Enquête Fil Bleu : oubliez le droit du travail !

Ces jours-ci, si vous prenez le bus ou le tram, vous vous êtes probablement heurtés à des "enquêteurs" qui vous ont posés une petite dizaine de questions aussi vite que possible avant de sauter sur le passager suivant. Pénible ? Surtout pour eux ! Petit résumé de leurs conditions de travail.

J’ai presque fait partie de cette armée de la statistique, de ce regroupement d’étudiants, chômeurs et intérimaires plus ou moins stressés, blasés et juste à la recherche de quelques heures de travail.

Fil Bleu, Test et Kelly Services : ça commence mal

Pour résumer le pourquoi du comment de cette "enquête", disons que Fil Bleu, filiale de Kéolis qui exploite le réseau de transport en commun de la communauté d’agglo et Tour(s) Plus, ladite communauté d’agglo, font appel à Test, société parisienne à vocation internationale qui réalise n’importe quel sondage du type "Études et comportements des consommateurs sur les mobilités d’aujourd’hui et de demain"(sic). Test fait appel à Kelly Services, boîte d’intérim, pour le recrutement des cocheurs de case de base. Si à ce stade de la présentation vous vous dites que c’est pas très clair et que ça sent l’arnaque, attendez un peu...

Mi-septembre je suis contactée par Kelly Services suite à ma candidature en réponse à une annonce parue sur le site de Pôle Emploi. Le type au téléphone ne prend pas la peine de m’expliquer la logique intérim - société de sondage - société de transport et se contente de m’annoncer que je serai recontactée quelques jours plus tard pour être conviée à une journée de formation. Après deux autres échanges téléphoniques surréalistes du type : « Alors en fait la journée de formation c’est plus jeudi mais vendredi [on est alors mardi]. Par contre le lieu et l’heure je sais pas mademoiselle, on vous recontactera » puis « Ça sera à 8h30 au centre de maintenance du tramway. - Vous avez l’adresse précise ? - Ah non mademoiselle mais c’est avenue Mayer. - Vous avez pas un numéro ? elle fait 3km cette avenue ! - Ah non mademoiselle je ne sais pas, c’est au bout du tram ».

Le briefing ou la mise en conditions

Le vendredi matin nous sommes donc une trentaine à être présents au briefing. A l’entrée dans la salle, un type de Test fait l’appel et coche les noms sur son ordinateur au fur et à mesure. Tout le monde installé, il nous lance un Bonjouuur ! qui ne déclenche pas un enthousiasme particulier. Tenace, il récidive : « Eh bien je vous ai dit bonjouuur, on est pas réveillé ce matin ? ». A sa suite, une employée de Fil Bleu nous explique pendant dix minutes que nous allons être les glorieux représentants de Fil Bleu pendant une dizaine de jours et que nous devons être gentils, polis, souriants (et malléables) avec les usagers mais aussi avec les chauffeurs de bus. « Sinon ils ne vous laisseront pas aller faire pipi à la pause, hihihi ».

Après cette intervention, Damien, l’homme au bonjouuur tonitruant, se met en devoir de nous expliquer notre boulot avec l’humour et le tact d’un animateur Club Med en fin de saison. Ça commence par le traditionnel vous devez avoir une tenue correcte. Tandis que le règlement intérieur de mon lycée me revient en mémoire, il pérore : « Alors je le dis surtout pour mesdemoiselles, les sacs à main et les talons aiguilles c’est pas adapté. Parce que à chaque fois vous arrivez comme ça et vous vous faites mal, alors je vous le dis, c’est pas un défilé de mode non plus ». Une candidate inquiète lui montre sa veste rose bonbon : « Ça va ça ? C’est pas trop flashy ? ». Vu qu’il lui dit que non, c’est très bien, elle glousse, se dandine gaiement sur son siège et tapote son brushing. Sexisme ordinaire, tout va bien, je résiste à l’envie de me barrer en courant.

On continue : il s’agit maintenant de nous expliquer le fonctionnement de l’enquête, des grilles de réponse, des techniques pour les remplir. On doit enquêter tous les passagers d’un bus. Tous ? Oui. Mais s’il y a des enfants ? demande mon voisin. Les enfants aussi, même s’ils sont seuls, même s’ils ont moins de 16 ans. C’est pas légal mais tout le monde s’en fout. [1] J’échange un regard perplexe avec mon voisin, interdit. De toute façon, on nous le répète et c’est même inscrit dans le livret de présentation : « Soyez bref lors de l’introduction de l’enquête : un bonjour et un sourire suffisent, ne demandez pas la permission d’interroger [les passagers] ». On a compris : on est une équipe corporate, on est là pour faire du chiffre. Le reste c’est de la littérature. Au bout d’une heure et demi, on est répartis en trois groupes pour un petit bout de trajet en tram, histoire de se faire la main. Le rendez-vous suivant est fixé au mardi après-midi, pour récupérer nos plannings.

