A propos de la non-signature des articles sur La Rotative

Depuis bientôt trois ans que La Rotative existe, de nombreuses critiques ont porté sur la non-signature de textes qui y sont publiés, et sur l’anonymat des personnes qui animent le site.

« Vous n’assumez pas. »
« Moi j’assume publiquement ce que je fais ou pense ».
« Vous vous cachez derrière vos ordinateurs ».
« C’est des méthodes fascistes ».
« Vous êtes paranoïaques ».
« Vous n’êtes pas transparents ».

Ces reproches récurrents émanent de journalistes, de politiciens locaux, de simples lecteur-ices mais également de sympathisants et de personnes que nous sommes habituées à croiser dans les luttes. On a jugé nécessaire d’y répondre.

L’anonymat du collectif d’animation

La Rotative appartient au champ des médias alternatifs. L’économie de ces médias, qui fonctionnent généralement sans publicité, sans subventions, et souvent sans autre source de revenus que la vente de numéros papiers, est extrêmement fragile. Le moindre procès en diffamation lancé par un politicien ou un petit patron susceptible peut mettre à mal la survie des collectifs qui font vivre ces sites : récemment, le président de l’agglomération grenobloise a réclamé 20 000 euros de dommages et intérêts au journal Le Postillon , parce qu’une de leurs enquêtes révélait ses pratiques managériales dégueulasses [1] ; Parce que la justice pensait avoir identifié un administrateur du site d’info toulousain IAATAA [2], un militant de la ville a été placé en garde à vue et est passé en procès, risquant 5 ans de prison et 45 000 euros d’amende [3]. Ces procès mobilisent une énergie considérable, et peuvent avoir des effets désastreux sur un collectif parce qu’ils ciblent généralement une seule personne. Nous avons fait le choix de ne pas nous exposer à ce genre de poursuites, parce que nous n’avons pas le goût du sacrifice. Par ailleurs, ce site a été pensé comme un outil collectif, qui n’a pas vocation à être personnifié.

Répressions

S’agissant de la signature des articles, il n’existe pas de règle sur La Rotative. Chacun-e est libre de signer, ou non, sa contribution. Mais en raison de la teneur politique du site, des positions souvent radicales qui y sont exprimées et de la place qu’il occupe dans le paysage médiatique tourangeau, le fait de signer un article revient à s’exposer publiquement. Si je veux écrire sur une grève qui se déroule dans ma boîte, si je veux dénoncer les agissements de l’extrême-droite tourangelle, si je veux dire tout haut la crapulerie des politiciens locaux ; je m’expose possiblement à un retour de bâton disproportionné. Les conséquences de cette exposition peuvent être multiples : poursuites judiciaires, pressions d’un supérieur hiérarchique, licenciement ou non-renouvellement de contrat, risque de subir des violences physiques. Il ne s’agit pas de paranoïa ou de fantasmes, mais d’une réalité vécue par certaines personnes ayant été associées (à tort ou à raison) à la rédaction d’articles.
Celles et ceux qui signent leurs articles peuvent se le permettre du fait de leur position sociale, professionnelle ou syndicale [4]. Mais la plupart des auteurs qui contribuent au site ont une position sociale précaire : chômeurs, contractuelles, intérimaires, RSAstes, licenciables en tous genres... Cette situation n’est pas seulement une conséquence de la composition sociologique des personnes qui participent au site mais une revendication qui fonde son existence [5], née de la volonté d’offrir un espace d’expressions à celles et ceux qui luttent.

L’effet d’Internet

L’enjeu de ne pas signer un article est d’ailleurs bien compris des personnes précaires dont les témoignages sont publiés sur le site : quand un contributeur recueille la parole d’un-e gréviste, il est généralement entendu que l’anonymat est de mise pour ne pas s’exposer à la répression. Il n’est pas anodin que l’ancien délégué syndical d’une grande entreprise locale ait récemment demandé à plusieurs sites internet de faire disparaître son nom de leurs articles, afin de ne pas compromettre ses recherches d’emplois. A l’ère d’Internet, les conséquences d’une prise de position radicale dans un article de presse et plus encore la signature d’un texte peuvent à la fois être immédiates ou à long terme : n’importe quel employeur peut, avec un simple moteur de recherche, vous identifier comme un potentiel gêneur. Cette réalité n’est d’ailleurs pas toujours bien comprise par celles et ceux qui ont participé à des médias alternatifs jusqu’à l’avènement d’Internet : ils pouvaient se permettre de prendre position publiquement sans risquer de se griller durablement auprès de tous les patrons du coin.

