Depuis plusieurs années, Tours a son festival du 14 juillet : Au nom de la Loire d’abord, et maintenant Rayons frais. Mais derrière ce changement ce sont deux visions différentes de la culture qui s’opposent, et la réalité d’une politique municipale qu’on devine.
C’est cette année la 4ème édition de Rayons frais (6-8 juillet), festival sous-titré « les arts et la ville » – c’est important les mots, nous y reviendrons. En 2003, il succédait à Au nom de la Loire, qui pendant 6 ans avait agrémenté nos 14 juillet d’une festival d’arts de rue qu’on pensait bien installé. Que s’est-il passé ? Quelle transition s’est opérée entre deux événements très différents dans leur contenu et leurs objectifs ? Où en est Rayons frais ?
Kezako Rayons frais ?
Le nouveau festival n’ayant pas forcément atteint la notoriété de son prédécesseur, présentons rapidement notre festival du 14 juillet. Festival voulu et créé par l’adjoint à la culture Jean-Pierre Tolochard, il est organisé par un comité de programmation, groupant divers acteurs culturels travaillant ensemble.
On trouve ainsi le Centre chorégraphique de Tours (danse), le groupe Laura (art contemporain), la Compagnie Off (« arts urbains » nous dit le communiqué de presse, et non arts de la rue), Eternal network (art contemporain, encore) et le Centre dramatique régional (théâtre). Théâtre de rue donc, mais juste un peu et sans trop le dire.
Et pour faire vivre ce festival, il y a du monde ! Les services de la mairie, bien sûr, mais aussi beaucoup de stagiaires, et des bénévoles (plus de 100 l’an dernier), récrutés dès Noël. Et puis beaucoup de partenaires privés (Leclerc, Renault...).
Une belle machine bien huilée et bien propre, donc. Comment est né ce festival ? Petit retour en arrière.
Une blague lourde de conséquences
En 2002, Au nom de la Loire connaît sa sixième édition dont on ne sait pas encore qu’elle sera la dernière. A l’inauguration, juste avant les discours officiels, le Théâtre de l’Unité propose une petite saynète qui parodie... les discours officiels, leur banalité et leur emphase. Jean Germain, vexé, envoie Jean-Pierre Tolochard se taper la honte à sa place. Et lance cette petite phrase entendue par hasard par quelques témoins : « Au nom de la Loire c’est fini pour Béton ». 6 mois plus tard c’était fait...
Histoire d’un divorce
Quand Au nom de la Loire se créé en 1997, on est en plein boom du théâtre de rue : Chalon et Aurillac sont déjà des rendez-vous de référence dans les festivals d’été. A Tours c’est la radio associative incontournable, Radio Béton, qui se lance dans l’aventure (sur appel d’offre de la mairie, qui avait le désir d’un festival d’art de rue autour du 14 juillet). Le succès est vite au rendez-vous, la qualité aussi, cet événement populaire s’installe dans les habitudes tourangelles, tout va bien.
Pourtant, la mairie (principal financeur du festival) va avoir envie d’autre chose, et va faire ce qu’il faut pour parvenir à ses fins. Et vite, encore... A l’automne 2002, elle annonce qu’elle désire installer un comité de programmation, alors que jusque là c’est Béton qui assurait cette tâche. La radio siégerait à ce comité, mais ne serait qu’une voix parmi d’autres – ces autres étant, on l’a vu, divers acteurs culturels locaux et pluridisciplinaires.
Évidemment, Radio Béton refuse cet arrangement – il s’agit en effet de leur retirer le festival qu’ils ont créé et animé pendant 6 ans, en les isolant au sein d’un collectif dont les membres n’ont pas forcément, loin de là, les mêmes aspirations et la même vision de la culture. Béton et ses bénévoles auraient été les simples exécutants d’une projet qui n’aurait plus été le leur.
A l’origine de ce changement, on trouve une aspiration de la mairie à plus d’interdisciplinarité : l’idée est de ne plus se contenter des seuls arts de rue mais d’y ajouter la danse, les arts plastiques... Un discours que pourrait entendre Radio Béton, cependant il y a un problème : on parle de faire plus de choses, mais à coût constant. Refus de la radio, donc, qui explique sa position dans une lettre en janvier 2003 (cf encadré).
La mairie a aujourd’hui accepté de mobiliser ces moyens supplémentaires, mais dans un cadre de direction imposé par eux : 120 000 € donnés par la ville pour la dernière édition de Au nom de la Loire, 400 000 pour Rayons frais 2007. Opération réussie : « on s’est fait putscher par la bande du Café » [1], nous dit Pascal Robert de Radio Béton.
L’art contre la rue ?
Que dire de ce changement ? Qu’est-ce qui s’est joué en 2002-2003, avec le passage d’un festival délibérément populaire à un festival qui se veut plus pointu sur l’artistique ? Beaucoup de choses à vrai dire...
Au nom de la Loire, à l’image de son créateur Radio Béton, c’est de l’artistique mais aussi du festif, et une réflexion sur le sens des deux. Rayons frais revendique davantage d’être centré sur l’art lui-même, « un art à l’état gazeux ». Au nom de la Loire c’était les arts de la rue, c’est-à-dire l’art venu de la rue ; Rayons frais c’est l’art qui descend dans la rue, pardon dans la ville (le mot rue est absent du discours des organisateurs).
