Mouvements lycéens et étudiants : où sont les enseignants ?

Depuis plusieurs semaines un mouvement lycéen se développe à Tours. Certains établissements de l’agglomération tourangelle ont été bloqués et les manifestations de lycéens ont rarement été aussi massives. Les enseignants, eux, sont largement restés en retrait. Chronique (désabusée) d’une journée d’action parmi d’autres au sein d’un lycée tourangeau.

Ce qui se passe, ou pas

Jeudi 19 avril, jour d’appel à la mobilisation interprofessionnelle.
6h30. Parvis d’un lycée tourangeau. Un groupe de lycéens accompagnés de quelques étudiants s’affairent sur le parvis du lycée.

Poubelles, caddies, pièces de récupération s’entassent progressivement devant la porte. Le blocus s’installe, calmement.
Une patrouille de police a déjà fait un tour.
Une heure plus tard la troupe d’élèves a un peu grossi. Le flux des lycéens est attendu.
Cette fois la police arrive. Comme tous les matins depuis presque huit jours maintenant. Sur ordre de la préfecture une faction est organisée. Depuis les gazages de la semaine passée, plus aucun lycéen, même encore un peu crédule, ne peut imaginer qu’il s’agit d’assurer la sécurité.
La troupe de flics, déjà suréquipés, s’avance. Ils préviennent. Ils ont des ordres. Pas question de laisser faire. Pas de blocus aujourd’hui. Si des lycéens se mettent en travers de la porte ils chargeront. Ils en feront d’abord état à leur hiérarchie, mais ils chargeront. Ils gazeront si nécessaire. Ils préviendront quelques minutes avant. Et il n’y a pas à parlementer.

7h30. La direction de l’établissement est descendue devant le portail. Depuis huit jours elle craint aussi le pire : le dérapage. Celui des forces de l’ordre surtout, toujours un peu plus à cran.

Face aux flics, les lycéens n’ont d’autre solution que de reculer. Les flics débarrassent le passage, rentrent les poubelles et autres éléments entassés devant l’entrée. Puis se mettent en faction de part et d’autre de la porte.
Pour la première fois — du jamais vu —, l’entrée du lycée est filtrée par les forces de l’ordre. Trois de chaque coté de la porte. Deux au moins ont la main sur leur uniforme. Ils tiennent quelque chose : une bombe lacrymogène. Le doigt sur le déclencheur, au cas où.

Les élèves sortent progressivement des bus scolaires et attendent devant l’entrée. Les lycéens mobilisés discutent, s’installent. Tout est calme. Distribution de tracts, débats. Ils échangent. Les propos sont incertains, les questions posées tout aussi peu assurées, mais ils échangent. La loi Vidal, Parcoursup, la sélection, les profs, l’orientation, la fac, les bourses, la dépénalisation des absences obtenue de la direction de l’établissement…
Tous n’ont pas le même avis sur la situation. Mais ils parlent. Eux.

Les premiers enseignants arrivent. Ils rejoignent la salle des profs en passant derrière la barrière. Quelques uns s’inquiètent, regardent. Ils saluent le proviseur. Ils filent.

7h50. Désormais le parvis du lycée est plein. Les cours vont commencer, la sonnerie va retentir. La porte est toujours gardée par les flics. Ceux qui le veulent entrent.

Peu entrent. Les lycéens informent. Un, plus assuré, prend la parole. Appel à la manifestation, appel à rejoindre le centre ville, à rejoindre les cheminots. Départ à 9 h 10, qu’on se le dise. En attendant, débats et informations se poursuivent.
Bien sûr tous ne sont pas des militants, loin de là. Clairement, même ils ne le sont pas. Certains profitent sûrement de la situation. Il fait beau, la liberté en ville est séduisante… Toujours est-il que beaucoup restent, assis devant le portail. Ils écoutent cet étudiant qui explique à la volée la finalité des réformes du gouvernement. Ces nouvelles procédures préjudiciables au bien commun. Le choix de société aussi dont elles témoignent.
Des lycéens chahutent un peu au loin. Près de l’arrêt de bus. Le calme et la bonhomie règnent. Même les flics s’en étonnent. C’est sympa finalement. Certains élèves, sans doute plus assurés arrivent même à échanger avec ces derniers.

8h20. Les élèves sont encore massivement sur le parvis. Seuls, avec eux quelques AED (des surveillants) qui viennent fumer une cigarette. Les CPE (Conseiller principal d’éducation) sont là aussi.

Les flics. La direction de l’établissement. Les lycéens.

8h30. Salle des professeurs. Les enseignants qui n’ont pas d’élèves sont redescendus de leur salle. Ils ne sont pas en grève, mais ils en profitent pour ne pas travailler. C’est le blocus.

« De toute façon c’est toujours pareil. Le blocus, ça sert à rien. La majorité le font pour ne pas aller en cours ».
« De toute façon ils n’y comprennent rien, il faut tout leur expliquer ».
« Moi j’exprime le droit de pouvoir travailler ».

Et aussi :
« Les cheminots, ces privilégiés… et les pilotes d’Air France, hein, franchement ? »
Une prof entre :
« Mais qu’est-ce qui se passe se matin ? ».
« Il y a un problème ? ».

