15 000 personnes passent devant la 23ème chaque année, temple de la Justice en « temps réel » et rationalisée. Cette chambre est la face émergée de la Section P12, située dans le bâtiment même du Tribunal. Il s’agit d’un pool de procureurs qui gère les flags dans la capitale et qui applique depuis une vingtaine d’années le concept de « gestion des flux judiciaires » avec des substituts du procureur qui suivent en direct, sur des plateformes téléphoniques et avec un micro-oreillette, les appels des officiers de police judiciaire de toute la ville. En moyenne, chaque substitut reçoit 85 appels par jour et peut consacrer à chaque affaire un maximum de 5 minutes. Les consignes en matière de poursuite sont issues des théories de « tolérance zéro » importées du New York des années 1980 : tout délit, même minime, doit être enregistré par la police, signalé au parquet, traité le plus rapidement possible et donner lieu à une réponse pénale afin que les délinquants soient assurés que leur déviance sera sanctionnée et améliorer ainsi le sentiment de sécurité des concitoyens.
Décor, mise en scène et personnages
A l’entrée du Palais, fouille au corps et du sac, jusqu’aux coutures. Ensuite, il faut se perdre un peu, rien n’est indiqué clairement. Un gendarme à l’entrée du Hall demande à chaque arrivant ce qu’il fait là, puis de nouveau fouille au corps et du sac à l’entrée de la salle à proprement parler. Fouille renouvelée après chaque sortie, obligatoire, pendant les délibérés.
Trois juges siègent, comme c’est la règle. Le président est un homme rondouillard, la cinquantaine, il parle bien et de manière intelligible, même s’il aime à multiplier les petites blagues, les conseils bien sentis (« la nation ne veut pas de vous Monsieur, alors il faut se conformer et partir ») et les piques envers les prévenus et avocats de la défense. On se rend vite compte que sous son allure bonhomme de grand-père qui va à la pêche en break Peugeot ne se cache pas spécialement un de ces juges laxistes supposés peupler les tribunaux, si l’on en croit les syndicats de policiers, les candidats à la primaire de la droite et TF1... A sa droite, justement, un juge qui n’est pas en robe, probablement un auxiliaire de justice, un juge à la retraite qu’on rappelle en cas de besoin, quoi. Il n’intervient pas mais fait régulièrement des signes aux prévenus pour qu’ils se taisent et remue la tête lorsqu’une réponse ne le satisfait pas. A gauche, une femme. Muette pendant des heures, le visage fermé, la bienveillance bien cachée.
Une jeune procureure d’une petite trentaine d’années mène les réquisitions contre les prévenus. On dirait une mitraillette neurasthénique. Elle a un débit de parole de commentateur de courses de chevaux, et l’émotion d’un rayon laser qui découpe un bout d’acier au fond d’un atelier. Elle, les récidivistes, ce n’est pas son truc, visiblement.
La greffière est une très jeune femme au look soigné et aux talons vertigineux qui mettent bien en valeur sa rigidité quand elle marche. Elle travaille en flux tendus, le clavier claque, l’imprimante chante, les dossiers passent d’un tas à l’autre. L’huissière est également une jeune femme. Elle virevolte et cours plus qu’elle ne marche. Elle s’agite et circule partout, pressée.
Une petite dizaine de gendarmes assurent la sécurité de la salle. Un très jeune filtre les entrées, un plus vieux gère l’équipe et navigue entre son portable et un livre, les autres s’ennuient et bombent le torse.
Quelques avocats, tous commis d’office, la plupart jeunes et issus des minorités visibles comme on dit. Ils font au mieux et ont bien compris ce qui est attendu d’eux. Ils commencent donc systématiquement leur plaidoirie par un rassurant « je serai synthétique ». Certains sont bons… d’autres ont l’éloquence plus chancelante.
