Vieux sujet tarte à la crème de la vie politique sur lequel se jouent pas mal de supposés clivages et thème-talisman du système Républicain qui veut faire croire au creuset de l’égalitarisme à la française… l’école reste une véritable machine à classer, à exclure et à fabriquer des élites au kilomètre. Elle focalise périodiquement l’attention sociale et médiatique soit par les marronniers habituels – la rentrée, le Bac, les réformes, le niveau-qui-baisse – soit par des faits divers traités avec une hystérie toute télégénique. Pourtant, les sujets d’étonnement, de questionnement et de revendication sont nombreux...
Le prof absent, le running gag préféré de la maison
Figure mythique de l’Éducation nationale, sorte d’Héphaïstos à costume en velours côtelé et baise-en-ville : le professeur absent. Ce dernier serait à la fois la quintessence de cette fonction publique tire-au-flanc et/ou de ces femmes peu consciencieuses qui enchaînent les grossesses calquées sur le calendrier des vacances ; il est l’explication principale de l’échec de élèves à l’examen et le produit d’un obscur complot d’incompétence du Rectorat.
Techniquement, l’Éducation Nationale possède un corps de professeurs remplaçants appelés TZR (titulaires de zone de remplacement) en perpétuelle diminution afin de faire des économies et éviter de payer des profs à attendre qu’il y ait quelqu’un à remplacer. Du coup, la plupart des TZR sont affectés dès le premier septembre pour remplacer les congés maternité et les absences de longue durée prévues (arrêt pour dépression, détachement auprès d’un autre corps, préparation de concours, longue maladie, année sabbatique légale…).
Sous Nicolas Sarkozy, l’idée de remplacement des profs absents pour de courtes durées par leurs collègues de l’établissement a été un échec total, le plus souvent par le refus des professeurs concernés de venir pallier les défaillances du système des TZR et par la difficulté concrète à mettre en place ces remplacements au pied levé (problèmes d’emploi du temps, surcharge importante de travail, paiement des mois après, faible pertinence pédagogique des courts remplacements, notamment dans des disciplines comme le Français où les études filées d’œuvres ne permettent pas l’interchangeabilité des profs…).
Cas d’école dans le collège qui nous intéresse : une prof de maths est arrêtée tôt dans l’année pour des raisons médicales et selon toute probabilité, pour une longue durée. Plus de TZR disponibles et pas de solution en interne, il va donc falloir actionner tous les réseaux possibles et imaginables, peut-être même brûler un cierge et scruter les étoiles filantes. Au bout de quelques semaines, Pôle Emploi trouve un ingénieur au chômage qui accepte un CDD. Aucune formation et des souvenirs en mathématiques qui remontent à de longues années en arrière… qu’à cela ne tienne, il faut avoir le goût du challenge ! Malheureusement, au bout d’un mois, il trouve un emploi ailleurs et quitte précipitamment l’aventure. Le temps passe et cette fois c’est un étudiant en Master 1 de mathématiques qui est trouvé via des annonces à l’Université, toujours sans formation ni même initiation aux programmes. Cette première expérience se passe mal et le cours relève plus de la garderie bruyante que d’une initiation aux équations linéaires. Après trois semaines, il n’est pas reconduit et les élèves se retrouvent de nouveau sans professeur bien-aimé. Le calendrier file et c’est un retraité, ancien prof de maths qui est trouvé. Las, ayant perdu la foi et la fibre pédagogique, il laisse tomber l’éponge assez vite. Après les désormais traditionnelles deux ou trois semaines sans cours, c’est encore une fois un étudiant en Master de maths qui s’y colle et qui, hip hip hip hourra, tiendra jusqu’à la fin d’année. Ce cas de figure est encore plutôt marginal dans le département mais pose de réels problèmes de gestion du personnel en Seine-Saint-Denis par exemple, où des collectifs de parents d’élèves font pression sur le rectorat tout simplement pour avoir le droit à de vrais profs formés pour leurs enfants.
L’éducation nationale à l’ère du management
Comme toutes les administrations, l’Éducation nationale s’est pris de plein fouet dans les années 90 la révolution néo-libérale du New Public Management venu d’outre-Manche, qui entend appliquer les bonnes vielles recettes, normes, valeurs, processus et novlangue des boîtes privées, réputées être des modèles indépassables de gestion. Ainsi, les inspecteurs et personnels de direction biberonnent ce discours à l’École Supérieure de l’Éducation nationale (ESEN) située à Poitiers pendant leur formation, avant d’en être les VRP dans les établissements, souvent auprès de profs dépassant la quarantaine et qui ont vu débarquer, médusés, des discours d’entreprise et de gestion des ressources humaines plus ou moins bien digérés.