On en revient, comme promis, au sens des mots. La rue et l’urbain, ce n’est pas la même chose. La rue c’est là où vivent les gens, où ils se rencontrent, la rue c’est le lieu de tous mais aussi parfois un espace de marginalité et de conflit. L’urbain, c’est un concept, une idée ; « les arts et la ville », c’est l’art qui parle de la ville mais qui la regarde de l’extérieur.
Évidemment, les ambitions de Rayons frais sont tout à fait respectables. J.-P. Tolochard, ainsi que Bruno Longchampt, coordonnateur du projet, veulent permettre à tous les publics de rencontrer des formes d’art habituellement réservées à ceux qui franchissent le seuil de salles de spectacles. D’où l’utilisation des espaces publics dans ce but : au détour d’une rue, d’un parc, chacun peut découvrir une création contemporaine, chorégraphique, plastique...
Et pourquoi ça a changé de nom ?
Fin 2002 – début 2003, pendant la phase de transition entre les deux festivals, Radio Béton apprend, par des amis à la mairie, que la municipalité veut déposer le nom Au nom de la Loire. Mais c’est rapide un rocker : Béton grille la politesse à la ville et dépose le nom du festival qu’ils ont créé. Adieu Au nom de la Loire, bonjour Rayon frais...
Rayons frais, le festival anti-merguez
Ce qu’on peut critiquer, c’est que cette vision s’appuie sur un regard distant, et parfois méprisant, sur la culture dite populaire et symbolisée par Au nom de la Loire. J.-P. Tolochard explique ainsi que parfois, les arts de la rue ayant leurs limites et le festival laissant trop de place au festif (selon lui bien sûr), « on était plus avec le demi et la merguez que dans le spectacle ».
Une citation qui en rappelle une autre, de la référence culturelle du Parti socialiste, Jack Lang lui-même : « la Fête de la musique ne sera pas la fête de la merguez » expliquait-il au lancement du grand rendez-vous du 21 juin. Une même idée derrière ces deux citations : la culture c’est l’art avant tout, et pas n’importe lequel encore, un art pas forcément accessible a priori, un art exigeant, mais parfois hélas un art élitiste et un mépris de la culture populaire, forcément inférieure. La culture avec un grand CUL, en quelque sorte [2]...
Tours, le 27 janvier 2003 Au nom de la Loire quitte la scène Depuis 6 ans, l’équipe de Béton Production s’est lancée dans l’aventure du festival AU NOM DE LA LOIRE qui a permis la rencontre d’un public toujours plus nombreux (même sous la pluie battante) avec le travail de compagnies de référence mais aussi de nouveaux projets de jeunes troupes. Béton, déjà organisateur du festival AUCARD DE TOURS (musiques actuelles) et fondateur de la Radio Béton (qui « sévit » sur le 93,6 à Tours depuis 1985), ne pouvait pas passer à côté du soutien à la jeune création et à l’indépendance dans les arts de la rue ! Mais si aujourd’hui la création est menacée par la disparition du statut des intermittents, par l’instrumentalisation de l’intervention urbaine, la diffusion des Arts de la rue est, elle aussi, en grand danger, pour ces mêmes raisons et d’autres qui lui sont propres : -- La diffusion se restreint de plus en plus à des commandes émanant de collectivités territoriales ou à l’organisation de festivals à gros budget à l’initiative de ces mêmes institutions, qui deviennent ainsi les partenaires financiers majoritaires et qui revendiquent leur participation financière en imposant aux programmateurs leur propre politique culturelle. -- Le désengagement des DRAC du secteur de la diffusion renforce ce déséquilibre financier et contribue à contraindre les organisateurs à réduire les prises de risques auprès de jeunes compagnies, de spectacles à faible jauge ou de premières créations. -- Les villes souhaitent plus aujourd’hui des événements qui s’insèrent dans la vie de la cité sans l’investir véritablement, qui servent de vitrine à leurs investissements auprès des acteurs culturels locaux, cherchant à donner satisfaction au public le plus large avec le moins de nuisance possible (bruit, interdiction de stationnement...), sans finalement avoir une réelle réflexion culturelle. -- Le côté militant et contestataire de certains spectacles, aspect qui est pourtant le fondement même de cette forme d’expression, provoquent dorénavant une stupeur mêlée d’incompréhension des bailleurs de fonds qui se sentent interpellés par les comédiens avec le sentiment de « payer pour se faire battre ». Les collectivités commencent donc à préférer travailler avec les sociétés d’événementiel sur la base de cahier des charges et d’appel à projet. A la fin de l’année 2002, la Ville de Tours a cru que notre rôle dans le festival Au nom de la Loire pouvait être réduit à celui d’un prestataire, qu’un comité de pilotage artistique devait chapeauter notre programmateur, qu’il était nécessaire de redéfinir les objectifs du festival pour y intégrer de nouveaux domaines artistiques sans augmenter les moyens financiers du festival. Pour toutes ces raisons, c’est avec beaucoup d’amertume que nous avons informé la ville que nous nous retirions du festival que nous avions créé, notre indépendance ne pouvant être en jeu. Béton Production, ses bénévoles et ses intermittents, souhaitent donc longue route aux compagnies invitées depuis 1997 (et aux autres aussi) et remercie tous ceux qui ont soutenu ce festival. L’équipe du festival |
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