Les prévenus, arrêtés, mis en garde à vue, interrogés et au cachot depuis trois ou quatre jours ne se sont pas lavés, ont (mal et peu) dormi sur des paillasses posées à même le béton avec une couverture puant le vomi et l’urine, ont mangé quelques sandwichs-triangle et n’ont pu voir leur avocat que quelques minutes. Ils sont entassés au dépôt dans le sous-sol puis remontés dans la salle d’Audience, cinq par cinq, menottés et escortés chacun par un gendarme. Hagards et passifs, ils subissent le processus, sans trop d’illusions.
Affaire 1*
Deux très jeunes hommes noirs qui habitent dans le XIXème arrondissement, l’un des deux n’a pas de casier, l’autre a déjà fait de la prison.
Ils sont accusés de violation de domicile et du vol d’une montre de luxe en or blanc estimée à 4000 euros par un petit vieux qui est présent, constitué partie civile... même s’il n’a pas pu apporter de preuves concernant le fait qu’il possède bien une montre d’une telle valeur. Son avocat réclame aussi 500 euros au titre du préjudice moral.
Le vieux monsieur connaissait un des deux prévenus, son voisin en fait, et l’avait déjà invité à boire un coup chez lui auparavant. Il a perdu un double de clefs ce jour là et pense que c’est le prévenu qui lui a dérobé pour revenir lui voler sa montre. La police a constaté que le loquet de la porte avait été fracturé de l’extérieur. On ne s’attarde pas trop sur ce détail.
Les policiers ont retrouvé un paquet de biscuits dans la cuisine du monsieur, avec des empreintes d’un des deux prévenus. Des cheveux de l’autre, celui qui avait été invité, se trouvaient sur la télé.
Les deux nient formellement et semblent un peu hébétés par ce qui leur arrive. Les caméras de vidéosurveillance d’une banque devant l’immeuble concerné montrent un homme noir de dos présent ce soir-là. Les juges demandent à celui dont on a retrouvé les cheveux sur place de se mettre de dos, vite fait, devant la cour.
Les deux prennent 5 mois de régime de semi-liberté : ils dormiront donc en prison chaque soir. Le juge annonce sans ambages que les preuves sont tellement irréfutables que la décision n’a pas été difficile à prendre. Cependant, les juges demandent au petit vieux d’apporter la preuve de la possession et de la valeur de la montre soi-disant volée. La question de son dédommagement est, du reste, renvoyée à une date ultérieure. Une condamnation pour vol…mais sans reconnaissance officielle qu’un objet ait été dérobé, en somme.
Affaire 2*
Un homme d’une trentaine d’années, tunisien, sans papiers, sans domicile fixe, et multirécidiviste pour des affaires allant du vol aux violences, en passant par des rébellions. Il a déjà passé pas mal de temps en prison.
L’expertise psychiatrique le juge tout à fait sain d’esprit, le procès peut donc commencer. « Vous êtes normal, monsieur ! »
Le prévenu est accusé de proxénétisme aggravé et de menaces de mort. Il parle laborieusement le français et il est très difficile de le comprendre, mais il n’a pas d’interprète. La victime présumée ne s’est pas constituée partie civile et elle n’est pas présente.
En sortant de prison la fois précédente, il y a quelques mois, il rencontre une prostituée avec laquelle il sympathise et s’installe chez elle et sa sœur. Très vite, il tombe amoureux de cette dernière et projette de l’épouser.
La prostituée, qui a un client qui s’est entiché d’elle, profite de la situation pour lui soutirer de l’argent et parfois elle en envoie à la famille du prévenu restée au pays, pour un total d’environ 1 500 euros, via Western Union.
Au bout de quelques semaines de cohabitation, l’ambiance se dégrade, le prévenu serait devenu violent, aurait extorqué de l’argent et aurait menacé de révéler les activités de la plaignante à sa famille. La prostituée décide alors de porter plainte. La sœur, retournée au pays, n’est pas entendue par la police et le seul témoin des menaces de mort est le client éconduit de la prostituée.
Il s’avère que la prostituée a fait des séjours en hôpital psychiatrique et que les menaces de mort se résumaient à la phrase : « je t’ai cramée ». Le prévenu explique qu’il voulait dire qu’il avait compris le petit jeu de la prostituée, équivalent de « je t’ai grillée ».
