouvait quand même venir avec la sienne, tu pouvais croire au soleil, à la lune, au prophète de ton choix, à n’importe quel divinité, mais t’allais pas emmerder les autres avec.

… bref, exit le patriarcat, point barre, et tu vois, ça marche vachement mieux, et puis, si tu regardes, avant, dieu, c’était une belle ordure. Mon père, lui qui était un humaniste, quand il entendait que l’homme avait été créé à son image, il ne pouvait pas être d’accord avec ça. C’est vrai, quoi ! Les gens valent mieux que ça, mais tu auras toujours des abrutis pour nourrir les bonimenteurs…

… j’sais pas toi, mais moi j’aime ces landes, il a fallu redessiner la campagne, lui redonner vie. T’aurais vu la prédation agricole, les gros céréaliers surtout, comme en Beauce, ils avaient tout aplani, tout ratissé, tout pollué, les cons !

Luc Lejour : Mais avant vous étiez passé par les Autonomes, non ?

Johan : Exact ! C’était l’époque marteau-ciseau. Idéal pour saper le moral du gros capital. Avec une masse tu défonces, avec une paire de cisailles tu sectionnes. Le but c’était de frapper là où ça fait mal, au porte-monnaie. Résurgences listait des cibles, des proies accessibles au citoyen et à l’homme de la rue, et c’était à qui voulait bien s’en charger. Ce sont ces petites actions au quotidien qui ont fait la différence. Alors on a saccagé tous les guichets des banques, cassé les distributeurs, on a coupé les lignes téléphoniques, massacré les transfos, ça va, on avait assez été esclaves du système ! Tiens, t’as pas idée de que les femmes sont capables de faire avec une paire de ciseaux de couture. On entendait des boum-boum et des clic-clic dans toutes les villes de France, une vraie rhapsodie.

Luc Lejour : C’était si efficace que ça, marteau, ciseau ?

Joahn : Tu rigoles ! Rien que le verre, en une semaine on a descendu toutes les vitres du CAC 40, et après celles des transports en commun, tiens, essaie, toi, de balancer un TGV à 300 à l’heure avec des vitres pétées ! Idem l’aéronautique, plus un avion dans le ciel, et tant qu’on y était, on s’est défoulé sur les caméras de vidéo-surveillance, les panneaux d’affichage, les pubs, les vitrines sexistes, les horodateurs, les feux rouges, hop, tout ça à la casse ! Jusqu’à New-York, où les Anonymous ont fait une descente à la bourse de Wall Street, clic-clic le marché global. Classe mondiale ! C’était ça la solution : l’éveil et une action directe à pas cher…

… tiens, t’entends, bing-bing, ça c’est le son du marteau sur l’enclume du Marcel, le forgeron, un Rouennais en acier bien trempé, pour sûr.

… chut ! Écoute, le cri des oiseaux… et le soir le lent silence de la campagne… un p’tit air de piano là-dessus, je te dis pas…

Luc Lejour : Et en ce qui concerne le choc ?



Il marque un temps, les réponses à ma question doivent peser sur sa conscience.



Johan : Écoute, je préférerai ne pas remuer le passé, tu sais, mais bon, j’y étais, et puis c’est l’Histoire avec une majuscule, faut assumer ! Mais bon, on savait tous que ça allait péter un jour ou l’autre, et à Résurgences on s’était préparé à la violence, fallait sauver la VAD.

Luc Lejour : La VAD ?

Johan : Oui ! La ville à défendre, si tu préfères. Nous en reparlerons demain, assez causé maintenant, on va aller s’en jeter un chez ma petiote, une bonne bière brassée en zone humide, je te dis que ça…

P.-S.

La suite au prochain épisode.