Pédaler plus pour gagner plus : entretien avec un livreur à vélo tourangeau

En 2017, deux entreprises de livraisons de repas à vélo, Deliveroo et Uber Eats, se sont implantées à Tours. Entretien avec l’un de leurs livreurs, à propos des conditions de travail et de rémunération.

Depuis combien de temps bosses-tu comme livreur pour des plateformes de livraison de repas ?

J’ai commencé à travailler pour Deliveroo en septembre, et pour Uber Eats dès leur arrivée à Tours, fin octobre. Je travaille de manière occasionnelle, de quelques heures seulement jusqu’à trente heures par semaine, en fonction des créneaux et de ma disponibilité.

Comment s’est passée ton recrutement chez Deliveroo ?

Je me suis inscrit par Internet au mois d’août. J’ai été recontacté à la fin du mois, pour une session « d’embarquement » début septembre : on te fait signer un contrat [1], on te met à disposition l’application et on te donne du matériel. Ce matériel, c’est un « cube » aux couleurs de l’entreprise, une veste Deliveroo qui n’est pas étanche et n’est pas du tout adaptée à la pratique du vélo, deux tee-shirts très inconfortables, une batterie externe pour téléphone portable. On nous donne aussi un support pour accrocher le téléphone au vélo, mais il est de très mauvaise qualité : on a tous été obligés d’en racheter un au bout de deux semaines. Pour ce matériel, on nous a pris 150 euros de caution, prélevés sur nos premières paies. Théoriquement, on est obligés d’utiliser la veste et le cube : les contrats stipulent qu’on est censés leur faire de la pub en roulant.

Quand on démarre, Deliveroo ne vérifie pas du tout l’état de nos vélos. Même, ils ne vérifient pas qu’on a bien un vélo. Certains, lors de la session d’embarquement, n’en avaient pas encore et prévoyaient d’utiliser les vélos que Fil Bleu propose à la location [2]. La semaine d’après, on s’inscrivait sur nos premiers créneaux.

Tu as une idée du nombre de livreurs qui travaillent pour Deliveroo à Tours ?

C’est difficile à savoir, on ne travaille jamais tous en même temps. Le seul moyen de se croiser, c’est de se retrouver place de la Monnaie, le spot où beaucoup de livreurs viennent attendre une course. En comptant les livreurs Uber Eats, il y a une trentaine de personnes que je vois régulièrement. Des livreurs ont initié une conversation sur l’application Telegram qui réunit entre soixante et soixante-dix personnes, mais certains n’interviennent jamais.

Tu peux nous décrire le système de rémunération ?

Chez Deliveroo, on est payé cinq euros par course, quoi qu’il arrive. Auparavant, la rémunération était de 7,50 euros de l’heure, auxquels s’ajoutaient 2 à 4 euros par course en fonction des performances. Avec le nouveau système, il n’y a pas de rémunération horaire minimum. Donc si on ne fait aucune course, on ne gagne rien. Même s’il est rare qu’il n’y ait aucune course, puisque Deliveroo tourne plutôt bien, c’est un risque. Chez Uber Eats, il n’y a pas non plus de minimum horaire, et il peut arriver qu’un livreur attende pendant deux heures des commandes qui ne viennent pas, sans être payé.

Deliveroo oblige ses livreurs à s’inscrire sur un planning. Naturellement, les « shifts » les plus demandés sont les créneaux allant de 11h30 à 14h et de 19h à 22h, et le nombre de places est limité. Mais comme ils font régulièrement entrer de nouveaux livreurs dans le système, ces places sont de plus en plus disputées. Il est plus difficile d’obtenir des créneaux le soir, qui est le moment où il y a le plus de commandes, et comme on est payés à la course, ça tire les rémunérations vers le bas. L’inscription sur les créneaux se fait via un système de priorités, établies en fonction de la performance, de l’assiduité, du nombre de soirs de week-ends travaillés. Quand on arrive en dernier, on est content de récupérer trois heures de travail dans la semaine… Au final, on ne choisit pas vraiment nos horaires de travail, contrairement à ce que laisse entendre la communication de Deliveroo.

