La Rabière, quartier populaire

Ce quartier de Joué-lès-Tours a été sous le feu de l’actualité suite à la mort de Bertrand Bilal Nzohabonayo, qui vivait là. On a demandé à un habitant et militant associatif du quartier de nous en parler.

Le quartier de la Rabière s’étale sur 64 hectares, à quelques minutes à pied du centre-ville. Catégorisé « Zone Urbaine Sensible ». Le récit de la personne qu’on a rencontrée aborde l’histoire de la Rabière, les transformations qu’a connu le quartier au fil des années, ainsi que le quotidien de ses habitants.

« Une ambiance de village »

« Partout, dans les journaux, dans les médias, on aborde les quartiers en général, et ce quartier en particulier, par les biais des rapports entre les jeunes et la police. Mais la Rabière, ce n’est pas que ça. C’est d’abord un village qui se décompose en quatre petits villages : ZUP 1, ZUP 2, ZUP 3... Soit l’ordre dans lequel le quartier a été construit. Les jeunes ne s’identifient pas par rapport à La Rabière, mais par rapport aux ZUP, même si cette dénomination institutionnelle n’existe plus.

Il y a un « esprit village » qui s’est maintenu pendant assez longtemps. Dans les années 80-90, tout le monde se connaissait. On a commencé à perdre ça à la fin des années 90, début 2000, avec une population beaucoup plus brassée qu’avant.

A l’époque, les populations les plus présentes dans le quartier étaient les Algériens, les Portugais, les Yougoslaves, les Cambodgiens et les Laotiens. Et dans mon souvenir, tout ce monde-là vivait dans une ambiance de petit village. A l’époque, il y avait plein d’espaces verts, beaucoup plus d’aujourd’hui. Et les mamans se posaient dans ces espaces verts, la maman algérienne se posant avec la maman yougoslave. Elles ne se comprenaient pas forcément, mais ça discutait, avec tous les gamins qui couraient autour.

« On a beaucoup perdu en termes de mixité sociale »

Au niveau des jeunes, c’était pareil, il y avait un joyeux mélange qui se retrouvait dans les deux collèges de rattachement. Dans celui que je connaissais plus, le collège de la Rabière, il y avait une énorme mixité sociale. Nous on considérait que ceux qui venaient du quartier du Morier étaient des petits bourges – et effectivement, c’était des petits bourges. Les gamins du Morier et de la Vallée Violette venaient dans ce collège-là, dans lequel on était tous mélangés et dans lequel on vivait très bien. Aujourd’hui, les gamins qui se retrouvent au collège Rabière, même s’ils viennent du Morier ou de la Vallée Violette, ce sont des pauvres, qui ont des problèmes d’intégration et d’insertion. Ce n’est même pas ethnicisé : on a de bons petits Français qui viennent et ont les mêmes problématiques que les gamins du quartier. On a beaucoup perdu en termes de mixité sociale.

Dans les années 70, une étude avait été faite sur l’habitat collectif. C’était impressionnant, la diversité qu’il y avait dans une cage d’escalier. Tu pouvais avoir un prof, un militaire, un ouvrier... Le drame de ce quartier, mais aussi des autres quartiers du même type, c’est qu’on n’a pas su garder ces populations-là. Tous ceux qui pouvaient partir sont partis, ils se sont sauvés. A la Rabière, le départ des professions intermédiaires date du début des années 80.

Et puis, avec l’entrée du Portugal dans l’Union Européenne, on a perdu des Portugais qui sont rentrés au pays. Michelin commençait à licencier, donc certains ont pris leur prime et sont rentrés aussi. D’autres sont sortis du quartier pour construire leur maison dans les quartiers alentours. On a donc vu le quartier se vider de certaines catégories sociales. Ne sont restées que les populations pauvres, massivement au chômage. Et on n’a jamais pu inverser la tendance. On a continué à s’enfoncer dans la précarité.

