Et si on s’organisait ? Il était une fois la Bourse du travail de Tours (1906-1950)

Devant l’autoritarisme toujours plus prégnant de l’Ordre bourgeois, les ouvriers tourangeaux ne sont pas restés sans rien faire. Dès 1891, on peut les voir s’organiser autour d’une Bourse du Travail. Voici la suite de notre précédent article.

Nous nous étions arrêtés en 1906, alors que la Bourse du travail de Tours était toute empêtrée dans des luttes intestines. Nous pourrions, très succinctement, et reprenant en cela un extrait du compte-rendu du Congrès d’Amiens de cette même année 1906 [1] revenir sur cette situation, avant de poursuivre notre étude :

« Depuis que la municipalité de Tours a dans son sein des hommes s’étiquetant socialistes, dont l’un, ancien militant syndicaliste devenu patron [2], la Bourse du travail de Tours est devenue un véritable champ-clos pour les rivalités entre militants ouvriers. Cela dure depuis (...) Coignard, lequel n’était pas le candidat de la municipalité, mais des syndicats (...) A Tours, un syndicaliste est déclaré adversaire de la municipalité s’il n’épouse pas la politique socialiste (!) du conseil municipal. S’il veut que la politique soit ailleurs qu’à la Bourse du Travail, qu’elle soit en dehors des questions économiques et syndicales, il est voué à la haine des politiciens locaux qui entraveront son action et sa propagande par plus d’un moyen. La municipalité proposera le retrait de la subvention aux syndicats et à l’Union des syndicats ouvriers de Tours. Elle menacera de fermer la Bourse du Travail ou obligera l’Union des syndicats à accepter, dans l’immeuble municipal, les organisations plutôt politiques que syndicales, voire même les syndicats jaunes »

Drapeau disponible à l’Union Départementale FO 37

Dans la foulée, Chasle succède à Coignard. Une certaine unité renaît au sein de la Bourse : et tous se retrouvent autour des mêmes problématiques, comme la journée de 8h, l’anti-cléricalisme et l’anti-militarisme. Mais c’est véritablement dans la politique anti-guerre menée par la C.G.T. et donc l’Union Locale de Tours (animée par Coignard), politique qui atteint son point paroxystique en 1913 à travers le refus de la loi des trois ans [3], que l’Union sera refondée. Si bien que le 6 juin 1913, sur demande du Parquet, la Bourse sera perquisitionnée pour ses prises de position.

De la vie de la Bourse durant la guerre, nous savons qu’elle a été utilisée, assez rapidement, dès 1915, comme une extension des manufactures locales pour l’effort de guerre : on y fabriquait des habits pour nos soldats. Notons, malgré tout, que Chasle, lors de la conférence nationale des Fédérations et Unions de la C.G.T., qui se tient à Paris le 15 août 1915, fera partie des 27 voix pacifistes [4] qui souhaitent maintenir la Confédération dans un refus de la guerre. Notons également qu’entre 1916 et 1917, sous l’impulsion de Bétesta [5], la Bourse devient aussi une Maison du Peuple [6].

En 1918, après les tranchées, c’est l’explosion : le nombre d’ouvriers syndiqués est multiplié par quatre. Avec la Bourse, les camarades cherchent à :

« Défen[dr]e [l]es intérêt moraux et économiques de ses membres, [et] établir des liens de solidarité entre les travailleurs, [mais aussi de] fortifier les syndicats existants. »

Pas étonnant qu’après toutes les souffrances de la guerre les copains soient plus réceptifs à l’idée de camaraderie et de fraternité !

Peu de temps après, la Bourse de Tours prépare la manifestation du 1er mai 1919 : ce sont 10 000 manifestants qui défilent dans les rues ! Dix mille !... Faut dire qu’entre 1900 et 1919, la Bourse est passée de vingt-quatre chambres syndicales à 41 ! Cela représente plus de 12 000 ouvriers syndiqués ! Quant à l’activité de placement, en 1918, c’est 12 413 ouvriers à qui on a trouvé un boulot... Quand on vous dit que ça faisait du monde !

Dans l’entre-deux-guerres, deuxième scission

Des deux premières années qui suivent directement la Première guerre mondiale, nous n’en savons pas grand chose. Sans doute devons-nous imaginer la Bourse se refaire une santé et se ré-organiser.

