Nouveaux visages de la justice de classe - Troisième partie

Tribunal de Grande Instance de Paris — 23ème Chambre Correctionnelle spécialisée dans les comparutions immédiates — 22 juin 2017. Voici deux témoignages, sous forme d’un compte-rendu, tiré de quelques heures passées dans les dédales du gigantesque bâtiment de l’Ile de la Cité. Voici ce qu’est cette justice pénale du quotidien — silencieuse, expéditive et douloureuse —, escamotée et gérée par des experts puis instrumentalisée de temps à autre par le pouvoir politique.

15 000 personnes passent devant la 23ème chaque année, temple de la Justice en « temps réel » et rationalisée. Cette chambre est la face émergée de la Section P12, située dans le bâtiment même du Tribunal. Il s’agit d’un pool de procureurs qui gère les flags dans la capitale et qui applique depuis une vingtaine d’années le concept de « gestion des flux judiciaires » avec des substituts du procureur qui suivent en direct, sur des plateformes téléphoniques et avec un micro-oreillette, les appels des officiers de police judiciaire de toute la ville. En moyenne, chaque substitut reçoit 85 appels par jour et peut consacrer à chaque affaire un maximum de 5 minutes. Les consignes en matière de poursuite sont issues des théories de « tolérance zéro » importées du New York des années 1980 : tout délit, même minime, doit être enregistré par la police, signalé au parquet, traité le plus rapidement possible et donner lieu à une réponse pénale afin que les délinquants soient assurés que leur déviance sera sanctionnée et améliorer ainsi le sentiment de sécurité des concitoyens.

« Mesdames et Messieurs, la Cour, levez-vous »

16 heures. Après deux fouilles, des détecteurs à métaux, des hommes avec des Famas et quelques erreurs de parcours avant de trouver, on entre dans la salle en bois massif, candélabres électriques, papier peint grand siècle et plafonds de bien belle facture. Une Marianne haut-perchée et une balance sculptée dans le chêne complètent la mise en scène. Des bancs inconfortables et les portes capitonnées renforcent l’impression d’étouffement tout en marquant clairement le caractère irréel et hors du temps d’un tel dispositif. Il fait 35 degrés, les fenêtres ouvertes pour faire rentrer de l’air claquent de temps à autre si bien qu’un un gendarme finit par les fermer au bout d’un long moment. Les membres de la cour et avocats sont dispensés de porter la robe face à de telles chaleurs.

Six femmes constituent la cour, une jeune greffière élégante et affairée derrière son ordinateur, presque sans visage ; une huissière très proche de la retraite se ballade, entre, sort, va voir des gens dans la salle et lit ostensiblement un gros roman, juste en contrebas de la juge lorsque les audiences sont lancées ; une présidente d’une cinquantaine d’années, très mince, sèche même, dont les dossiers virevoltent devant elle et qui ne regarde pas vraiment les prévenus pendant la séance, même si elle n’est pas avare en demi-sourires et coups d’œil entendus avec la procureure et les avocats des parties civiles ; deux vice-présidentes d’une quarantaine d’années bien tassées, elles acquiescent le regard dans le vague, font mine de lever la têtes de temps à autre, envoient des sms ; une procureure d’une trentaine d’années au débit de mitraillette, elle aussi passionnée par ce qui se passe sur son portable.

Une petite dizaine d’escortes de la gendarmerie, véritables armoires à glace avec un look de légionnaire pas spécialement major de promo, aux tatouages tribaux autour des biceps à peines voilés par un polo noir moulant. Ils tiennent la salle, toisent le public et distribuent sourires et yeux au ciel.

Affaire 1

Deux Australiens d’une bonne vingtaine d’années comparaissent pour vol en réunion avec violence. Ils sont ouvriers du bâtiment sans emploi dans leur pays d’origine et ils sont venus passer l’été en France. A court d’argent, ils ont commis quelques larcins. Un interprète traduit tant bien que mal les prises de parole de la présidente et de la procureure qui n’adaptent pas du tout leur débit à la configuration.