Cette volonté d’évolution de l’encadrement bute sur deux obstacles de taille. D’une part, le ministère a des difficultés à recruter des personnels d’encadrement car les obligations, responsabilités et quantité de travail délirantes ne sont pas récompensées par un salaire très attrayant (3 000 euros par mois au bout de 10 ans avec logement de fonction, des journées de douze heures, des problèmes permanents à gérer dans l’urgence et la responsabilité de centaines d’élèves et de dizaines de profs). D’autre part, le profil des futurs cadres n’est pas des plus porteurs pour transformer le système : profs fatigués par leur métier qui veulent quitter les classes, personnels ambitieux et dociles à qui on présente les postes de direction comme des récompenses et promotions, enseignants passablement peu doués en classe à qui on propose des tâches administratives en guise de reconversion. En tout cas, chaque année, des centaines de postes ne sont pas pourvus et ce sont des « faisant fonction », c’est à dire des gens qui n’ont pas obtenu le concours spécifique, qui prennent les rênes des établissements.
Un rapide coup d’œil à leur formation en dit long sur les orientations que le pouvoir veut donner au système éducatif et à sa gestion : place délirante donnée au numérique (50 % des conférences proposées) ; saupoudrage de vœux pieux autour du mythe de « l’élève-citoyen » et de valeurs telles que la fraternité, la laïcité ou l’égalité ; valorisation des neurosciences pour augmenter les performances cognitives des élèves ; management des équipes par projet ; amour immodéré du benchmarking, c’est à dire des exemples pris à l’étranger mais sans jamais s’interroger sur les spécificités socio-économiques et historiques ; un peu de droit, de stratégie, de compta et de gestion de ressources humaines, le tout parsemé de mots fétiches qui gonflent les poitrines de ces futurs leaders — « pilotage », « gouvernance », « co-construction », « expertise », « management », « culture de l’évaluation », « ouverture à l’international » — ; place importante de la communication médiatique avec une formation au communiqué de presse, à l’interview, à la com’ de crise (sic) et à la stratégie de communication [1]… Le plus souvent, ce sont des consultants issus de cabinets privés qui interviennent à l’ESEN et, détail amusant, la plupart des cours dispensés débutent par une vidéo de 5 minutes mettant en scène un proviseur imaginaire, M. Laguigne, qui concentre à lui seul tous les stéréotypes de ce qui ne va pas dans l’Éducation Nationale : incompétent, flemmard, mal organisé, sans charisme, peu rigoureux, familier, humainement maladroit, conservateur, anti-numérique… [2]
Au-delà de ces logiques bureaucratiques et vaguement technocratiques, il ne faut pas oublier que ces personnels de direction sont de fait des notables dans les quartiers où ils exercent et nombreux sont ceux qui se rêvent politiques. C’est là où l’on retrouve notre petit collège de banlieue. La principale est elle-même quatrième adjointe chargée de la jeunesse et de l’enfance à la mairie divers-droite de Rochecorbon, et elle a fait de la laïcité son cheval de bataille dans son établissement. Sus aux jupes longues — supposées être des tenues musulmanes de prière — dans la cours de récréation !
Toujours au rayon politique, le représentant du Conseil départemental au conseil d’administration du collège n’hésite pas à jouer la carte du clientélisme en affichant son bras long que l’on imagine également magnifiquement musclé : il a promis et obtenu pour le collège un dispositif financé par le Département et l’État consistant en un chariot contenant 20 tablettes numériques. Peu importe que les profs ne l’aient demandé, que ce ne soit pas pratique car les classes comptent 25 élèves (ce qui signifie qu’il n’y aura pas de tablettes pour tout le monde), que la maintenance ne soit pas assurée et qu’aucune formation ne soit prévue pour aider les enseignants à trouver des applications pédagogiques. Les volontaires se débrouilleront tous seuls, quand on veut on peut ! Et tant pis si les tablettes dorment dans une remise la plupart du temps en attendant leur obsolescence d’ici trois ans, la révolution numérique est en marche !