A propos de Jérôme Canard

La non-signature ou l’usage de pseudonymes n’est pas une pratique exclusive des médias alternatifs. Un journal comme le Canard Enchaîné publie chaque mois des dizaines d’articles signés Jérôme Canard, pseudonyme utilisé pour protéger des auteurs qui pourraient s’exposer à différentes formes de pressions s’ils signaient en leur nom. Dans la presse en général, le recours à des pseudonymes est courant. Ajoutons qu’il est facile d’apposer son nom à la fin d’un article ou d’une chronique radiophonique lorsqu’on se positionne systématiquement dans le sens du vent et qu’on ne remet jamais en cause les formes de pouvoir qui s’exercent localement dans le monde politique, culturel, universitaire ou économique. La culture de l’anonymat ou du pseudonymat n’est pas neuve et elle n’a jamais été corrélée à un manque de qualité ou de sérieux.

L’enjeu du collectif

Signer un article c’est aller dans le sens de la personnification et de l’individualisation des discours, ce qui va à l’encontre des pratiques collectives que nous défendons. Une signature ne permet pas de rendre visible le travail d’élaboration collective et l’intelligence commune qui rendent possible l’écriture d’un article. Nos réflexions comme nos luttes s’élaborent collectivement, elles ne sont pas le fait d’individus hors sol. Une signature renforce également les phénomènes de personnification des luttes et des idées, dont les médias classiques sont friands, et que nous rejetons pour les mêmes raisons.

Dernière une du journal Article11

Dans la rue

On entend aussi que nous devrions « assumer publiquement » nos écrits, plutôt que nous cacher « derrière nos ordinateurs ». Les discours virils affirmant qu’il faut « avoir des couilles » en assumant nos pratiques par une signature n’ont aucun sens. Assumer un propos n’a pas grand chose à voir avec le fait de s’exposer individuellement. Et les luttes dont nous parlons, nous en sommes les acteurs ou les soutiens actifs. Nous ne parlons pas depuis une position extérieure. Nous sommes bien souvent dans la rue pour manifester, faire grève et mener les combats qui nous semblent légitimes. D’ailleurs, de nombreux contributeurs affichent publiquement leur participation au site quand il s’agit d’aller recueillir la parole de telle victime de violences policières, de telle salariée en grève, ou de tel précaire de l’université. A cet égard, l’anonymat que certains lecteurs critiquent tant est à relativiser.

La non-signature des articles est aussi une revendication qui participe à la remise en cause des codes visant à distinguer les paroles légitimes ou illégitimes. Un article « de La Rotative », pour reprendre l’expression que nous entendons souvent, a plus de poids qu’un article qui serait signé par un individu dont le nom n’évoquerait rien à personne, et à qui aucune légitimité ne serait concédée a priori. Lorsqu’un article est publié sans signature, il est assumé bien plus qu’individuellement : c’est collectivement que nous l’assumons. Notre collectif n’est pas une banale somme d’individus, mais une force politique.

Généralités

La modernité nous présente comme un ensemble d’individus libres de s’exprimer, d’agir, etc. Elle nous impose dès lors que chacune de nos expressions ou comportements soient rattachés à nos identités. Pourtant, les tenants de l’ordre économique et politique se protègent de cette exposition grâce à la loi, l’argent ou la violence. La liberté s’incarne à leurs yeux dans des actes de consommations plutôt que dans de réelles prises de pouvoir et de parole. Dans ce contexte, la responsabilité individuelle ne s’applique qu’aux plus faibles, et c’est précisément ce que nous refusons. L’injonction à « dire son nom » ne tient pas compte de l’inégalité des rapports qui structurent notre société.

Enfin, rappelons que La Rotative est un site collaboratif. Chacun-e peut donc s’inscrire ou entrer en contact avec le collectif d’animation pour proposer un texte, des photos, des vidéos ou enregistrements sonores en rapport avec l’actualité locale ou nationale. Toutes les initiatives sont les bienvenues, sans qu’il soit besoin de montrer patte blanche.

Le collectif d’animation de La Rotative. Mais aussi : Samira Drexler, la famille Marcireau, le Comité des Vengeurs Ligériens, Maggie Zapata, Jean-Philippe Hervite-Déperle, Jean-Jacques Ryllick et quelques autres...

Notes

[1Le jugement a été rendu le 26 septembre dernier, Le Postillon est condamné à débourser 6900 € (plus 1000 € en sursis). Le journal fait appel.

[2Site d’info qui, comme La Rotative, participe au réseau "Mutu".

[3Les poursuites ont été abandonnées mais quand même l’affaire aura valu 2 mois d’enquête, 10 heures de garde à vue, 9 semaines d’attente anxieuse d’un procès. Tout ça pour ça !

[4Ce qui n’implique pas qu’ils ne font pas l’objet de formes de répression par ailleurs.

[5C.f. La charte du site.