Il prend 12 mois ferme et part en prison dans la foulée. Mais il a le choix : il peut aussi faire juste 5 mois et accepter d’être expulsé vers son pays.
Affaire 3*
Un homme noir, d’une trentaine d’années, sans domicile fixe, sans papiers, fumeur régulier de crack depuis quatre ans, il a été condamné régulièrement pour des petits vols, en lien avec ses besoins d’argent pour sa consommation. Il a déjà fait de la prison pour de courtes peines.
Il dort dans le box, il n’a pas fumé depuis deux jours.
Repéré par des policiers pour son attitude suspecte à 8h du matin, ils le contrôlent et constatent qu’il a quelques vêtements neufs, encore avec étiquette, dans son sac à dos.
Ils vérifient auprès des commerces concernés qui confirment les vols. L’homme demande à bénéficier de soins pour se sortir de la spirale dans laquelle il est depuis des années.
La procureure considère qu’il ne présente pas les garanties nécessaires car, étant sans domicile, il pourrait trop facilement se soustraire aux soins. Elle dit que la prison n’est pas la solution parfaite. Elle demande 6 mois ferme.
Affaire 4*
Un homme d’une trentaine d’années, marocain sans papiers, au casier vierge, même s’il a fallu dix minutes de navigation à vue dans la paperasse au juge pour se rendre compte que c’était un homonyme qui était connu par les services de la Justice.
Il travaille au noir pour un boucher sur des marchés pour 30 euros par jour. Il envoie une grosse partie de cet argent à sa famille restée pays. Il avait sur lui 1 000 euros lors de son arrestation, l’avocate demande d’ailleurs la restitution de la somme qui n’a rien à voir avec le délit, le juge fouille un peu dans les scellés mais ne les trouve pas et dit que l’on s’en occupera plus tard. Aucune question au sujet de l’employeur.
L’homme a été pris en flagrant délit au Kooples rue des Francs-Bourgeois dans le très huppé Marais avec un pull à « 195 euros tout de même » nous annonce le juge.
Le prévenu dit ne pas avoir été payé depuis un moment et qu’il accumule des retards de loyer. Ne voulant pas se retrouver à la rue avec son cousin, il a décidé de voler.
La procureure veut envoyer « un message fort ». Elle réclame 6 mois avec sursis et il faudra quitter le territoire.
Affaire 5*
Un homme, une trentaine d’années, marocain sans papiers, arrêté de très nombreuses fois depuis son arrivée en France à cause de sa situation administrative. Condamné une fois pour vol et une autre pour détention de cannabis. Il ne parle pas le français et à besoin d’un interprète.
Il y a deux jours, il a été arrêté en fumant un joint dans la rue. Expédié en détention provisoire en attendant son identification, il refuse de sortir de sa cellule lorsque des policiers l’attendent au parloir pour prendre ses empreintes digitales. Lui dit ne pas avoir compris l’ordre du maton de descendre pour identification. Peu importe, il avait donné ses empreintes en rentrant à la maison d’arrêt. Les policiers les récupèrent et obtiennent la garantie que le prévenu n’est pas recherché.
Il est relaxé pour la détention de cannabis et prend trois mois ferme pour son refus de donner ses empreintes et on lui signifie son obligation de quitter le territoire. « La prochaine fois, vous donnerez vos empreintes, monsieur, par les temps qui courent, on ne peut pas se permettre de laisser des gens dans la nature sans savoir qui ils sont ».
Affaire 6*
Un homme noir, 58 ans, Marocain vivant en France depuis ses 2 ans, son titre de séjour expire dans quelques jours. Multirécidivistes dans des affaires de vol et d’abus de faiblesse, il sortait en novembre d’une peine de 2 ans de prison. Il vivait depuis dans un hôtel social.
Il est accusé d’avoir abusé d’une dame de 83 ans en la manipulant pour pouvoir s’installer vivre chez elle. La victime n’est pas au courant qu’il y a procès et le juge demande donc un renvoi un mois plus tard pour savoir si elle veut se constituer partie civile.
