Un mort au Testet : récit du week-end de luttes contre le barrage de Sivens

Les occupants de la Zone à Défendre du Testet appelaient à un rassemblement le 25 octobre pour s’opposer à la poursuite des travaux. Au cours du week-end, Rémi Fraisse, 21 ans, a été tué dans l’explosion d’une grenade provenant des rangs des gendarmes. Témoignage d’un manifestant qui avait répondu à l’appel des zadistes.

Lundi 27 octobre 2014 (dix heures)

L’information a fait le tour de la planète médiatique, a été relayée, triturée, rapportée par des professionnels pas toujours présents sur place. Bref, tout et son contraire peut être lu ce matin. Pas encore malaxé, traversé et surtout influencé par les milliers de caractères et de mots disponibles au sujet de cet événement, je n’y prête aucune attention et je préfère apporter un témoignage bref et en images sur ce que j’ai vécu sur cette zone humide du Testet dans le département du Tarn.

Arrivé vendredi soir à la nuit tombée, la ruche humaine s’active fébrilement sur la zone sur laquelle je me rends pour la première fois et où va se tenir le rassemblement organisé par le collectif des Bouilles.

Samedi 25 octobre (vers deux heures du matin)

Je suis réveillé par des détonations plus fortes que celles entendues un peu plus tôt dans la nuit. Je sais maintenant que ce ne sont pas des pétards mais des armes utilisées par les gardes mobiles, des déflagrations déjà entendues le 22 février et le 7 juillet dernier à Nantes. Des affrontements ont lieu dans la partie en aval du futur barrage située à environ un kilomètre et comme le site est dans une vallée, le bruit porte loin [1]. La rumeur court au sein des militants. Les forces de l’ordre ont-elles l’intention de refouler les personnes qui occupent déjà la vallée ? Rien de tout cela n’arrive et le calme revient une heure plus tard. Le lendemain, j’observerai sur place que les manifestants ont réussi à incendier un abri de type Algéco destiné aux ouvriers qui travaillent sur la zone depuis plusieurs semaines.

Dans la matinée, je découvre le site. Il se décompose de la manière suivante :
La partie en amont de la vallée, qui n’est pas destinée à être transformée en retenue, est constituée de quelques hectares de prés, avec pour point central la métairie, ancienne exploitation paysanne reconvertie en camp de base pour et par les Zadistes, avec son lieu de vie commune, sa cuisine, sa zone de stockage avec un magasin à prix libre, son réfectoire à l’étage, un atelier à côté, un espace pour les soins de premiers secours et même un poulailler à quelques mètres.

La partie centrale, la plus étendue, est un no man’s land, une terre ravagée où la végétation a été gyrobroyée, tandis que les méandres du Tescou sont encombrés de branches coupées et où les souches ont remplacé les arbres sur les rives. Un grand chêne est encore debout. Appelé Sittelle par les Zadistes, il ne doit son salut que grâce à la persévérance et à la surveillance de tous les instants dont il fait l’objet grâce à des « acrobates » qui ont installé sur ses branches une cabane de fortune.

La partie en aval est une terre nue déjà fortement aménagée par l’homme. Les coteaux sont rabotés, le fond de la future retenue est aplani. Derrière ce qui va peut-être devenir la digue, je découvre un ouvrage qui me fait furieusement penser aux installations défensives médiévales : une plate-forme entourée d’un large fossé à sec et la palissade en bois ou en pierre est remplacée ici par une clôture grillagée. Enfin, qui dit installations défensives dit défenseurs, chevaliers des temps modernes en armures, protégés derrière des boucliers, casques, armes à la main… Il ne manque plus que les chevaux comme chez les frères d’armes britanniques ou belges !

En appréhendant actuellement cette vallée dans sa totalité, je prends conscience de la volonté de l’homme à vouloir maîtriser son environnement, le façonner à sa guise et finalement apparaître comme un animal avide et insatiable. Découvrir ce spectacle, c’est aussi, toute proportion gardée et sans voyager très loin, se faire une idée du spectacle quotidien vécu par des populations qui vivent en lisière ou à l’intérieur des forêts équatoriales et tropicales de notre domicile.

Samedi 25 octobre (vers midi)

Le programme de la journée a commencé. Une chorale propose son répertoire dans la cour de la métairie et il est émouvant de l’entendre chanter quelques compositions de leur cru et au moins deux titres de Boris Vian particulièrement réussis : la java des bombes atomiques et le déserteur. Dommage qu’elle n’ait pas repris la java des chaussettes à clous, chanson qui aurait pourtant été de circonstance !

Des conférences sont organisées sous les deux principaux chapiteaux. Un opposant historique au barrage, paysan à la retraite, résume parfaitement la problématique : la confiscation de la terre par une oligarchie de banquiers et de responsables muselés et obéissants siégeant dans les organismes de type SAFER (société d’aménagement foncier et d’aménagement rural) ou FNSEA (fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), tout cela au détriment du plus grand nombre et s’accompagnant de la destruction des petites exploitations familiales. Peu après, un naturaliste, gréviste de la fin depuis plus de cinquante jours, explique les raisons de sa colère et de son indignation, dont la faible qualité de l’étude d’impact de ce projet. Pendant ce temps, un hélicoptère occupe le ciel.