Ils ont volé deux jours de suite des appareils photo à la FNAC et, repérés par des vigiles, ils ont été immobilisés et emmenés dans le local prévu à cet effet pour attendre les policiers. Ils avaient des coups de poing américains sur eux, ce qu’ils justifient par l’insécurité qui règne à Paris avec le terrorisme, et les vigiles accusent l’un d’eux d’avoir donné des coups. Ils nient en disant avoir juste voulu se défendre lorsque cinq malabars à brassards FNAC se sont précipités sur eux. La juge parle d’une cassette de vidéosurveillance que l’on ne verra finalement pas, les captures d’écran ne montrent rien de concluant... mais de toute façon les avocats ne les ont pas eues. En tout cas, il faudra que « justice soit rendue », glisse la présidente avant la délibération.

Ils sont condamnés à 2 et 4 mois de prison avec sursis, 600 euros de dommages et intérêts à verser à la FNAC qui a perdu un appareil dans l’histoire et 500 euros de dommages et intérêts au vigile qui dit avoir reçu les coups de poing, qui du reste n’est pas venu et qui n’a pas laissé de certificat médical.

Les deux condamnés écoutent d’une oreille distraite, occupés à s’émerveiller devant les moulures style empire du plafond de la salle et la vue imprenable sur l’extérieur du chœur de la Sainte-Chapelle.

Affaire 2

Un Marocain de naissance, sans domicile fixe, d’une vingtaine d’années, en situation régulière en France. Il a été condamné une fois pour outrage et rébellion, une fois pour une petite affaire de stups, et « il a visiblement un problème avec l’autorité » nous dit la Procureure.

Il est rabatteur pour taxis à la gare du Nord et « participe au climat d’insécurité et d’impression de zone de non-droit » selon la juge.

Il a subi un contrôle de police — comme tous les jours affirme-t-il —, mais cette fois, les policiers tombent dans le fichier sur un mandat non exécuté et décident de la garder au poste. Ils le menottent mais le prévenu devient violent et agressif, se plaignant de douleur aux poignets. Ils finissent par le desserrer et il en profite pour frapper une vitre en plexiglas au commissariat ainsi qu’un banc tout en menaçant de « démonter le lendemain » le flic qui l’a arrêté.

Le prévenu dit qu’il est juste tombé au sol de douleur à cause des menottes et qu’il n’a jamais menacé le policier. La vidéo-surveillance du commissariat ne montre rien, les seuls autres témoins sont des collègues.

Le policier en question est présent et est interrogé avec une évidente bienveillance par la présidente qui se réjouit d’avoir un témoignage direct, chose rare qui « prend du temps de travail ou du temps libre où ils ont probablement mieux à faire » renchérit plus tard la procureure. Le récit met donc en avant la difficulté du métier de policier, l’insécurité à la gare du Nord et le choix pour les voyageurs entre « le vol, l’agression sexuelle ou l’agression verbale des rabatteurs lorsqu’ils arrivent... la première image qu’ils auront de la France ». Le policier se pose tout de même en héros silencieux : « On restera là, on fera notre métier, on continuera à porter plainte ». Des gendarmes dans la salle acquiescent, tout comme une partie du public.

Le témoignage est ponctué de saillies sur le caractère violent du prévenu et sur l’expertise de la BAC. L’expression clef étant « Je me suis dit... et ben ça a pas loupé ».

Son avocat, dans sa jolie chemise blanche cintrée bien rentrée dans son pantalon bleu ciel tombant impeccablement sur des chaussures en cuir clair, commence sa plaidoirie par l’honneur que cela représente de défendre la police et ce que la société leur doit. Il prend un ton cérémonieux et proclame porter une cause : il explique que le policier, comme tant d’autres, est écartelé entre son devoir et son humanité, miné par son impuissance. C’est presque la voix tremblante qu’il finira par glisser un mot sur le salaire dérisoire que les gardiens de la paix reçoivent en retour de leur mission. La punition devra, bien entendu, être exemplaire.