Le planning ou l’exploitation calculée

Me voilà donc le mardi après midi, prête à recevoir mes plannings pour le jeudi et le samedi suivants. A l’arrivée, on m’octroie mon numéro d’enquêteur, précieux sésame qui non seulement me permettra de remplir mes grilles d’enquête mais me servira aussi d’identité tout au long de ma mission. Finalement je n’ai droit qu’à mes plannings du jeudi, je suis bonne pour revenir le vendredi chercher le planning du samedi. Comprenez je serai évaluée jeudi et en fonction de mes performances j’aurai un "bon" ou un "mauvais" planning pour les jours suivants. C’est sympa, ça met à l’aise, merci. Une dame me remet mon planning du jeudi : j’ai deux programmes : un le matin de 6h46 à 8h43 (durée du programme : 1h57min) et un le reste de la journée c’est-à-dire de 12h45 à 21h30 (durée du programme : 9h05min).

Planning du jeudi 2 octobre

Une conversation inattendue s’engage :

Euh... Plus de 9h d’affilée, j’aurai des pauses ? Je vois rien de marqué là.
— Oui ce programme est un peu chargé, mais vous avez 5 minutes en bout de ligne à chaque fois.
— Mais au bout de plusieurs heures de travail, j’ai droit à 20 minutes de pause consécutives il me semble. C’est marqué dans le droit du travail je crois.
— Si vous voulez je peux vous donner un autre planning. (Là, elle me sort une autre feuille avec, à la place des 9h05, seulement 7h45)
— Mais c’est toujours le même problème il y a pas de pause de 20 minutes.
— C’est comme ça. Avec le bus c’est possible mais là avec le tram c’est comme ça.
— Ça pose souci, c’est quand même le droit du travail.
— Si ça vous va pas, tant pis. Vous voulez travailler ou pas ?
— Oui mais dans ces conditions-là c’est problématique. Y’a un truc qui s’appelle le droit du travail !

A ce moment-là, le collègue de mon interlocutrice lui demande ce qu’il se passe. Elle lui répond que je veux une pause et il propose de me donner un autre planning. Du coup je commence un peu à surchauffer.

Je ne veux pas un autre planning, je veux un truc légal et ce qui est valable pour moi l’est aussi pour les autres.

Me voilà presque transformée en Zorro du syndicalisme, prête à défendre l’enquêteur Fil Bleu. Sauf que là, les opprimés potentiels sont occupés à compter les mouches au plafond. Pour le grand moment de solidarité on repassera.

— Bon on te mettra une pause, tu verras avec le chef d’équipe.
— Non, on la fixe tout de suite.
— Oui mais si tu veux pas travailler c’est pas la peine de prendre le planning. Y’a des gens qui veulent travailler 9 heures et être payés 9 heures. Et puis il va falloir arrêter d’être hautaine comme ça, avec ton petit sourire là.

J’évite de l’informer que là, ou je continue à sourire ou je prends sa pile de planning et j’en fais des confettis, je grommelle un truc, prends mon planning (avec une pause raturée), mon badge et je sors.

Quand je rentre chez moi, je suis passablement énervée. Un coup de fil à des copains qui sont aussi syndicalistes m’apprend que, comme tout salarié, j’ai droit à 20 minutes de pause après 6 heures de travail consécutif mais aussi que la durée quotidienne maximale de travail c’est 10 heures (là, on me propose 11h02min dans la journée) [2]. J’ai donc décidé de déserter mon poste. De toute façon, je n’ai pas signé de contrat, même si Kelly Services me laisse un message par jour sur mon téléphone pour me demander carte d’identité, carte vitale et RIB afin d’établir [mon] contrat, sinon [je] ne serai pas payée. Je laisse sonner, je m’en fous...

Enquêtrice 551

Notes

[1A ce propos, la CNIL précise que la collecte de données personnelles auprès de mineurs est possible à condition de "recueillir le consentement préalable des parents, à qui l’on doit donner les moyens de s’opposer à la collecte", et de "fournir une information claire aux mineurs".

[2Pour info, il s’agit des articles L3121-33 et L3121-34 du Code du Travail