Ce nom n’est pas anodin. En 1999, époque qui paraît si récente encore, les médias sont en pleine ébullition. La télé hertzienne est maîtresse des ondes, elle diffuse le discours dominant. Hors les canaux traditionnels, pas de visibilité, pas de lisibilité, pas d’existence. En 1981, l’historien américain Christopher Lasch expliquait déjà :
"Une observation superficielle pourrait faire croire que de nouveaux moyens de communication donnent aux artistes et aux intellectuels la possibilité de toucher un public plus large que celui dont ils ont jamais pu rêver. Or, au contraire, les nouveaux médias se bornent à universaliser les effets du marché, en réduisant les idées au statut de marchandises." [1]
A la fin des années 90 se créent, à l’image des radios libres, deux décennies auparavant, des médias d’expression libre, dont le credo est « On filme, on monte, on montre. » Ces télés libres se revendiquent comme non-commerciales, totalement indépendantes et non alignées sur des pouvoirs économiques, politiques ou religieux.
C’est également la naissance des télé-brouettes. Le principe est simple, amener la télévision dans les endroits encore inaccessibles pour les canaux hertziens, proposer une alternative locale réalisée de manière participative, diffuser vite en accompagnant les projections.
A Tours, Sans Canal Fixe se crée autour de journalistes reporters d’images et de cinéastes. L’idée est de confronter le regard documentaire à l’expérience du petit écran. Lutter contre la télé-poubelle en revendiquant un autre regard sur le monde. SCF est alors définie par ses créateurs comme une « espèce de télé » qui fabrique des programmes qui ne passent pas à la télévision. Un laboratoire qui ne passe pas par les stations obligatoires de la télévision (écriture, pré-achats, commissions de sélection). Libre, donc.
De 1999 à 2001 sont créés et diffusés des programmes de courts-métrages, qui évoquent la vie locale (mais pas seulement), en croisant la culture, la politique, le quotidien, avec, avouons-le, une très nette propension à ridiculiser la droite. Les projections se font dans les cafés tourangeaux et des lieux plus interlopes (une chapelle par exemple). Il faut une télé, un magnétoscope, des flyers distribués dans divers lieux, du public, et les réalisateurs. On regarde, on échange, on boit. On vit. La première transformation se fait précisément dans cette réalité : les spectateurs viennent à la télé.
Durant ces trois années, les programmes de courts s’enchaînent, au rythme de un tous les trois mois. Le collectif s’agrandit. En 2001, se tiennent à Tours (et ce n’est pas anodin), les premiers états généraux du Tiers Secteur Audiovisuel (TSA) réunissant les télés locales militantes nationales et internationales.
Le nom de SCF n’est pas choisi au hasard. Le terme « sans » renvoie à d’autres luttes qui font rage dans la société française. C’est la naissance des « sans », sans papier, sans domicile, sans droit…
Dans la vie des médias, la « guerre » fait rage entre les médias libres et le CSA. Dans la continuité du mouvement autour des radios libres, en août 2000, une nouvelle loi sur la communication audiovisuelle ouvre l’espace hertzien aux associations télés libres et enjoint donc le CSA à ouvrir de nouveaux canaux, et choisir les élus à la diffusion.
Après les premiers refus du CSA, les télés libres deviennent des télés pirates. C’est l’époque des émetteurs sur les toits et des témoignages anonymes qui racontent cette lutte pour obtenir le droit d’émettre.
« Par exemple, au début, les gens ne croyaient pas qu’on pouvait émettre avec 5 000 francs. Donc on a amené des journalistes sur les toits, on leur a montré les émetteurs qui étaient positionnés, et on a émis en pirate sur l’AFP. Pour que les gens nous croient, pour qu’ils voient que ça marche. Et c’est avec ce type d’événements qu’on a pu produire des réactions. C’était très rigolo parce que tout le monde s’attendait à ce que la police intervienne pour saisir le matériel. Mais on recevait le roi du Maroc ce jour-là, pour le 14 juillet, et il aurait été difficile de faire une leçon de droits de l’Homme à Hassan II tout en interdisant des gens qui ne font que s’exprimer. D’ailleurs, quand on parle de piratage, c’est une notion à prendre avec des pincettes, puisque les fréquences utilisées n’étaient pas occupées, c’étaient des fréquences libres, personne n’a été gêné. » [2]
A cette époque, un amendement, défendu par Noël Mamère, autorise les télévisions associatives à se porter candidates pour une fréquence hertzienne. Dans la foulée, le parlementaire et ancien présentateur du journal télévisé organise en lien avec son parti, les Verts, un colloque à l’Assemblée Nationale pour évoquer le problème des médias libres. Quelques semaines plus tard, lors d’une autre rencontre, les Verts ne viennent pas. C’est une trahison.
Il y en aura d’autres, comme les tentatives d’entrisme dans les conseils d’administrations de ces jeunes médias associatifs par des structures politiques. Ces associations, telles SCF, TéléBocal, Primitivi, TVBruits, sont les tribunes idéales pour ceux qui rêvent d’une télé à leur service. Ces télés libres sont pour eux l’occasion de se créer un temps de parole illimité, un espace de communication idéale. Mais si les télés libres se revendiquent de gauche, elles revendiquent aussi une non appartenance politique, une autre manière de faire de la télé. Les tentatives d’entrisme échouent.
Les télés associatives, réunies lors des états généraux, sont face à un choix. Continuer à faire des télés locales, avec une diffusion militante et itinérante, ou créer une télé nationale, qui diffuserait sur l’ensemble du territoire les programmes de l’ensemble du TSA, en demandant un canal au CSA. Certains des membres les plus actifs de la Coordination Permanentes des Médias Libres (CPML) décident de créer une télévision libre nationale de type associatif construite comme une ONG d’action audiovisuelle d’urgence. Rompant avec la logique des télévisions associatives locales, Zaléa TV a donc pour ambition d’imposer le secteur associatif à tous les niveaux.
Le 12 mai 2000, le CSA autorise Zaléa TV à diffuser ses programmes sur le câble et par satellite, sur le canal 35. Au bout de six mois, l’autorisation provisoire délivrée par le CSA aux télés alternatives d’émettre sur le territoire national via le câble arrive à son terme. Retour aux émissions pirates.
Cette époque est marquée par la guerre des canaux, diffuser ou non, payer pour obtenir une fréquence ou non.
Pour Sans Canal Fixe, le choix se fait d’abandonner l’idée d’obtenir un canal local (sur le câble, via le canal 8). Plus que la diffusion se pose la question du contenu. SCF fait le choix de produire et montrer librement. Le collectif se recentre sur la fabrication, sur une idée de croissance soutenable, s’inscrivant dans la durée. La télévision, comme horizon, comme référent, limite le geste, enferme dans une logique de flux, de cases, et de soumission à l’actualité. Même libre, la télé ne dépasse pas la télé, au mieux, elle la critique.
Sans Canal Fixe fait un choix, le pari du cinéma documentaire, de la projection publique, et de la rencontre du public. Ce n’est pas une bascule mais le retour naturel de documentaristes qui avaient tenté de voir ce que ça ferait de mettre du cinéma et du documentaire dans la télévision.
En 2016, Sans Canal Fixe existe au travers des films réalisés au sein d’un collectif, via des méthodes de production alternatives et non-marchandes.
Libérés de la télé, donc.
KD