Le passage du tram

En 2005 est arrivé l’ANRU [1], qui a permis une belle rénovation du quartier. Les habitants sont contents de ce qui a été fait. Et l’arrivée du tram en 2013 a été la cerise sur le gâteau. Mais depuis les années 2000, on a perdu une vision commune du quartier. Les gens se concertent pour des questions ponctuelles et utilitaires, mais il n’y a pas de diagnostic partagé. On est en train d’y revenir, mais c’est très dur quand on a décroché.

Quatre grands axes encadrent le quartier. Pendant très longtemps, ce quartier a été enclavé, et la route de Chinon était surnommée « le Mur de Berlin ». Il y avait peu de communication avec le centre-ville, d’autant qu’à Joué le centre-ville n’en est pas vraiment un. Du coup, les habitants pouvaient rester six mois sans quitter le quartier. L’arrivée du tram est venue chambouler un peu tout ça. Je pense que c’était une bonne idée de le faire passer dans le quartier. Mais j’ai noté que sur tout le tracé du tram, le centre commercial de la Rabière est le seul endroit où les usagers sont en contact visuel direct avec la population d’un quartier. Ça amène un autre regard sur le quartier, et ça pose la question de l’occupation de l’espace public.

Dans les représentations, l’espace public est un lieu où les gens sont censés circuler ; quand il y a des éléments stagnants, c’est problématique. Or, le centre commercial et ses cafés constituent en quelque sorte une subsistance de l’esprit de village que je décrivais. C’est le centre du village, une sorte de place où l’on vient palabrer, alors que c’est quelque chose qui a disparu dans plein d’endroits en France. Sur le parcours du tram, c’est un élément qui détonne. Les voyageurs se demandent ce qui peut se tramer dans ces cafés où les habitants viennent passer du temps. Les jeunes au chômage ou les retraités ont du temps à revendre. Et cette façon de prendre son temps pour discuter, ça peut paraître suspect. Dans notre société, c’est vu comme suspect.

Les cafés du centre commercial entraînent une cohabitation entre générations qui n’était pas possible à une époque. Mais cette cohabitation n’est pas pour autant une source d’échanges. Même entre jeunes, on n’a pas un groupe soudé, mais des sommes d’individualités qui galèrent ensemble. Chacun s’aménage un espace.

Religion ou deal

Parmi les jeunes, l’agglomération se fait autour de l’identité musulmane, parce qu’il ne reste plus que ça de constructeur sur le quartier. Si on s’attaquait à ça, qu’est-ce qu’il resterait ? Sur quelles bases les gamins se construiraient ? C’est presque criminel de ne rien laisser comme modèle de construction d’une identité. Il ne resterait que le deal, la figure de Scarface, même si la référence date. Et on sait les dégâts que ça fait.

Il n’y pas de problème de consommation de cannabis, puisque de toute façon c’est une consommation qui s’est répandue dans tout le pays, mais un problème de banalisation de la consommation. La consommation se fait au grand jour, et ça ne choque même plus les chibanis.

Le mensonge de l’insécurité

Il existe, depuis plus de vingt ans, un mensonge concernant ce quartier : c’est l’insécurité. Les premiers responsables de ce mensonge sont les médias. Il n’y a pas d’insécurité dans ce quartier. Même si je ne nie pas qu’il puisse y avoir un sentiment d’insécurité, c’est un quartier qui a toujours été sûr. Tu peux te promener et demander de l’aide à n’importe quelle heure de la nuit, on viendra t’aider.

A une époque, il y avait des jeunes qui squattaient derrière le centre commercial. Maintenant, ils squattent sous les caméras de vidéosurveillance. Les caméras peuvent certainement filmer les marques inscrites sur les cigarettes des fumeurs. Mais j’ai le sentiment que, le jour où on aura besoin de ces caméras, elles seront en panne. On pourrait imaginer que ces caméras partent d’un bon sentiment, qu’il s’agirait de faire en sorte que les habitants soient plus en sécurité. Mais le jour où il y aura une bavure policière, la caméra sera en panne.

Dans mes rêves de citoyenneté active, j’imagine une instance ou un groupe de citoyens ayant un droit de regard sur l’utilisation de ces caméras et un accès aux images. Là, on laisse les manettes à un tout petit groupe, « pour notre bien ». Mais ceux qui nous surveillent ou veulent notre bien bossent parfois contre nous.