La présidente et la procureure enchaînent à leur tour avec des interventions virulentes à l’encontre du prévenu, débordantes d’empathie envers le policier… A un moment, alors que l’accusé explique qu’il connait les policiers, qu’il est là tous les jours sans rien faire de mal, la juge s’emballe comme une maman qui se fâche et crie : « non mais c’est n’importe quoi ! Il va falloir arrêter le n’importe quoi maintenant ! ». Un gendarme réagit en glissant pas si discrètement à son camarade dans le boxe : « Il va prendre chérot (sic) », en mimant un sifflotement.

L’avocat commis d’office s’emporte devant tant de partialité, la chemise blanche jaunie par la transpiration âcre. La juge le toise, menton légèrement relevé. Le prévenu conclue en accusant les policiers de « casser son business » dont il a besoin pour manger. Peu importe, il est condamné à deux mois ferme et repart en prison le soir même. Il doit verser 500 euros de dommages et intérêts au policier ainsi que 200 euros pour les frais de justice. Il s’avère que le mandat pour lequel il était maintenu au poste n’était plus du tout d’actualité et que ce sont les magistrats de son précédent procès qui avaient oublié de le retirer des fichiers. Mais ça, « les policiers ne pouvaient pas le savoir ».

Affaire 3

Un homme de 35 ans, SDF depuis son adolescence et consommateur de crack. Il a été plusieurs fois en prison pour des vols avec violence liés à sa toxicomanie, après avoir eu à plusieurs reprises du sursis et avoir « refusé la main tendue par la Justice » selon les termes de la proc’. Il est sorti de prison il y a quelques mois. Il est visiblement en état de manque et parle très mal le français, même si c’est sa langue maternelle.

Il a volé un VTT électrique dans une cage d’escalier et l’a revendu à Barbès pour avoir du cash pour sa conso. Il s’est fait attraper et l’audition par la procureure le matin même a été houleuse car il se plaint du fait que le juge d’application des peines (JAP) ne l’a pas accompagné à sa sortie. Il n’a pas demandé d’avocat car « quand j’ai un avocat je vais en prison ». La cour glousse, ça fait du bien de rire un peu.

La procureure, magnanime — « puisque monsieur n’a pas d’avocat je vais prendre en charge une partie de sa défense » —, met l’accent sur le fait que ses collègues parquetiers l’auraient envoyé en prison mais elle, elle va donner une chance au suivi thérapeutique dans le cadre d’une condamnation avec sursis assorti de mise à l’épreuve, en espérant que le JAP se manifeste cette fois. Il est condamné en plus à 1 600 euros de dédommagements pour le VTT et 100 euros de préjudice moral. « Il faut vous approprier la mesure qui a été proclamée monsieur, il faut aller voir le juge d’application des peines par vous-même s’il ne vous contacte pas. »

A noter qu’en France, 15% des détenus travaillent en prison, soit pour l’administration pénitentiaire soit pour des entreprises privées qui louent leur service. La loi prévoit qu’ils soient rémunérés entre 20% et 45% du SMIC et qu’une part importante de leurs revenus aille vers le remboursement des préjudices aux victimes. En moyenne, un détenu en France gagner 2,4 euros de l’heure [1].