L’évaluation moderne ou le triomphe de la technocratie éducative
Sujet le plus technique et en même temps probablement le plus important pour la collectivité : l’évolution de la conception du métier de professeur, en passe de devenir opérateur pédagogique, technicien-expert de l’apprentissage, coach bienveillant et fonctionnaire souple et docile. Pour paraphraser bêtement Michel Foucault, on assiste à la systématisation dans l’Éducation nationale d’un dispositif technique rationnel, raisonnable et économique. Experts, technocrates, hauts-fonctionnaires, petits génies issus de l’ENA et conseillers ministériels en tout genre ont fini par évacuer la plupart des aspects difficiles à circonscrire, non quantifiables et insaisissables qui font pourtant le métier : les dynamiques psychologiques individuelles et du groupe, y compris de l’enseignant, la dimension de mise en scène de soi et de jeu social dans la classe, l’irrationalité curieuse et instable de l’adolescence, les rapports affectifs, de complicité, de tension, de confiance, de provocation et d’humour entre profs et élèves, la richesse et la subjectivité constitutive de la démarche intellectuelle de l’enseignant, le questionnement critique qui ne s’interdit pas la subversion, etc.
Tout ceci est remplacé par la figure d’un élève-apprenant cherchant toujours à progresser et à s’insérer professionnellement en ces temps de chômage de masse et, face à lui, un corps enseignant totalement tourné vers la satisfaction de ce désir légitime. Le prof-technicien devient développeur de compétences, instructeur de nobles valeurs dans le cadre de l’Enseignement Moral et Civique, capable de s’adapter aux niveaux hétérogènes de sa classe grâce à la confection d’exercices d’application pour chacun et toujours en mesure de diagnostiquer ce qui ne va pas chez le Jeune avant d’y remédier grâce à une connaissance implacable de la mécanique cognitive. Il entraîne, améliore puis fait réussir ses élèves à l’examen, tirant une satisfaction personnelle des statistiques, classements PISA et commentaires qualitatifs du ministre du moment sur Twitter ou BFM.
Dans le cas qui nous concerne, le conseil d’administration du collège a voté l’année dernière la suppression des notes chiffrées sur les bulletins et copies, et ce afin d’en finir avec la note-sanction, celle qui marque au fer rouge l’élève qui n’atteint pas la sacro-sainte moyenne. On oublie un peu vite en passant qu’une note est généralement accompagnée de commentaires sur la copie, de précisions orales du professeur en classe, d’une mise en contexte de ce que veut dire une note qui évalue un travail ponctuel et non pas une intelligence ou un individu, voire du petit jeu au second degré qui peut s’installer entre le prof réputé dur et ses élèves pas si traumatisés.
Fi de tout cela ! On évalue désormais par compétences transdisciplinaires, les commentaires remplacent la note et de savants tableaux confectionnés par chaque prof dans son coin sans aucune harmonisation sont censés faire le point sur le niveau de l’élève et lui dispenser la recette magique pour progresser la prochaine fois. Toutes les tâches complexes comme par exemple une écriture d’invention en français sont décomposées en tâches simples (écrire correctement, utiliser différents registres de langue, savoir réutiliser les règles du dialogue et du paratexte, être imaginatif, respecter la consigne, savoir imiter l’exemple vu en classe…). Bref, un rapport de technicien qu’on vous dit.
Désormais totalement informatisée, la documentation administrative classique qui reliait parents et professeurs est devenue hautement technique et pléthorique : courriels pour poser des questions, QCM à créer en ligne pour vérifier les connaissances, cours et exercices à télécharger, cahier de texte en ligne voire capsules vidéo sur Youtube avec résumé du cours, bulletin en ligne consultable en temps réel, absences signalées par le professeurs en début d’heure et envoi automatique d’un sms à la famille pour justification.
Le professeur doit désormais obligatoirement se connecter une fois par jour sur l’espace numérique de travail (ENT) et chaque évaluation donne lieu à d’acrobatiques séances de brainstorming pour savoir quels items, capacités, compétences et domaines du socle commun de compétences ont été validées ou pas par l’élève, et quel est son degré d’avancement dans la maîtrise de tel ou tel savoir-faire. Une nouvelle terminologie non harmonisée émerge : « en cours d’acquisition », « maîtrise perfectible », « expression orale pré A2 », « insuffisant », « en progrès », « oui ou non ». Parfois c’est un système de codes couleur, voire des smileys. Et voilà comment une échelle de commentaires a remplacé l’échelle numérique classique en rendant finalement plus obscure la lisibilité pour parents et élèves, notamment ceux qui maîtrisent le moins les codes scolaires.
