Sans Canal Fixe est le lieu où j’ai appris à regarder, à écouter, à filmer, à écrire, à monter des dossiers, à défendre un projet, à aimer le documentaire. C’est ma famille de cinéma.
Le projet : faire et voir autrement
J’y suis entré par la petite porte. J’ai rencontré Sans Canal Fixe, en 2001. Etudiante, je suis la campagne des municipales, je vis alors en face de la permanence du député Donnedieu de Vabre. Xavier Selva et Yvan Petit me demandent s’ils peuvent filmer de ma fenêtre. J’accepte, amusée. C’est mon premier contact. La démarche de ce collectif m’intrigue, moi, qui ne connaît pas grand chose aux documentaires, mais qui me passionne pour le cinéma de fiction. Je me rends alors aux projections dans les bars, voit les programmes courts, et de rencontres en rencontres, devient amie avec un certain nombre des membres du collectif.
En 2002, je rentre au conseil d’administration de l’association. L’idée est d’aider le projet à se mettre en place et se pérenniser. Entre les ateliers d’éducation à l’image, les programmes courts, et les premiers longs, l’association ne cesse d’évoluer. C’est une pieuvre maline, qui semble vouloir étendre ses tentacules partout. Réalisation, production, atelier, rencontre, débat, projection : SCF s’agite et commence à rassembler autour de soi différentes structures qui lui ressemblent.
L’association partage d’ailleurs ses locaux avec Contre-Feux, une association de diffusion de films documentaires. Leur volonté est de mettre à la portée de tous l’histoire du documentaire, les grands noms et les grands mouvements. Ils organisent durant des années sur Tours des festivals étonnants, qui proposent des films inédits, rarement montrés dans les salles de cinéma traditionnelles. C’est dans les grandes armoires de cette association, siégeant à l’époque rue du Cygne, que je me fais ma culture cinématographique. C’est en échangeant avec les membres du collectif que je découvre les cinéastes qui ont bouleversé le cinéma documentaire.
Je prends la présidence de SCF de 2007 à 2011. J’ y apprends le fonctionnement d’une structure associative culturelle, j’y apprends le système de subventions, les montages de dossiers, les arcanes des droits d’auteur et du statut d’intermittent de l’audiovisuel. J’y apprends aussi à soutenir des premiers gestes cinématographiques, à organiser des festivals. Je quitte ces fonctions en 2012, pour passer à la réalisation. Mon film, réalisé hors cadre, avec 2000 euros, entourée de mes amis, avec le temps nécessaire, et les images confiées par Yvan, est l’aboutissement de mon chemin avec SCF.
En attendant d’oser le second geste, je continue à regarder des films, à m’interroger sur le regard documentaire, sur les images du monde, à suivre les collectifs qui osent créer hors les cadres. Je tenais à terminer cette chronique en évoquant les réalisateurs et les oeuvres documentaires qui ont compté dans mon parcours de spectatrice/réalisatrice. Nous pourrions évoquer le terme de figures tutélaires, je préfère celui de compagnons de route.
Des influences
Richard Leacok est le précurseur du cinéma direct. En 1960, il filme les élections primaires du parti démocrate, entre John F. Kennedy et Hubert Humphrey, pour les élections à la présidence des États-Unis. Ce film, Primary, réalisé sans pied de caméra, ni lumières additionnelles, ni commentaires, ni interviews, fonde le principe du cinéma direct. Raymond Depardon, en 1974, se réclamera de cet héritage, pour réaliser 1974, une partie de campagne, sur la campagne électorale que mène Valéry Giscard d’Estaing, pour la présidentielle. Ce film se réclamant du cinéma direct, qui ne fait intervenir ni lumières additionnelles, ni commentaires sera interdit de diffusion jusqu’en 2002.