Affaire 4

Un Égyptien attend hagard depuis des heures dans le box, l’interprète n’arrivant pas. Cet homme de 30 ans en rupture familiale est arrivé en France il y a dix ans. Il est SDF, boit et fume du cannabis, et depuis quelques mois il part à la dérive. Pour vivre, il braque des femmes dans leur hall d’immeuble muni d’un couteau. Il les menace et réclame de l’argent. Parfois, il n’obtient rien, d’autres fois 60, 110, 200 euros même. Il se fait juger pour six affaires issues de deux enquêtes différentes fusionnées au procès, dont une portant sur une femme de 79 ans qui a eu très peur et qui s’est urinée dessus. Aucune victime ne comparaît, une seule s’est constituée partie civile. A aucun moment de la procédure il n’a été question d’aide psychologique pour ces dernières ni d’un accompagnement quelconque pour qu’elles viennent au Procès pour tenter de dépasser le traumatisme, affronter l’agresseur et entendre sa trajectoire, verbaliser ce qu’elles ont subi, s’entendre dire par un expert que leur réaction a été naturelle et normale et non pas honteuse, constater qu’elles ne sont pas seules et comprendre la peine infligée à l’accusé. Non, elles recevront au mieux un bout de papier avec la condamnation et un peu d’argent si elles en ont fait la demande.

De l’autre côté, pour l’accusé, l’expertise psychiatrique avec interprète, menée en « deux fois cinq minutes », conclut qu’il était responsable de ses actes mais qu’il est dénué de sentiments. Une visite médicale le dépeint comme neurasthénique et dépressif, avec des pulsions suicidaires, et met en évidence qu’il parle de sa mère qu’il dit voir lors des agressions. La présidente considère qu’il attaque donc symboliquement sa maman. Personne ne se demande comment interpréter cette évocation maternelle, s’il ne dit pas avoir l’impression que sa mère le regarde faire tout ça, tétanisé de culpabilité. Il dit beaucoup regretter et n’avoir jamais pratiqué de violences, laissant tomber lorsqu’une femme criait ou se défendait. Certaines l’accusent d’avoir approché le couteau d’elles. Il nie. La vidéosurveillance ne donne rien. Mais « pourquoi les victimes mentiraient-elles ? » se demande à haute voix la présidente. Il ne sera pas question ici de preuves ou d’interroger les effets des traumas sur les témoignages.

Le prévenu dit également cibler des femmes car « elles ne vont pas se défendre » et il a « peur de se prendre un coup ». La présidente saute sur l’occasion et lui demande si, quand il se « regarde dans un miroir », il y « voit un homme ». Elle le traite de lâche et insiste pour qu’on lui demande s’il ne se trouve pas « minable ». « Traduisez bien le mot minable s’il vous plaît ». Gendarmes et public jubilent.

La procureure n’est pas satisfaite par l’accusation et exige la requalification en extorsion, vu que le prévenu se faisait remettre l’argent et ne le prenait pas. Elle veut faire valoir comme facteur aggravant le fait que les actes portent sur des femmes, jugées plus vulnérables, chose rendue possible par une loi de 2012. Elle lui redemande s’il aurait fait pareil avec des hommes et ce qui ce serait passé si ces femmes avaient été chercher leur « mari, fils ou frère ».

Son avocat, en colère face à une telle légèreté dans la procédure et l’expertise psy, se bat comme un beau diable et s’étonne qu’une telle affaire ne soit pas jugée aux assises. La cour l’écoute poliment, mais l’horloge file.

Le prévenu dit qu’il a fait tout ça pour finir en prison. Il demande à rester dans celle où il est depuis quelques jours. La juge lui répond d’un air assez vilain : « Ça ce n’est pas moi qui m’en charge monsieur, c’est le service pénitentiaire », mais il est partiellement exaucé, condamné à trois ans dont deux années ferme. Il devra rembourser les 110 euros extorqués à la seule victime constituée partie civile et lui verser 1 000 euros au titre du préjudice moral. Il partira pour Fleury-Mérogis dans la foulée. A sa sortie, il devra quitter le territoire. Il demande à voir un psychiatre qui parle arabe en prison. « Faudra voir ». Deux jeunes femmes dans le public ponctuent d’un « et puis quoi encore » scandalisé.

Affaire 5

Un jeune homme de 25 ans, ayant fini son BTS électro-technique il y a quelques mois, habitant chez sa mère et au chômage, s’est fait attraper avec un peu de cocaïne et de MDMA dans une voiture. C’est un dealer employé par un plus gros trafiquant qui le paye 2 000 euros par mois pour bosser du lundi au samedi de 19h à minuit. Il fournit le téléphone, la voiture, la drogue et les adresses à livrer.

