Préparation à la violence, épisode 2 : « La mode des incendiaires s’est propagée »

Feuilleton, épisode 2. Notre série d’entretiens continue avec les membres de Résurgences, section paramilitaire du mouvement Élévation, actif dans les années 2020 durant la période de la « Lutte Civile », qui s’est ouverte avec la contestation de la loi El Khomri, en 2016.

Le magazine TOURAINE PAISIBLE se rend aujourd’hui chez Jeanne Jolibois dont le mari, Eugène, dit « la Torche », avait créé la section des Incendiaires à Résurgences.

Luc Lejour  : Madame Jolibois, j’aimerais que vous me parliez de l’action de votre mari pendant la Lutte Civile.

Madame Jeanne Jolibois : Vous pouvez m’appeler Jeanne, jeune homme… ah… Lutte Civile… toute une époque… tenez, attrapez cet album, oui, là, au-dessus du buffet, dans le vaisselier. Mes souvenirs s’estompent un peu, vous savez, après tout ce temps, mes photos vous en diront bien plus long que les radotages d’une vieille dame. Allez-y, n’ayez pas peur, ouvrez-le pendant que je vous sers un verre.

L. L. : Ça alors, un article de La Rotative… il date de septembre 2021.

Jeanne : Eh oui, ça ne me rajeunit pas… regardez, c’est l’incendie du dépôt d’essence de Saint Pierre des Corps… mon mari en était très fier… pensez, ça a brûlé comme un puits de pétrole … des jours et des jours… impossible de l’arrêter, on voyait la fumée dans toute la vallée… ça puait, ça puait, à Tours on mettait des masques, comme à Tokyo…

L. L. : Comment a-t-il fait ?

Jeanne : Oh la la si vous saviez… Eugène avait rejoint le groupe Résurgences après l’effondrement des ponts sur la Loire ― de sacrés gaillards, croyez-moi, mais Eugène c’était quelqu’un aussi dans le genre. Peur de rien sur le terrain, un vrai destructeur mais dans le fond c’était un gentil. Il travaillait aux impôts. Pas un rebelle, non, sauf que l’administration ce n’était pas son truc. Il s’y sentait déshumanisé. Et puis, vous savez, dans l’administration, à l’époque, les fonctionnaires en étaient réduits à l’exploitation du public. L’État avait érigé un mur entre lui et les gens, et il les rançonnait. Eugène, ça le mettait en rogne de voir certains de ses collègues faire des descentes avec ceux de la Direction du Travail dans les petites entreprises. Par contre, dans l’immobilier, les promoteurs savaient bien à qui graisser la patte pour implanter leurs immeubles de merde, surtout à Tours-nord, et personne ne leur disaient rien. Et puis il y avait eu toutes ces affaires au gouvernement. Ils nous faisaient la morale et se comportaient comme des voleurs, vous entendez… une vraie racaille. Vous savez ce qu’on faisait aux voleurs au royaume des Saoudiens à cette époque ? Dieu merci cet anachronisme n’existe plus, il y a eu un sursaut de démocratie là-bas, en 2042 je crois… vous imaginez, le roi s’est fait émasculer par ses femmes dans son harem ― ce que j’étais contente ―, et les oulémas ont été remerciés à coups de pieds dans le derrière. L’Arabie tout court est aujourd’hui un régime parlementaire mixte, et laïc, na !

L. L. : Oui oui… mais pour le dépôt…

Jeanne : J’y arrive. Quelle impatience ! Mon Eugène avait une passion pour le feu. Il était… inspiré, dirais-je. Vous l’auriez entendu en parler… écoutez, ça va vous paraître bizarre, mais ça lui est venu en faisant un barbecue, on habitait à Saint Pierre, rue Marcel Cachin où on avait un jardin, et il était là, un beau jour, halluciné devant les braises quand je l’ai entendu marmonner : « Faut tout cramer ! ». J’ai eu peur sur le coup parce qu’un honnête homme, vous savez, ça peut-être sanguin, et … allons bon, je ne sais plus où j’en étais…