Johan van der Keuken est un réalisateur et photographe néerlandais, passionné par l’image et le réel, son cinéma se situe à la frontière entre le documentaire et l’expérimental. Dès le début des années 1960, il se consacre à la réalisation de films documentaires, osant l’expérimentation, et imposant sa subjectivité. Filmant lui-même ses images, privilégiant des plans souvent longs, des détails, jouant sur la répétition, le mouvement. Dans une constante recherche, il réutilise ses images, les juxtaposent différemment dans différents films, il s’attarde sur le montage, pour en dégager un langage cinématographique qui devient sensoriel. Alors qu’il apprend en 1998 qu’il ne lui reste plus que quelques années à vivre, il consacre son temps à regarder et à écouter. Vacances prolongées, réalisé en 2000, traite de son combat contre le cancer. Il meurt l’année suivante.
Des utopies documentaires
Chris Marker, réalisateur français prolixe, est sans doute un des piliers de la réflexion autour du cinéma documentaire. Issu de voyages, ses premiers films interrogent le regard du filmeur. Dans Lettres de Sibérie, Chris Marker joue à remettre en cause la supposée « objectivité » du genre documentaire en répétant trois fois la même séquence tout en variant uniquement le commentaire. Son oeuvre protéiforme éclaire également le cinéma militant, au travers de films de luttes, de films politiquement engagés, dont le testament est sans aucun doute Le fond de l’air est rouge. Suivra une période dite de film-essai, où il expérimentera le cinéma en se détachant progressivement du documentaire pour interroger la fiction, dont le plus célèbre exemple est La jetée.
Les groupes Medvedkine sont issus de la lutte sociale et de l’histoire du cinéma documentaire. En mars 1967, le cinéaste Chris Marker reçoit une lettre des ouvriers en grève qui occupent l’usine Rhodiaceta, lui demandant de leur envoyer des films. Durant l’occupation de l’usine, le comité de grève souhaite en effet développer l’animation culturelle notamment par la diffusion de films militants. Chris Marker accepte et fait le voyage de Paris à Besançon où se situe l’usine, en transportant plusieurs bobines de films. Une fois sur place, il sort sa caméra 16mm et commence à filmer de l’intérieur la grève des Rhodiaceta en faisant participer les ouvriers eux-mêmes à la mise en scène et à la fabrication du film. À bientôt, j’espère sortira en salle un an plus tard, mais cette expérience va surtout déboucher sur la création de deux groupes d’ouvriers et techniciens du cinéma mettant leur pratique en commun pour la création de films militants : le groupe Medvedkine de Besançon, puis plus tard celui de Sochaux. C’est cette utopie du collectif que porte encore Sans Canal Fixe.
Peter Watkins est un réalisateur britannique. Ses films, pacifistes et radicaux, redistribuent les frontières habituelles entre documentaire et fiction. Il s’est particulièrement attaché à la critique des médias de masse et de ce qu’il a nommé la monoforme.
Le réalisateur brouille d’abord les genres habituels, en déplaçant les frontières entre documentaire et fiction : des épisodes historiques ou fictionnels sont filmés comme s’ils se déroulaient sous nos yeux, la présence du « journaliste » est visible et assumée, créant des effets d’anachronie (caméra et micro visibles sur un champ de bataille du xviiie siècle ou dans le Paris de 1871) ou d’uchronie (La Bombe, Punishment Park).
Il insère également des formes cinématographiques différentes au sein d’un même film, faisant appel à des dispositifs du cinéma muet (les cartons), à des outils professionnels (décompte du temps d’une séquence, insertion de signaux sonores pour signaler une coupe au montage).
Le son est désynchronisé et aéré de longs silences, afin de créer un décalage au sein duquel le spectateur ait le temps de développer sa propre réflexion sur le film, d’y ajouter ses émotions et souvenirs, Watkins cherchant à faire surgir le film d’une « alchimie » entre la matière cinématographique et l’expérience personnelle de chaque individu qui le regarde.
Le rythme de montage est asymétrique, alternant de longs plans-séquences ou des gros plans de visages avec des épisodes très brefs destinés à créer un effet de choc.