Il a été collaboratif pendant la garde à vue, même s’il ne donne pas le nom de son boss qui a déjà menacé sa famille. Et en effet, le boss ne semble pas plaisanter : il a réussi à faire récupérer la voiture dans laquelle a été arrêté le prévenu, garée non loin du commissariat quelques heures après les faits...

La présidente veut bien reconnaître la bonne foi du jeune homme et s’étonne même avec un rictus amusé qu’il n’ait jamais été condamné alors qu’il « habite Champigny-sur-Marne, pourtant particulièrement criminogène ».

Le prévenu avait un entretien d’embauche à la SNCF, mais il était en garde à vue.

19h30. Tout au long de l’après-midi, grâce aux fenêtres ouvertes, on a pu entendre les sirènes hurler régulièrement, amenant de quoi continuer à alimenter le monstre.

La salle des mots perdus

Il y a des mots qui ne font que se croiser. On dit des choses que l’autre ne comprend pas, soit parce que ça ne lui parle pas, soit parce qu’il n’y croit pas, soit parce que pour lui ça veut dire complètement autre chose. Les gens sans s’en rendre compte sont des sphères de langage qui parfois ne se recoupent pas du tout. Ils pensent que les mots sont des outils, des marteaux ou bien des scies, et ils ne réalisent pas que le langage est beaucoup plus comme la peau ou comme les yeux que comme un tournevis cruciforme. Ils ne réalisent pas que leur monde, c’est le monde qu’ils peuvent dire ou comprendre. Parfois, ces mots qui se croisent sans rien se dire, ce n’est pas grave. Parfois, c’est drôle. Parfois aussi, c’est complètement catastrophique.

Le policier qui porte plainte à cause d’une menace dit : « La gare du Nord, c’est une zone de non droit ». Il le dit, et sûrement, il le pense. La juge, ça, elle comprend. Elle voit défiler les criminels, elle entend parler des policiers blessés, elle est entourée de gendarmes alors « zone de non droit » ça lui parle. Peut-être aussi que ça lui cause parce que c’est le genre d’expressions qu’aiment bien utiliser les journaux télévisés. Elle comprend, elle hoche de la tête. Elle voit la gare du Nord avec tous les mendiants, les réfugiés syriens, les groupes de Noirs ou d’Arabes, les vendeurs à la sauvette, les dealers, les racoleurs, peut-être les proxénètes, et elle se dit : « Voilà bien une zone de non droit ». Et puis lorsqu’elle voit les agents de sécurité SNCF avec à la ceinture le pistolet, les militaires Vigipirate avec sur la tête le béret et les groupes de policier avec dans les mains les fusils, elle se dit « Voilà, c’est tellement du non droit qu’il y a besoin de tout ça. » Elle ne se dit pas : « Pour une zone de non droit, il y a beaucoup de représentants de la loi. »

L’accusé, lui, dit des choses on n’y comprend rien, du « grand n’importe quoi ». Il dit : « Les flics on les connait et ils nous connaissent. Tous les flics je peux vous dire leur nom et là où ils habitent. [Ca, la juge, elle n’aime pas.] Ils nous disent bonjour tous les jours. Lui, il me dit bonjour, je lui dis ça va ? Alors pourquoi on m’empêche de faire mon travail ? Je vais porter plainte moi ». La juge, là, pourrait se dire : « Ah oui, je n’y avais pas pensé, qu’ils se voient tous les jours, qu’ils se croisent, que ce n’est pas sans cesse la guerre là-bas qui est à côté de chez moi mais si loin à la fois ». Elle pourrait aussi se dire : « Tiens, c’est vrai que c’est son travail à ce monsieur qui vit dans un hôtel et aussi dans la rue des fois. Et racoleur pour taxi ce n’est pas si grave comme travail, ça ne fait pas tant de dégât. »