Au-delà d’évidents problèmes d’inflation du temps de correction – rappelons que les profs du secondaire travaillent en moyenne 41 heures par semaine et sont parmi les moins bien payés de l’Union européenne –, c’est aussi le contenu des cours qui est impacté. Le professeur a en tête l’évaluation finale décomposée en compétences et grilles subtiles lors qu’il prépare ses cours : le contenu scientifique et intellectuel est donc trituré, distendu, affadi et contorsionné pour le faire rentrer dans les petite cases du socle de compétences. Finie, la réflexion sur le processus révolutionnaire entre 1789 et 1799, place à des exercices de repérage d’information dans un discours de Danton, un travail pour développer la compétence « savoir s’exprimer en français », l’étude du tableau « Le serment du Jeu de paume » de David pour valider l’item culture artistique et la construction d’une frise chronologique sommaire pour avancer sur la capacité « maîtriser les grands repères temporels ».
Dans ces conditions, seuls les élèves les plus « doués » et ceux bénéficiant d’un solide encadrement par la culture familiale pourront faire le lien entre ces différentes tâches et peut-être comprendre un peu les enjeux de la période. Pierre Bourdieu avait déjà démontré dans les années 70 que ce sont les fils de profs qui réussissent le mieux dans le système scolaire. Pas sûr que la « Refondation de l’école » chère à François Hollande n’aboutisse à autre chose qu’à renforcer ce phénomène, produisant l’inverse de ce qui est recherché.
Ce processus de technicisation est assez vicieux, provocant un stress pour les enseignants qui ne maîtrisent pas l’outil informatique tout en sachant qu’ils auront peut-être d’ici cinq ans, au mieux, une formation de 4 heures organisée par le rectorat, mais à deux collègues par ordinateur, dans le cas idyllique où machines, réseau et logiciels fonctionnent parfaitement. Du reste, cette nouvelle approche de l’évaluation nécessite énormément de temps de réunion et de concertation à l’intérieur des équipes par discipline et entre les disciplines, d’autant plus nécessaires avec l’ère du transdisciplinaire tant mis en avant par le ministère.
Pourtant, ces réunions ne sont pas payées et laissées à la libre organisation des professeurs en dehors des heures de cours et du temps de présence dans l’établissement déjà important (rencontres avec les parents, foule de réunions obligatoires avec la direction et l’inspection, organisation des examens blancs, liaison école-collège et collège-lycée, orientation, organisation de voyages et sorties, conseils de classe, conseils pédagogiques, commissions diverses et variées…).
Dans ces conditions, chacun bricole dans son coin, trouve son fonctionnement imparfait, en parle parfois mais l’harmonise rarement, attaché aussi au principe de liberté pédagogique. Enfin, tout le processus crée des tensions entre équipes — d’ailleurs traditionnelle dans les établissements — et un certain mal-être chez les enseignants, bousculés par les réformes incessantes et parfois contradictoires, se sentant agressés lorsque l’on réduit l’importance des contenus de leur discipline, dont l’amour leur a, en principe, fait choisir ce métier.
Par exemple, si on reste juste sur le cas de l’évaluation, comme chaque discipline engage les compétences en expression française des élèves, il y a une véritable inflation des commentaires sur cette compétence dans les bulletins trimestriels. Par conséquent, le professeur de français se sent un peu dépossédé de ce domaine qui lui était traditionnellement dévolu par son expertise, son commentaire étant dilué parmi celui de toutes les autres disciplines.
Cela peut donner également une litanie contradictoire, difficilement lisible pour les élèves et les parents, voire saboter certaines actions de profs de français qui, en lien avec l’orthophoniste de l’élève ou sa famille, essaye de ne pas sanctionner l’orthographe sur une période donnée pour redonner confiance à un jeune dyslexique… alors que le prof d’Histoire-Géo ou de SVT aura la dent dure sur l’expression défaillante.
Que l’on s’entende bien, nulle question ici de fantasmer le passé, d’idéaliser l’école d’antan, celle qui soi-disant faisait réussir les élèves alors qu’on connaissait le plein-emploi, que les métiers étaient essentiellement manuels et que seuls quelques enfants de la bourgeoisie et de la classe moyenne accédaient à l’enseignement supérieur. Toutes ces remarques ne dispensent pas le corps enseignant et les cadres intermédiaires de continuer à expérimenter et à réfléchir à leur métier et aux élèves, comme ils sont encore beaucoup à le faire, aimant leur métier. Par contre, il est légitime de s’interroger sur ces successions de réformes qui descendent du ministère via des experts hors-sol, conservant le système sous tension et considérant l’école à la fois comme responsable et comme solution de problématiques économiques et sociales qui la dépassent largement.