Ce soir, il s’agit donc de savoir si le prévenu est envoyé en détention préventive ou s’il est libéré dans l’attente du procès.
La procureure demande la détention car, selon elle, les risques de fuite sont importants et que la dernière affaire concernant le prévenu avait été un abus de confiance et un vol de tableaux chez une vieille dame.
Le prévenu argue qu’il a un métier, un fils qui peut le loger et qu’il se présentera au procès. Le juge lui reproche de ne pas avoir les justificatifs pour prouver ce qu’il dit. Le prévenu répond qu’en garde à vue depuis 48h, il ne pouvait pas rentrer chez lui pour obtenir les documents. Le juge lui dit que c’est à cela que sert un avocat et il est appuyé par la Procureure qui plaint les policiers d’avoir à supporter la lourdeur de la procédure depuis que les avocats sont admis au début de la garde à vue. Sauf que pour des questions d’organisation des avocats pour faire face au nombre d’affaires, l’avocat commis d’office au procès, n’est pas celui qui était présent à la garde à vue et ils n’ont pas pu se transmettre les documents ou construire une défense. Le juge lève les yeux au ciel et se plaint du manque de professionnalisme de l’avocat qui était de permanence au commissariat.
Si le prévenu est envoyé en détention provisoire, il ne pourra pas aller à la Préfecture pour renouveler son titre de séjour et il sera potentiellement expulsable à sa sortie, même s’il est reconnu innocent lors du procès renvoyé.
Affaire 7*
Homme, la trentaine, de nationalité française. Multirécidiviste dans des affaires de conduite sous état alcoolique, de violences, de rébellion et de vol. Il a purgé de nombreuses peines, dont une de quatre ans. Lors de sa dernière incarcération, sa femme a débuté un traitement psychiatrique lourd qui l’a rendue incapable de s’occuper de leur petite fille. Les services sociaux ont donc placé cette dernière et depuis sa sortie de prison, il ne peut la voir qu’une heure par mois, en compagnie d’une tierce personne mandatée par le juge aux enfants. Au chômage, il tente de trouver un boulot dans la restauration collective. Il a par ailleurs été arrêté pour conduite en état d’ébriété le 24 décembre et attend son procès.
Il y a deux jours, à 7h du matin, ivre (1,2 grammes dans le sang), il fume une cigarette avec une amie prostituée dans une allée du bois de Boulogne. Découragé à l’idée de rentrer à pieds en centre ville, il dit qu’il a croisé un homme en scooter et lui a proposé 20 euros pour un trajet. Il est donc monté à l’arrière avec un casque que l’homme avait avec lui et ils sont partis. Quelques centaines de mètres plus loin, ils brûlent un feu devant une patrouille de police, ils essayent de s’enfuir mais finissent par tomber. Le conducteur réussit à partir en courant mais le prévenu, au sol, « soucieux de ne pas tacher son manteau » dit qu’il a juste voulu relever le scooter devant les policiers et que l’accélérateur est parti tout seul, le traînant sur quelques mètres avant de tomber. Il s’avère que le scooter était volé. Le prévenu est accusé de recel, rébellion et... conduite en état d’ivresse pour les quelques mètres effectués, traîné par le scooter.
Le juge le soupçonne de proxénétisme et d’avoir été là pour protéger la prostituée et vu l’état du scooter délabré, il pense que le prévenu aurait du voir qu’il était volé et refuser de monter dessus.
La propriétaire du scooter, une jeune femme avec un nom à particule du XVème arrondissement se constitue partie civile et demande des dommages et intérêts à hauteur de 100 euros pour préjudice moral. Elle n’est pas à l’audience mais son avocate oui. Elle n’utilise plus son scooter depuis des semaines car il était en mauvais état, à la suite d’un vol antérieur.
Le prévenu demande une aide et des soins pour s’en sortir.
La procureur, peu confiante en sa sincérité quant aux soins vu son attitude depuis sa sortie de prison le renvoie à sa propre volonté. Elle demande 18 mois ferme.