Mais non, la juge, elle entend mieux les mots du policier qui dit : « Les touristes, quand ils arrivent, soit on les vole soit on les racole. C’est pas possible d’arriver en France et de vivre ça. » La juge, elle entend aussi bien mieux : « Si ils racolent pas, ils volent. Et si c’est pas ça, ils violent. » que « Ils ont serré les menottes trop fort, j’ai eu les mains qui sont devenues bleues et j’ai crié mais c’est tout. J’ai encore la trace sur le poignet. » Son oreille fait du tri sélectif : les mots qui accablent et ceux qui ne comptent pas. S’il crie qu’il a mal, c’est pour rameuter une foule et déclencher une émeute. S’il dit : « Je vais te défoncer », c’est une menace de mort et pas juste une bravade de colère.

Il y a aussi les mots de la défense qui transpirent de révolte ainsi que de pas mal de résignation. Là, la juge comprend puisque c’est sa langue qu’on parle, mais elle n’écoute pas tellement. Il fait trop chaud et elle est trop fatiguée et aussi il faut penser à tous les tracas de la vie et puis on le sait bien monsieur l’avocat que c’est en prison qu’ils vont finir alors est ce qu’on ne peut pas abréger ? Mais non, on n’abrège pas, on a au moins ce droit, le droit de dire : « Mais il est vide ce dossier ! Ce monsieur s’est fait arrêter sur un document qui n’était plus d’actualité, on l’accuse d’une menace de mort dont on a pas la preuve puisque ce sont les collègues du policier qui ont rédigé le procès verbal et on sait bien comment ça se passe les gardes à vue, les mises en accusation, on peut pas dire que la police soit toujours objective quand même ! Je ne critique pas la police, le travail qu’ils font est très dur, mais tout est erroné dans ce dossier madame la présidente ! »

Ça fait un peu contraste avec l’éloge des parties civiles, ce sursaut de colère. Ça jure avec les : « C’est un honneur pour moi de défendre un corps si honorable que celui de la police nationale ». D’ailleurs, les mots des avocats ne transpirent pas pareil : il y a ceux qui suintent la fierté et la gouaille, et puis ceux qui sentent la cause perdue d’avance. C’est le jeu, pour eux.

Ça prend du temps, d’entendre les mots des gens. Dans la salle aux 35 degrés Celsius taillés sur mesure, aux fenêtres qui claquent, aux peaux suantes et aux yeux planqués au fond des crânes, le temps, il n’y en a pas. Lorsqu’on le prend, c’est pour dire : « Quand vous vous regardez dans la glace, est ce que vous voyez un homme ? Est-ce que vous vous trouvez viril ? » ou « Au final, le mot qui vous définit le mieux, c’est "minable", non ? Traduisez bien « minable » monsieur l’interprète. »

Des mots qu’on ne comprend pas. La prison, par contre, eux, ils comprennent. Les autres, ceux qui après tout ça rentrent chez eux, ne comprennent pas. Parfois, les mots ne suffisent pas.

On ne peut pas non plus condamner tout le monde pour son manque de vocabulaire ou pour l’absence de patience. Ça ne change rien, ce verbiage-là. Il faudrait aussi parler de la fatigue des juges, de la proc’ qui parle à toute vitesse peut-être pour ne pas entendre certaines des saloperies qu’elle prononce, du flic qui se mure dans son vocable et dans son corps, du public toujours partial. Tous, coincés dans leurs maux. Les sirènes, elles, crient. Ça, tout le monde comprend.

P.-S.

Juin 2017 - Par Joséphine Kalache et Robin Trémol, avec l’aide précieuse de Scapin.

Crédits photo :
#1 Prison de Villeneuve-lès-Maguelone, par Xavier Malafosse, CC BY-SA 1.0.
#2 Cellule du quartier d’isolement de la prison Jacques-Cartier de Rennes (France), à travers le judas, par Edouard Hue, CC BY-SA 3.0
#3 La Conciergerie à Paris, par Joséphine Kalache