Enfin, Watkins, refusant les contraintes dictées par des impératifs commerciaux, s’affranchit des durées convenues (Le Voyage dure 14 h 30, La Commune 5 h 30 dans sa version intégrale), afin de laisser chaque film se développer sur un temps qui lui est propre, et chaque spectateur trouver l’espace de sa réflexion.
Des compagnons de routes
Boris Lehman, cinéaste belge, a réalisé, produit et diffusé tous ses films de façon artisanale depuis 45 ans (environ 400 films, courts et longs, documentaires et fictions, essais et expérimentations, journaux, autobiographies...), principalement en 8, super 8 et en 16 mm. Son oeuvre phare se nomme Babel, lettre à mes amis restés en Belgique. Boris Lehman aime à venir avec ses bobines, montrer ce film qui narre sa vie entre 1989 et 2005, ce fut le cas à la médiathèque de La Riche, quand il fut invité par SCF, en 2008.
Luc Moullet est un cinéaste et producteur français. Il navigue entre fiction et documentaire. Dans son film Genèse d’un repas, en 1978, il part d’un repas composé d’œufs, de thon en boîte, et de bananes, et remonte la chaîne qui a mené ces aliments à son assiette : responsables de supermarché, grossistes, importateurs, fabricants, ouvriers, etc. sont interviewés pour nous amener à comprendre comment tout cela fonctionne. Dans La terre de la folie, il part de son cas personnel :« Je ne suis pas quelqu’un de très normal... », nous dit-il avec le plus grand sérieux. Puis il enchaîne avec la visite de sa filmothèque, souligne sa propension au retrait et à la solitude, égrène quelques souvenirs filiaux, et de son père qui souffrit, lui aussi, de certains désordres psychiques relatifs à une histoire familiale compliquée. Il aboutit de fil en aiguille, via la mémoire familiale, à l’origine probablement régionale de ces dysfonctionnements. C’est en tout cas ce qu’il entend prouver. Un simple raccord nous transporte alors dans ces Alpes-de-Haute-Provence dont il est originaire, et dont il entreprend de dresser, témoignages, théories et schémas à l’appui, une cartographie des faits divers sanglants qui s’y sont déroulés avec une fréquence apparemment très supérieure à la moyenne nationale aux dires du réalisateur. [1]
Alain Cavalier, cinéaste français issu du cinéma de fiction, va en réduisant ses équipes techniques, en renonçant peu à peu à toute action dramatique traditionnelle, démontrer qu’il aspire de plus en plus à filmer au plus près des êtres, ce qui va l’amener inévitablement vers le documentaire. Vies, réalisé en 2000, marque une nouvelle avancée. Au plus proche de l’essence artisanale de son art, Alain Cavalier tourne désormais seul grâce à la caméra DV ; la légèreté de l’outil lui permettant enfin de filmer idéalement « au plus près de son expérience ». Il dit ne plus être un cinéaste, mais un « filmeur ».
En 2004 sort Le Filmeur, journal intime filmé en vidéo sur plus de dix ans. Kaléidoscope méditatif sur la fuite du temps, Alain Cavalier apparaît comme commentateur-acteur d’une histoire qu’il vit et reconstruit en même temps. Le film est la confirmation que son cinéma est devenu l’accomplissement de son parcours intérieur.
Pierre Merejkowski est un personnage à part, cinéaste et écrivain militant, il se définit lui-même comme tel : « J’ai commencé à tourner des films en Super 8 lorsque j’étais lycéen.
La diffusion de mes films est indissociable de leurs réalisations.
La diffusion et les tournages me permettent d’exister. Je tisse des liens avec des milieux sociaux différents.
Le film est un vecteur, un vecteur de prise de parole, un vecteur d’euphorie, un vecteur de transformation du quotidien.
Les liens affectifs, les enjeux de pouvoir, les discussions politiques, mon quotidien nourrissent mon éthique cinématographique.
Je suis l’agent exclusif de ma réinsertion.
Les spectateurs et les créateurs ne sont plus séparés par la pompeuse barrière qu’érige la fonction de metteur en scène.
Il s’agit de placer le processus de création dans un mode qui soit à l’échelle humaine. »
KD