Affaire 8*
Un homme noir et prostré apparaît dans le box, il tient sa tête entre ses mains et ne décolle pas son regard de ses chaussures. Son avocat est en colère et le manifeste ouvertement. En effet, la victime, constituée en partie civile vient de remettre au juge un DVD avec des images de vidéosurveillance qui montreraient l’accusé en train de voler le sac de la victime. L’avocat considère la pièce comme irrecevable car elle arrive trop tard. Le juge ne voit pas où est le problème. L’avocat veut au moins la voir avant avec son client. « Regardons-la ensemble tout de suite, maître », répond le juge. L’avocat ne décolère pas et dénonce un scandaleux problème de procédure.
La Procureure calme le jeu et propose le renvoi du procès pour que la pièce puisse être intégrée au dossier. Les avocats de la défense et de la partie civile sont d’accord. Le juge souffle et finit par demander à la greffière de trouver une nouvelle date.
Une vie qui grince
C’est une salle dans laquelle on entend grincer la vie de certains types. Des gus avec leur air hagard et leurs yeux tout au fond de leurs poches. Les mains jouent avec les yeux comme avec des billes pour faire passer le temps ou pour user la peur. Ça ne sert à rien, mais ça permet d’oublier le grincement de leur vie tendue au-dessus de leur tête. Quand le silence se fait parce qu’un Monsieur le juge cherche une page dans le dossier ou parce qu’on n’a pas entendu la question mais qu’elle tarde à se répéter, on entend la vie qui grince, la vie beaucoup trop tendue pour qu’elle n’en vienne pas à lâcher. On entend aussi lorsque la lame de la sentence claque et que d’un coup la vie tombe, molle et coupée en deux. D’un côté le ciel, et puis de l’autre…
Les gus sentent la peur je te raconte pas. Ils sentent la fatigue et la paresse. Ils sentent l’animal coincé qui réalise qu’il est déjà moitié crevé. Ils ont la gueule des chats quand on les attrape par la nuque après une connerie. Ils bougent pas, ils regardent un peu. Enfin, pas tous. Il y en a, ils dévisagent, ils remuent. Ils ont le front qui brille de sueur. Il y en a d’autres, ils expliquent à tout le monde la situation même aux gendarmes qui n’écoutent pas et qui finissent par mettre les menottes pour retourner au sous-sol. Au sous-sol, on ne sait plus à quoi ils ressemblent, les gus. Peut-être qu’ils expliquent aux murs que c’est une erreur. Une bête mascarade.
Quel bruit fait une vie qui grince ? Ça fait « J’ai 58 ans monsieur, 58 ans, je suis en France depuis que j’ai 2 ans, si je perds mon titre de séjour comment je fais ? Ça fait 5 mois que je suis sorti, je peux pas y retourner. Si j’y retourne, je perds mon titre de séjour. Moi si je perds mon titre, je fais quoi ? Je retourne en prison et j’ai plus qu’à crever. »
Quel bruit ça fait, une vie qui grince ? Ça fait « Je suis désolé pour ce que j’ai fait. Je suis désolé, c’est parce que j’avais fumé le crack. Je recommencerai plus, le crack c’est fini, je recommencerai plus, je suis désolé. »
Quel bruit, la vie ? « Monsieur le président madame monsieur il est clair aux vues des faits et du casier de l’accusé que non seulement ses explications sont des élucubrations qui ne valent pas la peine d’être mentionnées et qui n’ont d’autre substance que la salive que veut bien leur accorder l’accusé mais qu’en outre ses promesses de ne pas récidiver ont autant de valeur que celles qu’il a surement dû prononcer lors de sa précédente mise en accusation et pour cette raison je demande douze mois fermes emballé c’est pesé. »
Le reste, c’est le brouhaha de la salle. C’est l’accent fort du gus couvert par la photocopieuse en marche. C’est les bavardages à voix basses des gendarmes sur leur banc. C’est les vas et vient dans la salle comme dans un moulin. C’est le soliloque de la procureur qu’on appelle la sulfateuse. C’est 2 mois, 6 mois, 12 mois, c’est dommages et intérêts, c’est il ne faut pas recommencer, c’est l’alcool ça suffit et le crack aussi.