Les habitants et la police

Le flic qui, a mes yeux, est le plus correct, c’est un type qui était au collège Rabière. Il fait son boulot, payé pour maintenir l’ordre. Un flic intégré, inséré, qui a des racines dans la ville, il ne peut pas être complètement mauvais et entretenir des rapports conflictuels avec les habitants.

On demande aux habitants du quartier d’accueillir avec enthousiasme la mixité sociale, d’être plus ouverts que n’importe qui, mais tous ceux qui ont pu le faire ont pris leurs billes et se sont barrés. La mixité sociale, ceux qui sont partis n’en ont pas voulu.

Les flics qui débarquent viennent surtout d’ailleurs. On leur décrit la population d’une certaine manière, avec une étiquette « zone sensible ». On formate les flics avant de les envoyer sur le terrain, ce qui fait qu’il n’y a pas de lien avec les habitants. La brigade anti-criminalité (BAC), c’est pire. C’est une police spécialisée pour les jeunes des quartiers. Ils se comportent comme une bande, faisant face à une autre bande. Leur attitude quand ils sortent de leur voiture, leurs codes vestimentaires sont ceux d’une bande. Ils sont sapés comme les mecs du quartier : crâne rasé, jean, baskets, sacoche.

Il faut qu’on sorte de ce rapport-là entre les habitants et la police. La mission de la police, ça doit être de protéger et servir, comme dit la devise des flics américains – je dis pas pour autant que les flics américains sont mieux. Le fossé entre les habitants et la police ne concerne d’ailleurs pas que les jeunes, c’est un problème général : quand on a peur des flics, c’est qu’il y a un truc qui s’est mal passé. Aujourd’hui, il y a une haine des jeunes vis-à-vis de la police. Et ce qui a choqué tout le monde, avec la mort de Bilal, c’est que tout le monde s’est dit : « ça aurait pu être moi, ça aurait pu me toucher moi ». Si on retient la version qu’ont les jeunes de cette affaire, ça renvoie aux autres altercations qu’ils ont vécues. Et il y a plein d’altercations qui auraient pu finir comme ça. Il faut sortir de la vision guerrière qui traverse les rapports entre les habitants et la police. Mais le gouvernement annonce encore plus de moyens pour les policiers...

« Les gens crèvent la dalle, mais ils sont solidaires »

Malgré tout, c’est un quartier où on vit bien. Les habitants sont contents de vivre là, et il existe des solidarités qu’il n’y a plus ailleurs. Les gens crèvent la dalle, mais ils sont solidaires. C’est le dernier rempart avant l’écroulement total : il y a encore de l’espoir, l’assurance de pouvoir compter sur la voisine pour un coup de main.

Le quartier compte énormément de personnes âgées seules. Ce problème est aussi important que celui des jeunes. Combien de personnes âgées mortes seules chez elles a-t-on retrouvées plusieurs jours plus tard ? C’est un drame de notre société, auquel s’ajoute la misère sociale. En dehors des vieux, on a aussi un phénomène de « clochardisation à domicile ». Ce sont souvent des gens sous tutelle, qui vivent chez eux comme des SDF. Il y en a un paquet sur le quartier. Avec des problèmes de maladies psychiatriques et de dépendance. On a vu un type dont l’intérieur était tapissé de cartons et qui ne se nourrissait que de patates crues. Certains survivent grâce aux solidarités qui se mettent en place, mais d’autres sombrent. »

Notes

[1L’ANRU (du nom de l’agence nationale pour la rénovation urbaine) est le dernier programme en date de ce qu’on nomme la politique de la ville. Il s’inscrit dans la suite d’une longues séries d’actions de renouvellement urbanistique et social des quartiers populaires. En 2012, Yazid Sabeg, président du comité d’évaluation et de suivi de l’ANRU, en dressait le bilan suivant : "Avec la rénovation urbaine, on refait du ghetto, mais en plus propre". Un ANRU 2 a été annoncé par le gouvernement fin 2014.