Je n’ai pas vu ni le chahut autour de quelques personnalités d’envergure nationale, ni le « yaourtage » de Mélenchon et de Bové. Seul Bové reste sur place et prend la parole pour annoncer un scoop qui réjouit aussitôt les militants. Le rapport indépendant qui doit être remis aujourd’hui en préfecture présente les fragilités du projet tant au niveau économique (financement défaillant) qu’écologique (sur-dimensionnement et étude d’impact sommaire).

Entre-temps, un troupeau de brebis rejoint le site afin de réoccuper les prairies. Derrière cette action, c’est aussi pour les éleveurs l’occasion de dénoncer l’obligation qui leur est imposée de ficher électroniquement leurs bêtes avec des puces RFID (radio frequency identification) au nom de la traçabilité.

Musiques, conférences et actions diverses ponctuent l’après-midi ensoleillé. Un sapin est replanté symboliquement sur le no man’s land en haut duquel une petite plate-forme est installée (ou un mirador si on préfère le vocabulaire à la mode des médias dominants). Pendant ce temps, les affrontements avec les « chevaliers » reprennent. Une petite forêt improvisée se met en marche vers la zone dévastée et parvient face aux gardes mobiles. C’est alors qu’une chaîne humaine se crée spontanément face à eux pour leur signifier le caractère collectif du mouvement et la volonté de protéger les lieux avec détermination.

J’emprunte le résumé de cette journée à un ariégeois : la kermesse d’un côté, la baston de l’autre. Un peu désabusé, il ne s’est pas vraiment senti utile. Un peu plus loin, un intervenant lance à la cantonade un sentiment que la plupart des personnes présentes approuve : « Je vis pour les emmerder et plus je les emmerde, plus je vis ». Ici, il n’y a pas que des pacifistes plutôt âgés et des « manifestants » plutôt jeunes, des babas d’un côté et des extrémistes de l’autre (« casseurs », « radicaux », « anars »…), il y a surtout une foule de plus de cinq mille personnes engagée dans une cause commune qui a bien compris qu’on ne peut pas défendre l’environnement dans une société qui a érigé en dogme que le progrès et le développement économique sont infinis et parallèlement qui ne veut pas voir que les ressources de son logis appelé la Terre sont tout sauf infinies.

La nuit tombe sur le Testet. La fête et la musique continuent…sans moi. Le sommeil est à nouveau entrecoupé par le feu d’artifice qui se déroule à l’autre bout de la Zad.

Dimanche 26 octobre (vers treize heures)

C’est la stupeur, un copain de la Zad de NDDL nous avertit qu’une dépêche AFP vient de tomber : un jeune manifestant est tombé et ne s’est pas relevé pendant la nuit. J’enrage, je n’y crois pas. Je demande confirmation auprès de quelques personnes que je sais bien informées. Il aurait été emmené hors de la zone d’affrontement par les gendarmes. Ah bon ! Je croyais que seuls les pompiers étaient en capacité de déplacer les blessés. Les plus folles rumeurs circulent aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Zad sur les circonstances du drame, sauf qu’à ce moment-là, je ne sais pas encore que ce détail n’est pas une rumeur.

Dimanche 26 octobre (vers quatorze heures)

Le programme de la journée est chamboulé et l’ambiance sur le site est chargée en émotions. Une assemblée générale extraordinaire s’organise dans l’improvisation générale sous l’un des chapiteaux. L’assemblée présente fait l’expérience de l’autogestion, découvre ou redécouvre les joies de l’exercice du débat contradictoire. Il ressort des interventions que la division ne sert à rien dans les circonstances présentes et la solution pacifique remporte l’adhésion. Le moyen d’action est voté à main levée : se rendre à Gaillac pour réclamer la libération des cinq indignés incarcérés. La manifestation à pied est oubliée en raison de l’heure tardive et de la distance à parcourir au profit du cortège en voitures. Un peu plus loin, quelques extrémistes de droite sont chahutés et invités à quitter les lieux. Pendant ce temps, il est décidé de démonter les chapiteaux au cas où les gardes mobiles décideraient de réinvestir les lieux. Parallèlement, à l’autre bout du site, les « chevaliers » qui arborent la bannière bleu blanc rouge, qui avaient déserté leurs positions, reviennent en force et ils font face à des groupes de manifestants qui réoccupent cette partie du site en plein soleil et construisent des abris et des barricades avec un outillage de fortune, tandis que d’autres se recueillent près des lieux du drame (une tache de sang est encore visible sur place). Tout se fait dans l’improvisation.

Mais l’heure avance. Je dois reprendre la route avec un camarade et parcourir à nouveau les cinq cents kilomètres qui me séparent de mon domicile. Nul doute que les quelques arbres fruitiers replantés sur la zone dévastée seront chèrement défendus et qu’ils resteront le souvenir vivant du drame qui s’est joué ici pendant ce week-end qui se voulait une fête et qui s’est transformé en honte pour le pouvoir en place, une tache indélébile. Il n’y aura ni pardon ni oubli.

M. B.

PS : il est presque quatorze heures. Ma compagne et de nombreux camarades restés sur place se dirigent vers la préfecture d’Albi pour réclamer justice et toute la transparence qui doit être de mise autour ce projet écolo-incompatible.

Notes

[1Pour avoir une idée de l’ambiance qui régnait au Testet avant la mort de Rémi, vous pouvez consulter la vidéo Terreur (d’État) au Testet. On y voit notamment un militant être touché par une grenade assourdissante avant d’être évacué par d’autres camarades.