Le reste, c’est les yeux que le juge ne regarde pas, parce qu’on ne sait jamais. Les yeux parlent trop.
Les gus ne sont pas des types lambda. On les reconnait à leur odeur, mais aussi à d’autres choses. On les reconnait parce que dans la salle avec les juges blancs, avec la procureure blanche (comme neige), avec les gendarmes blancs, avec le public blanc (comme un linge), il n’y a qu’eux qui … On les reconnait parce qu’il y a les formules qui accompagnent leur nom : Mr Tarek Al Machtoub, sans papier, sans adresse de domiciliation. Mr Mamadou Dialo, sans papier, sans adresse de domiciliation.
On les reconnait parce que de tous ceux qui causent, c’est ceux qu’on écoute le moins. C’est ceux qui parlent en dernier (« Vous avez le dernier mot ») mais le dernier mot ne sert à rien du tout. Ou peut-être qu’il sert à se rassurer un peu et à faire se desserrer les nœuds du bide, comme pour s’accrocher à soi-même. La vie comme un pendule, un coup dedans, un coup dehors, et juste sa voix pour ne pas sombrer.
Dans le public il n’y a pas la famille, il n’y a pas la copine (puisqu’il n’y a pas de copine), il n’y a pas les enfants (parce qu’on n’a pas prévenu les enfants), il n’y a pas le collègue (parce que le travail n’est pas au rendez-vous). Dans le public il y a l’interprète et deux gars venus là pour voir. Les yeux se croisent mais ça ne sert à rien. C’est comme de regarder dans les yeux d’un mort, il faut y mettre la barrière des paupières. Parce que les émotions ne peuvent pas tellement franchir le box, et puis quand bien même.
Voilà, dans la salle, on entend des vies qui braillent et on voit des concepts qui se fissurent. Des groupes de mots comme « présomption d’innocence » ou des grandes valeurs comme « égalité devant la loi ». Dans la salle c’est un sacré vacarme. On n’imagine pas ce que ça doit être, dans la prison, où il n’y a personne pour écouter.
Et pendant ce temps-là...
La veille, le 12 janvier, à quelques mètres de la 23ème, dans le procès au sujet de l’héritage du marchand d’art Daniel Wildenstein qui portait sur la dissimulation à l’étranger de sommes colossales et sur un redressement fiscal record de 550 millions d’euros, son fils, Guy Wildenstein, a été relaxé, ainsi que ses avocats et notaires.
Guy, co-créateur de l’UMP, très proche de Nicolas Sarkozy, principal donateur du parti dans les années 2000 et commandeur de la légion d’honneur a voulu escroquer la deuxième femme de son défunt père et la dépouiller de sa part d’héritage. En effet, Daniel Wildenstein, remarié sur le tard, avait eu deux enfants, Guy et Alec, avec sa première femme. Profitant de montages financiers complexes pour frauder le fisc et dissimuler le patrimoine familial (une propriété de 30.000 hectares au Kenya, des dizaines de tableaux dont des Fragonard, des Picasso, des Caravage et des Courbet, des dizaines de pur-sang, un jet-privé, une île aux Caraïbes, un appartement à New-York, un hôtel particulier à Paris…), les deux fils ont fait croire à leur belle-mère que la famille était ruinée et endettée au moment de la mort du père. Cette dernière les a cru et a signé un renoncement de succession avant de comprendre qu’elle s’était faite rouler et d’entamer une procédure. Elle sera bientôt rejointe par la femme d’Alec Wildenstein lorsque celui-ci décède quelques temps plus tard car elle a peur de se faire sucrer sa part également.
Après des années d’enquête et de procédures au point mort lorsque Nicolas Sarkozy était au pouvoir, les juges d’instruction ont mis à jour un incroyable système de trusts et de sociétés off-shore qui servaient à dissimuler l’identité des propriétaires du patrimoine familial.
Relaxe générale, donc. Les juges ont considéré qu’ils manquaient d’éléments légaux et ont pointé les lacunes du droit français face à des montages financiers complexes. Relaxe générale, donc…