Les suicides d’étudiants préoccupent manifestement l’Université de Tours. Ainsi, le 27 mai 2014, Loïc Vaillant, président de l’université, a envoyé un mail sur le sujet à tous les personnels [1]. Extraits :
« L’université mène, depuis quelques années, une réflexion sur la nécessité de prévenir et d’accompagner la gestion des événements graves à l’université que sont les suicides et tentatives graves de suicide. (…) Dans ce contexte, l’équipe du SUMPPS [2] est intervenue auprès de l’ensemble des composantes en octobre 2013, afin de présenter les protocoles d’urgence et de postvention du suicide qu’elle souhaite mettre en place. Ceux-ci doivent permettre, en cas de suicide ou de tentative grave de suicide, de réagir de façon adéquate, d’avoir connaissance des personnes à contacter, de décider de l’organisation à mettre en place et d’éviter les effets de "contagion" qui peuvent suivre un tel événement. »
Les protocoles sont présentés dans un document joint ce courriel et intitulé « Protocoles urgence postvention ». Celui-ci présente les règles à suivre en cas d’urgence (1. appeler le SAMU, 2. établir un périmètre de sécurité « le plus large possible autour de l’étudiant afin d’éviter les effets d’attroupement et l’exposition au regard de tous », 3. Appliquer si possible les premiers secours, 4. Appeler son responsable hiérarchique) ou lorsqu’il n’y a plus d’urgence médicale (1. Contacter son responsable hiérarchique qui contacte le SUMPPS, 2. Réunion de l’équipe de l’équipe de postvention [3]). Ce document permet aussi de poser quelques définitions :
Ces protocoles ont pour objectif de « Limiter les complications éventuelles et notamment les effets de panique et de contagion pouvant émerger suite à une telle situation ».
Postvention signifie : « Intervention sur les effets et conséquences d’un suicide par les proches, les témoins… dans le but de limiter le phénomène de contagion qui peut suivre un tel évènement ».
Le problème pour l’université ce n’est donc pas les suicides de ses étudiants en tant que tels, ni évidemment les causes qui amèneraient les étudiants à de telles extrémités. Non, le problème c’est d’éviter les « complications », c’est-à-dire que les congénères du suicidé ne paniquent ou, pire, décident d’imiter leur camarade… Des propos qui ne sont pas sans rappeler ceux tenus en 2009 par Didier Lombard, à l’époque PDG de France Télécom, qui commentait en ces termes la vague de suicides au sein de son entreprise : « Il faut marquer un point d’arrêt à cette mode du suicide qui évidemment choque tout le monde ». Face à la question du suicide, l’essentiel ne serait donc plus le fait de prévenir le passage à l’acte ou de combattre ses causes mais de bien intervenir a posteriori, de « postvenir » pour reprendre le vocabulaire de l’université.
Ne soyons toutefois pas malhonnête, l’Université de Tours a encore quelques idées sur la prévention, Loïc Vaillant le précise ainsi :
« Concernant la question de la prévention du suicide et la souffrance psychologique des étudiants, la demande des personnels est importante. Pour mieux y répondre, le SUMPPS a mis en place, depuis le lundi 26 mai, une procédure spécifique. Il s’agit, pour toute personne s’inquiétant au sujet d’un étudiant, et ne sachant comment l’aider, de remplir une fiche de liaison sur le site internet du SUMPPS. L’équipe analysera alors la demande afin de proposer une réponse adaptée ».
Il n’est pas ici question de former les personnels à reconnaître un étudiant qui va mal, et ce bien avant qu’il ne fasse même qu’envisager le suicide. Pas question non plus de tout simplement appeler les personnels et notamment les enseignants à mieux communiquer, mieux être en contact avec les étudiants. Non, il ne s’agit en aucun cas de proposer aux personnels d’agir en adultes responsables mais de leur proposer de se couvrir, et l’université par la même, en « dénonçant » les étudiants sur lesquels ils auraient des doutes afin que les professionnels de la psychologie étudiante entrent en jeu.
Rien, à nouveau, sur les causes des suicides et sur la manière de les combattre. Quid pourtant de la qualité du suivi des étudiants ? Quid de leurs conditions de vie, de leurs ressources, de la quantité de travail qu’ils doivent réaliser ? Que penser de la pression qui s’exerce sur eux dans un contexte où la situation sociale et notamment celle de l’accès à l’emploi est perçue par tous (eux-mêmes, leurs parents, l’université) comme tendue ? Ou encore comment prendre en compte le fait que de plus en plus d’étudiants sont obligés de travailler pour financer leurs études et qu’ils se retrouvent alors à devoir soutenir un rythme très élevé ? Ces questions, comme dans le monde de l’entreprise lorsqu’il s’agit de parler de souffrance au travail, sont volontairement éludées.
La postvention est en effet au suicide des étudiants ce que la prise en compte des fameux « risques psychosociaux » [4] est aux conséquences de la dégradation structurelle des conditions de travail : un écran de fumée.
Un écran de fumée bien utile pour diffuser un élément clef de l’idéologie managériale libérale qui se répand comme la poudre à l’université : si salariés ou étudiants sont en souffrance, ce n’est pas parce qu’ils subissent les conséquences objectives des politiques de l’université mais parce qu’ils sont incapables d’être flexibles et de s’y adapter [5]. S’impose ici une implacable logique : plus aucun problème n’est social (donc structurel et collectif), tous sont psychologiques (donc circonscrits à la sphère individuelle). Ainsi, outre le fait qu’elles actent comme normales des conditions de travail ou d’études dégradées, ces expressions ont un avantage : faire peser la responsabilité de la souffrance (ici poussée à son extrême dans le cas du suicide) sur les seuls individus sans jamais impliquer l’institution.
L’enjeu n’est alors plus de protéger les personnes en changeant les modes de gestion ou leurs conditions de travail ou d’études mais de les protéger contre elles-mêmes en les aidant par divers moyens à supporter ce qu’on leur impose. Surtout, il faut protéger l’institution d’éventuelles conséquences négatives, celles d’une « contagion » ou d’une « mode » suicidaire, toujours nuisibles en termes d’image, ou, pire, celles d’un mouvement social faisant le constat de sa responsabilité et combattant les causes plutôt que les effets… Ainsi, ces expressions, et les protocoles divers qu’elles accompagnent dépossèdent alors ici les étudiants, là les salariés, de leur capacité à s’opposer aux causes de leur mal-être collectif pour les amener à se débattre seuls avec que ses conséquences individuelles. En effet, s’il est possible de construire une lutte contre les cadences infernales de travail ou pour l’amélioration des conditions de vie des étudiants, que faire contre le stress ou la mauvaise résistance à la pression d’un individu isolé ?
Espérons qu’il y ait des étudiants et des salariés pour aller expliquer à monsieur Vaillant et ses acolytes que le suicide n’est pas une maladie contagieuse mais plutôt le symptôme du malaise social qui règne au sein de leur institution [6]. Un malaise dont les politiques de l’université, qu’elles soient nationales ou locales, ne peuvent être exonérées à peu de frais comme tente de le faire l’Université de Tours en dégainant le concept absurde et dégueulasse de postvention.
Samira Drexler