L. L. : Au barbecue.

Jeanne : Ah oui, le déclic ! Tout à coup il s’est rappelé sa jeunesse, les feux dans la campagne picarde, où ses grands-parents habitaient ― vous savez ces feux que les paysans font pour brûler les chaumes et cendrer la terre après la moisson ―, je ne sais pas… cette image, cette odeur de terre brûlée a dû lui revenir et elle a fait son petit bonhomme de chemin… jusqu’au jour où il s’est fait réprimander par son chef de service et qu’il a « pété un câble », comme on disait.

L. L. : Quel rapport avec Résurgences ?

Jeanne : Ah Résurgences… tout un poème… Eugène n’avait pas osé me le dire avant, mais un de ses copains en faisait partie… c’est bien des histoires d’hommes, à savoir celui qui a la plus longue… hi hi… et pour leur montrer qu’il en avait lui aussi, il a mis le feu à son lieu de travail.

L. L. : Vous parlez bien de l’Hôtel des Impôts de Tours, au Champ Girault ?

Jeanne : Tout à fait ! Il ne travaillait pas à Pôle Emploi, Dieu merci ! Une véritable honte ce service… vous n’imaginez pas l’humiliation… et dire que des gens y travaillaient… quelle misère intellectuelle… et humaine.

L. L. : Vous souvenez-vous de la manière dont votre mari s’y est pris ?

Jeanne : Oh là, c’était un perfectionniste Eugène. Il s’était procuré les plans, les codes, il savait désactiver les caméras, les dispositifs anti-incendie, il avait tout révisé comme pour un examen, ou pour « un braquage », comme il disait. Un soir, il s’est laissé enfermer avec une bonbonne de gaz, du type camping, avec un petit bec de chalumeau et il s’est pris pour Néron, vous savez l’empereur romain. Vous imaginez ça, vous, rue Edouard Vaillant, la nuit rouge et jaune, la gare à côté tout éclairée, et puis les gyrophares, les pompiers, les gens sortaient de chez eux pour voir ça, j’y étais, pensez, je m’en souviens comme si c’était hier… quelle flambée !

L. L. : Ça me donne chaud…

Jeanne : N’ayez pas peur, jeune homme, resservez-vous, le vin c’est bon pour le cœur, et tenez, ouvrez le tiroir de la commode, il y a un peu d’herbe du jardin, c’est ma petite fille qui la fait pousser, vous savez avant c’était interdit, mais maintenant on fume bio… et pour pas un rond…

L. L. : Merci.

Jeanne : Pas de quoi jeune homme… et donc après ça, Résurgences a envoyé Eugène sur d’autres « chantiers », comme il disait, et ensuite la mode des incendiaires s’est propagée aux autres administrations. Il faut avouer aussi que le cliché, avant, c’était de dire que les fonctionnaires étaient des planqués ― comme du temps de Vichy au siècle dernier ― qu’ils collaboraient pour sauvegarder leurs primes, leur seizième mois, leur privilèges et tout le reste, une classe à part, si vous voulez, totalement déconnectée des réalités, six millions de fonctionnaires, fallait bien qu’ils becquettent tous les jours, à coups d’impôts et à nos frais. C’était devenu insupportable ce rapport de force, ça rendait les gens méchants, c’était plus un service public, vous comprenez, ces injustices flagrantes, mais un racket généralisé. Vous savez, la colère, faut pas la sous-estimer quand elle est légitime. C’est comme ça que les administrations ont fini par être sabotées. Bon, il y a peut-être aussi eu des intimidations, ça… je ne sais pas tout non plus, mais bon, ce n’était pas une période très saine… vous pensez…

L. L. : Vous ne m’avez toujours pas répondu pour le dépôt.

Jeanne : Ah oui… j’oubliais… pour le dépôt, Eugène est parti un soir avec une cisaille, une pioche et une boîte d’allumette, et quand il est rentré il m’a simplement dit qu’il avait ouvert, qu’il avait fait un trou dans une cuve, qu’il avait allumé et : « Terminé ! », comme il disait. Ah ça, il y avait pris goût, mon bonhomme, un vrai pyromane, à tel point que lorsqu’il a voulu s’en prendre à la centrale nucléaire, à Avoine, ça a fait débat à Résurgences, je peux vous l’assurer.

