Ne le cherchez plus, Charlie est partout

Vos enfants n’auront plus de mal à trouver le personnage au pull rayé rouge et blanc, il est désormais partout. Et les rayures rouges sont en train de virer brunes…

Alors ça y est l’émotion est passé ? Peut-on maintenant essayer de penser ? Non, répondront certains. Et bien tant pis. Car ça me taraude : où tout cela va-t-il nous emmener ? Politiquement, il s’entend. Un peu plus dans le néant, sûrement.

N’entendez-vous pas ce bruissement immonde ? Ce nationalisme rampant il y a encore deux jours, court désormais. C’est que dès les premières secondes après l’annonce de cet attentat, on pouvait déjà présagé des conséquences nauséabondes que cela engendrerait. A vrai dire, à cet instant, ce n’est pas même la désolation qui m’a envahie mais la crainte de ce qui allait suivre. J’ai bien peur d’avoir peur.

« C’est la tragédie de l’homme d’aujourd’hui. Il a cessé d’avoir le courage d’avoir peur. C’est malheureux car, de ce fait, il est peu à peu obligé de ne plus penser. En effet, celui qui n’a pas le courage d’avoir peur doit logiquement abandonner les activités qui l’inquiètent et qui pourraient par une porte dérobée le faire déboucher sur la peur. N’est-ce pas pour cette raison que l’anti-intellectualisme devient si facilement populaire ? N’est-ce pas pour cette raison que toutes les mystiques imaginables du sang et du sexe sont accueillies avec reconnaissance par tous ceux, par lâcheté, veulent réduire tous les problèmes à des questions de tripes et de glandes ? »
Stig Dagerman. Le Serpent 1945 [1].

La peur donc. La boule au ventre. Le truc qui vous atteint dans votre chair. Les copains et copines qui vous appellent. Les textos « une bougie pour Charlie ». Mais foutez-moi la paix bordel ! Puis-je refuser cette grande messe nationale sans passer pour un type insensible ? Que l’on voue un certain fétichisme à Charlie Hebdo ou au Club Dorothée via Cabu (sic), que l’on soit sensible à un tel massacre, on est pas obliger de se plier à une telle mascarade. Ne voyez-vous pas qu’elle rend l’époque encore plus puante ? C’est plus de ça dont j’ai peur. Celles et ceux-même que Cabu s’évertuait à dessiner (Les beaufs, anciens ou nouveaux – terme qui ne m’a jamais vraiment plu tant il permet d’alimenter une forme de distinction) se retrouvent maintenant à battre le bitume pour lui rendre soit-disant hommage. Mais au fond c’est un faux sentiment national ou civilisationnel qui les fait descendre. Il y en a sûrement d’autres à l’esprit plus sensible qui courent les rues à leur côté. Mais il en est encore temps : fuyez.

Où étaient-ils tous quand le même genre d’attentat se perpétrait à Alger ou à Damas, quand des frappes de l’armée US tuaient des civils, quand la police assassinait Wissam El Yamni ou encore Rémi Fraisse, j’en passe et des meilleurs ?

« Le temps que j’avais ressenti des années comme une époque de terreur s’était effectivement avéré ici une époque terrible ; tout, d’un seul coup, s’était révélé un raisonnement fallacieux, une erreur  ».
Thomas Bernhard. La Cave 1976 [2].

L’erreur s’appelle Filkienkraut, Houellebecq, Valls, Soral, Dieudonné, etc.
Imaginez les, les Zemmour et consorts : ils jubilent déjà les tocards. Ils croiront que toutes leurs fausses prédictions se réalisent là. C’est juste une poignée d’individus avec des idées de merde qui foutent la zone au nom d’Allah. Point. Ça ne va pas plus loin. On lira Les Damnés de la terre de Franz Fanon, La Double absence d’Abdelmalek Sayad, on regardera les photos de Pierre Bourdieu sur l’Algérie (Expo au Château de Tours en 2012), on feuillettera la BD Demain, demain. Nanterre bidonville de la folie de Laurent Maffre ou encore on verra le film La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, pour se demander quelles genres d’humiliations ils ont pu subir. On pourra tout juste commencer à comprendre comment ces types là en sont arrivés là. Cela dit, ça n’excuse rien.

Il n’y a aucune guerre. Repentance ou pas, religion ou non, on n’efface pas d’un revers de manche près de 200 ans de colonialisme.

Au moment où certains voyaient venir l’insurrection, je me souviens, même si nous partagions quelques points de vues avec ces insurgés là, que nous étions un certain nombre à nous dire que c’est plutôt le fascisme qui venait. Mais au fond n’est il pas déjà là ? Ne risque t’il pas, depuis 2 jours, de s’affirmer plus encore ? La pornographie façon Salo ou les 120 jours de Sodome [3] qui s’étale sur la toile, les lois anti-terroristes, les caméras de surveillance, le contrôle du net, les militants identitaires qui tentent de faire la loi dans les métros lillois et lyonnais, etc. n’en sont-ils pas déjà plus que les prémices ? Et pour enfoncer le clou, voilà que l’autre Porcine au front brun nous re-balance, sans surprise et, plus grave encore, sans grande réaction, la peine de mort. Et les médias se font plus charognards que jamais. Les politiciens qui font leur beurre de ceux qui se meurent. J’ai la nausée. Ce pays, comme tous les pays, me font décidément gerber. Dans la nuit noire, nous sommes un certain nombre à chercher encore une Terra Nullius. Et ce n’est pas internet et ses réseaux dits sociaux qui feront office de lanterne…

Ni dieu, ni maître, ni même Charlie

Noël Dumas

Notes

[2Dans Récits 1971-1982. Gallimard. Coll. Quarto. 2007. p. 133

[3Film de Pier Paolo Pasolini. Au passage, quelle ne fut pas ma déception à la vue du film qui lui est consacré... mais c’est un autre sujet.