En 1920, les positions syndicales se radicalisent. Le Congrès de l’Union des Syndicats d’Indre-et-Loire adopte la résolution suivante sous l’impulsion des syndicats acquis aux Comités Syndicalistes Révolutionnaires [7] :

« Le Congrès, considérant que les buts fondamentaux de la C.G.T. sont l’abolition du patronat et du salariat, déclare vouloir cette orientation et s’engage à mener une intense propagande parmi les travailleurs pour arriver à cet idéal (...) Le Congrès estime qu’il est nécessaire de faire toute propagande syndical au point de vue social et révolutionnaire, véritable but du syndicalisme intégral. »

La Confédération (tenue par le courant réformiste), à la suite de cette progression inquiétante du courant révolutionnaire dans l’U.D. d’Indre-et-Loire, va aider à faire se constituer une UD bis, uniquement constitués des syndicats réformistes et tentera de ne reconnaître que celle-ci ! La C.G.T. aura donc deux UD. Ce cas se reproduit à deux ou trois reprises ailleurs en France et témoigne de l’extrême crispation de la bureaucratie réformiste face à l’élan révolutionnaire retrouvé dans de nombreux syndicats [8].

Ainsi, un an plus tard, cette radicalisation est actée à Tours : les Unionistes [9], c’est-à-dire les syndicalistes révolutionnaires, comprenant des communistes comme des anarchistes, suivant en cela la résolution précédente, se rapprocheront de la CGT-U. ; quant aux Confédérés (réformistes), ils se maintiendront au sein de la CGT. historique. A partir de ce moment, deux courants syndicaux co-habitent (difficilement) au sein de la Bourse.

La scission devient complète en 1926 quand les Confédérés décident de quitter la Bourse pour en monter une nouvelle, 2 rue Albert Thomas. Tours compte désormais deux Bourses du travail. Il est intéressant de noter que la municipalité (et le département) maintiendront les subventions aux Confédérés (19500 francs !) et non aux Unionistes... Comme quoi, déjà à l’époque les révolutionnaires n’avaient pas la côte. Allez comprendre...

En 1931, le rapport de force était le suivant : 30 syndicats et 5 273 ouvriers pour les Confédérés ; 38 syndicats et 2 582 ouvriers pour les Unionistes.

Le 14 janvier 1936 voit enfin la fusion des deux bourses :

« Considérant qu’une société – sous la forme capitaliste – ne peut qu’intensifier la situation douloureuse des travailleurs (…) Considérant d’autre part que pour modifier cet état de chose il est nécessaire que tous les travailleurs soient unis par des liens étroits de solidarité et animés du même désir de poursuivre la disparition de toute société qui permet à un homme d’en exploiter un autre, que pour cela il faut que tous les travailleurs soient organisés non seulement dans un syndicat, mais il est important que tous les syndicats se groupent régionalement, nationalement et internationalement, – car si un travailleur isolé est livré sans défense à celui qui exploite son travail – les syndicats isolés sont de même frappés d’impuissance devant l’organisation capitaliste. C’est donc pénétré de ces sentiments et de cet esprit que ce n’est que par l’Union et les efforts de tout le prolétariat organisé que le travailleur obtiendra son émancipation, c’est-à-dire le droit à l’existence, que cela – il ne l’obtiendra que par lui-même, Pour ces motifs, les syndicats de la ville de Tours ont décidé de se grouper en Bourse du Travail. »

Dans le coup, Olivier Doussaint et Paul Dequidt deviennent secrétaire et adjoint.

Devant le nombre de personnes désormais concernées (il faut dire qu’en 1938, il y a 21 000 syndiqués qui dépendent directement ou indirectement de la Bourse, soit 80 % des ouvriers de Tours !!!), et face à l’exiguïté des locaux de la rue Bretonneau, en 1937 un déménagement est prévu. L’école de Clocheville (à l’angle de la rue de Clocheville et de rue de la Grandière) est rachetée et remise à neuf ; le local, rue Albert Thomas, devient un asile de nuit [10].

Entre 1936 et 1939, Garantie André, Puissochet Lucien, Maugenest Gustave, Dequidt Paul et Martineau Georges se partageront les places de secrétaires et d’adjoints de la Bourse et de l’Union. En 1937, la Bourse comptait 22 000 adhérents, ce qui représentait 70 organisations syndicales locales.

La Seconde guerre mondiale coupera cette nouvelle dynamique. Avec la France occupée et Pétain, les syndicalistes sont poursuivis et la Bourse de Tours n’est plus qu’une ombre parmi les ombres.

La Bourse de Tours à l’aune des Trente Glorieuses

Le direct après-guerre, ressemble à l’avant-guerre : jusqu’en 1947 l’importance de la Bourse va grandissante. En plein élan, la Bourse accueille jusqu’à 16 600 ouvriers et pas loin de 80 syndicats !