L. L. : Comment votre mari recevait-il ses ordres de mission ?

Jeanne : Pas par bateau, c’est sûr, même s’il n’y avait plus de ponts. En fait les membres de Résurgences avaient leur propre network, des informaticiens, des gens capables, et beaucoup d’entraide, clandestine bien sûr, et du génie, chose que ceux d’en face n’avait plus depuis longtemps. Quant au réseau « officiel », les antennes, les câbles, tout ça était systématiquement la cible des membres de la section des Terrestres et des Autonomes.

L. L. : Les Autonomes ?

Jeanne : Des inconnus, si vous préférez, des acteurs non identifiés, des solitaires.

L. L. : Et ces flammes, sur cette photo, où est-ce ?

Jeanne : Ah ça… c’est quand Eugène a dû monter à Paris, c’est une photo de la Maison de la Radio, « Gros Frérot », qu’on l’appelait à l’époque ce bâtiment, rapport au bouquin d’un écrivain anglais, comment s’appelait-il déjà celui-là ? Orwell, je crois… oui, c’est ça, Georges, comme Georges Sand, une sacrée bonne femme celle-là ! Et dire que tout ça est arrivé avec la jeunesse, vous vous rendez compte, et à cause aussi d’une loi sur le travail. J’ai toujours dit, voyez-vous, que c’était un complot international. À l’époque les Américains ― nos alliés mais pas vraiment nos amis ― voulaient imposer un traité libéral sur l’Europe, le RATAFIA, ou quelque chose dans ce goût-là…

L. L. : Le TAFTA, le grand marché transatlantique.

Jeanne : Buvez donc au lieu de toujours me couper la parole ! Donc le Premier Ministre de l’époque ― Manuel de son petit nom, un Espagnol à la base, sûrement un Franquiste ― a voulu faire passer son texte en force grâce à un article de l’ancienne Constitution, le 69… pardon le 49.3, je confonds toujours… hi hi… en tous les cas, quand il y a eu ce fameux coup d’état en 17, c’est là qu’Elévation Civile a vraiment repris le flambeau de la Nouvelle Résistance et que mon Eugène a allumé le feu.

L. L. : Zut, mon briquet ne marche plus.

Jeanne : Attendez, il y a toujours des allumettes à la maison, pensez donc, là, à côté de la gazinière… voilà, je crois que je vous ai à peu près tout dit… mais si vous voulez de l’action pure vous devriez essayer vers les membres de la section des Terrestres, certains sont toujours en vie. Eux, ils faisaient dans « le choc ». Des jeunes, des types extra, des filles aussi, je vous ai en parlé tout à l’heure. Une période sombre, attention tout de même, ne vous attendez pas à un roman à l’eau de rose.

L. L. : Vous voyez quelqu’un ?

Jeanne : Attendez… allez voir Johan… mais c’est un taiseux, vous savez, dites-lui que vous venez de la part de la « Jeanneton », il vous ouvrira. S’il accepte de vous causer, ne l’interrompez pas, laissez-le défiler son histoire. Il habite dans le Jeune-Tours, à côté des écuries coopératives, avant il y avait le tramway par là-bas, je m’en souviens, pendant la Grande Lutte ils ont mis les wagons sur des plateaux et les ont tractés pour en faire des cantinières de campagne. Regardez ces photos… il y avait de ces fêtes… c’était le bon temps… Bon, avant d’y aller, « le coup de l’étrier », comme disait feu mon mari.

Interview du 6 août 2076 par Luc Lejour pour sa rubrique : « Que faire ce dimanche ? ».