Comment s’est passée l’arrivée d’Uber Eats à Tours ?

Des managers d’Uber Eats sont venus nous démarcher place de la Monnaie, et ont passé de nombreuses commandes de repas depuis leur chambre d’hôtel via Deliveroo pour apprécier le travail des coursiers. Ils nous ont fait des promesses faramineuses, en mettant en avant leurs avantages par rapport à leur principal concurrent : le fait de pouvoir travailler sans s’inscrire sur un créneau particulier, et le fait de verser de meilleures primes de pluie. En fait, leur prime de pluie s’élève à 5 euros de l’heure : une faible compensation compte tenu du risque et de l’usure du matériel. Chez Deliveroo, même en bossant sous l’orage, je n’ai jamais eu droit à cette prime de pluie. Et pas question d’arrêter de bosser à cause de la pluie, ce serait trop pénalisant.

Le premier week-end du lancement d’Uber Eats, on s’est retrouvés à travailler pour rien, il n’y avait quasiment aucune commande. C’était une catastrophe. Leur système de rémunération est différent de celui de Deliveroo : on touche 2,5 euros quand on récupère la commande au restaurant, 1,30 euros par kilomètre parcouru entre le restaurant et le domicile du client, et 1 euro à la livraison ; là-dessus, ils prennent une commission de 25 %. Ça peut sembler attirant, mais au final je me suis rendu compte que ma rémunération par course était supérieure de 20 % chez Deliveroo, pour un kilométrage moindre.

Il est difficile de calculer la rémunération nette qu’on arrive à tirer de cette activité. Si je ne tiens pas compte d’un certain nombre de frais, j’arrive à une rémunération nette de 12 à 13 euros par heure travaillée. Mais si j’inclus mon abonnement téléphonique, l’amortissement du téléphone et du vélo, les frais d’entretien, je tombe autour de 9 euros de l’heure [3]. Certains gagnent plus, mais c’est parce qu’ils ont des cadences beaucoup plus soutenues, souvent au mépris des feux rouges, des sens interdits et des priorités.

Quel regard portes-tu sur l’activité du Collectif des Livreurs Autonomes Parisiens [4], ou sur le collectif des livreurs lyonnais, qui s’organisent pour avoir un pouvoir de négociation face aux plateformes comme Deliveroo [5] ?

Ces regroupements sont importants, car on est vraiment atomisés. Il n’y a pas de collectif de travail, et les plateformes en jouent beaucoup. A Tours, un certain nombre de livreurs suivent les actions de ces collectifs avec intérêt. On a notamment échangé à l’occasion de la grève des livreurs de Foodora en Allemagne. Mais beaucoup ont eu des expériences salariées pires que ce qu’ils vivent en tant que livreurs. C’est mon cas. Il y a donc une certaine résignation, face à des plateformes qui pèsent plusieurs milliards d’euros.

Quelles pourraient être les premières revendications d’un collectif tourangeau ?

Moi, je demanderais d’abord une rémunération horaire minimum, mais je ne sais pas si ce serait la première revendication de mes collègues. Une hausse globale des rémunérations serait aussi souhaitable – chez Deliveroo, on pourrait au moins être alignés sur les mêmes tarifs que Paris, où la course est rémunérée 5,75 euros de l’heure.

Notes

[1Les livreurs ne signent pas un contrat de travail : pour travailler avec les plateformes, ils sont contraints de travailler sous statut d’autoentrepreneur, et sont liés par des contrats de prestation.

[2Fil Bleu est la filiale de Kéolis qui gère les transports en commun de l’agglomération tourangelle. Elle met à disposition des vélos via un système de location à l’année.

[3Au moment de notre entretien, le vélo du livreur était cassé : les réparations étaient à sa charge, et pendant ce temps-là il ne pouvait pas travailler.

[4A propos de ce collectif, lire Le CLAP, en lutte contre la Start Up Nation ! sur Paris-Luttes.info.

[5A propos des mobilisations contre Deliveroo, et la répression à laquelle s’exposent les livreurs qui y participent, lire Mobilisation internationale contre Deliveroo : « ce modèle n’est viable pour personne et nulle part » sur Rebellyon.info.