Cette année-là, une nouvelle scission s’opère parmi les syndicats. Depuis 1942, l’Union Locale de la C.G.T. et la Bourse ne formaient plus qu’un seul et même ensemble ; or, en 1947, les administrateurs de l’UL démissionnent mais gardent leurs mandats de la Bourse. Dans la foulée, la C.G.T. menace de monter sa propre Bourse de travail, comme en 1927... Des réunions sont organisées avec la mairie, la CFTC, et tous les différends finissent par s’estomper.

En 1950, à la suite d’une réunion organisée par les Combattants de la Paix, voici ce que le préfet de l’époque fait parvenir aux copains d’alors :

« Il est très regrettable que la Bourse du Travail, qui doit strictement être réservée aux organisations syndicales, soit utilisée par les adversaires des gouvernements à des fins politiques, surtout quand les manifestations organisées sont un véritable appel à la rébellion et au sabotage (…) je n’hésiterai pas à faire fermer la Bourse. »

Depuis cette année, la bureaucratisation et sa verticalité affichée, l’institutionnalisation et l’esprit de boutique a perduré, s’est même intensifié en même temps que la Bourse du travail a perdu de sa combativité. Petit à petit, nous avons oublié combien il était pourtant essentiel de se réunir, d’avoir un espace à nous, quelque part, un lieu où s’organiser collectivement, où être ensemble, simplement. Bien sûr, l’histoire de la Bourse est pleine de désaccords et de conflits, mais on ne construit par l’émancipation sans quelques heurts ! Cela restera, malgré tout, le symbole d’une volonté collective : celle de la classe ouvrière cherchant à s’unir en vu d’une transformation de la société. Qu’y-a-t-il de plus fort ?

Alors, peut-être aujourd’hui devrions-nous commencer à suivre cet exemple, et qui sait, peut-être un jour nous aussi nous aurons à parler de rébellion et de sabotage ?

P.-S.

  • Sources : Archives départementales d’Indre-et-Loire (série 10M), Archives municipales de Tours (série F)
  • Louis BLOT, « La Bourse du travail a soixante ans : étude sur les origines de la bourse du travail et les antécédents du syndicalisme à Tours », in Le Réveil Socialiste, Tours, 1951-1952

Notes

[1Célèbre Congrès de la C.G.T. d’où est tiré la Charte d’Amiens qui assoie l’idée d’autonomie ouvrière, sur les bases d’un syndicalisme révolutionnaire indépendant des partis politiques

[2Ils parlent, bien évidemment, de Pommier

[3La Loi des trois ans est une loi de 1913 qui vise à rallonger la durée du service militaire d’un an, en préparation d’une possible guerre contre l’Allemagne

[4Contre 79 pour l’Union Sacrée

[5Militant anarchiste, considéré par les forces de police comme le « chef » du groupe libertaire de Tours à cette époque.

[6C’est-à-dire qu’en plus de sa vocation syndicale l’espace devient un véritable lieux de rencontre de la classe ouvrière ; on peut y trouver un marché, des spectacles etc.

[7Qui feront paraître un journal de tendance : La vie ouvrière

[8Trois des principaux syndicats de l’U.D. : cheminots, bâtiment et métallurgie s’affilient, ou sont animés par des militants des Comités Syndicalistes Révolutionnaires. Il s’agit de la tendance syndicale révolutionnaire qui groupera les militants syndicalistes depuis 1919 à 1921, contre la majorité réformiste qui a soutenue l’Union Sacrée dans la C.G.T.. Animés par la Révolution Russe, cette tendance groupera nationalement jusqu’à 15 000 militants individuels et de nombreux syndicats. Elle s’imposera dans les congrès de plus en plus jusqu’à menacer la tendance réformiste de perdre la majorités dans la Confédération à l’instar de la Seine, du Rhône, des Bouche-du-Rhône et donc de l’Indre-et-Loire... Les réformistes pousseront à la scission. Les C.S.R. feront naître la CGT-U comme solution de repli, mais certains à l’image du plus connu, Pierre Monatte, resteront dans la C.G.T. pour maintenir coûte que coûte l’unité syndicale.

[9Autrement appelés les Unitaires.

[10Il y a actuellement, au 12 rue Albert Thomas, le Centre d’Accueil d’Urgence de Nuit Pour Hommes sans Abri Albert Thomas, mais nous n’avons pu avoir la certitude qu’il s’agit-là de ce fameux asile