En effet, il y a un problème…

9h. Sur le parvis. Les discussions s’engagent sur la question de la manifestation.

Organisation de groupes pour rejoindre le lieu de départ. Mouvement de troupes en perspective vers les transports en commun. C’est lent, mais cela s’organise.
Même les flics ont compris qu’il n’y avait rien de bien menaçant. Une première voiture lève le camp. Une deuxième le fera quelques instants plus tard.

9h20. Salle des profs. Cette fois les discussions vont bon train. Cela ne rigole plus. On s’inquiète. Les résultats du Bayern de Munich ont été mauvais. Et la Juventus de Turin, ah, la Juventus…

Trois à quatre cents élèves sont répertoriés absents à huit heures, au moins.
Quelques profs sont notés grévistes. Les autres font cours devant quelques élèves. Ils maintiennent leurs contrôles, menacent de mettre un zéro aux élèves qui ne viendraient pas.
Ils font cours parce que il faut bien finir le programme. Parce que de toute façon la mobilisation ne sert à rien.
Quand ils ne disent pas, pour certains — en plein cours —, que Parcoursup ne concerne pas les élèves, que la fac de toute façon c’est de la merde que cela ne débouche sur rien, que si les élèves travaillent de toute façon ils y arriveront et que le mérite et la sélection c’est bien parce que il y en a assez de ces filières poubelles.

10h. Début de la manifestation : près de 2000 lycéens dans la rue. Du jamais vu. Une cinquantaine de profs de divers lycées.

La perte des repères et des idéaux d’éducateur

Ces scènes de vie quotidienne, vues et entendues ces dernières semaines autour du mouvement lycéen et étudiant, ont de quoi affliger. Elles ne surprendront pas ceux qui fréquentent depuis de longues années le milieu enseignant. Un fossé se creuse qui n’est pas sans rappeler une autre époque. Mais un monde à l’envers cette fois, car il s’agit bien du raidissement d’un corps enseignant de plus en plus fortement éloigné des questions d’émancipation, de progrès social et de toute réflexion sur son propre rôle dans la société. Un raidissement qui incontestablement traduit un fort repli sur soi et une perte d’autorité, perte qui affecte d’ailleurs, depuis Sarkozy au moins, toutes les figures qui l’incarnent.

Celle-ci est d’autant plus grave dans le milieu enseignant qu’il s’agit d’une perte de l’autorité individuelle tout d’abord. Une sorte d’incapacité à improviser, à discuter avec des élèves — jugés naturellement inférieurs —, à improviser intellectuellement, à affronter la discussion ouverte, la déstabilisation. Bien peu se frottent en effet à ces questions jugées simplistes que posent les élèves et qui pourraient bien remettre des choses en cause. Incapacité à sortir des rails d’un métier marqué par une pédagogie technologisée, transformé en une ingénierie exacte (et faussement rassurante) et séquencée en compétences et repères a priori trop bien établis. A travers cela ce qui est en jeu, c’est une question de confiance en soi, en sa propre autorité, en son propre savoir. Comme si celui-ci devait être assuré, institutionnalisé dans un dogme officiel préétabli. Écrit, vérifié (par d’autres autorités encore, bien supérieures) et prémâché.

Comme dans beaucoup de milieux il en va aussi de la perte d’une autorité collective. Baisse du nombre de syndiqués, indigence des Assemblées générales (quand il s’en tient encore…), désintérêt pour le collectif… En témoigne la perte d’autorité des syndicats, de plus en plus absents du milieu enseignant, et d’ailleurs bien incapables de mobiliser leurs troupes. Sans doute se sont-ils trop fait prendre au jeu d’une certaine cogestion, d’un certain accompagnement, si ce n’est tout simplement au jeu du paritarisme, en y croyant trop fort. En y investissant une énergie folle dans les différents organes de la régulation sociale et du service syndical (du Conseil d’Administration au Conseil supérieur de l’Éducation, en passant par les instances de gestion des carrières). En oubliant surtout, bien souvent, qu’il s’agit d’exprimer une position avant tout politique…

Autorités collective et individuelle sapées enfin par les affres du management. L’administration en général n’y échappe pas. Le monde enseignant y a sauté sans doute le premier en voulant adopter des méthodes modernes, différentes, soi-disant plus efficaces, plus dynamiques. Pédagogie de projets (et non pédagogie Freinet ou collaborative), recherche de « partenaires » (et non ouverture), création de filières (sélectives…), éducation à la conformité sociale (à la citoyenneté, au développement durable, à l’orientation, à l’image, aux médias, à la sexualité, à l’entreprise,…). Sans parler des questions organisationnelles : l’individualisation (des enseignements comme des carrières), l’autonomie (des établissements, des parcours d’orientation)... Tout cela pour le mieux de tous, parait-il.
Et le résultat est bien connu : exacerbation de l’individualisme, perte des repères communs. L’individu consommateur, demandeur, contre la société solidaire et les communs.

Les enseignants sont devenus des salariés comme les autres, et qu’ils soient du Primaire du Secondaire ou du Supérieur. Comme les ouvriers l’ont été, eux aussi sont mangés par le consumérisme et la perte progressive (mais totale) d’engagement.
Une nouvelle classe est née, et elle grossit de jour en jour : celle des enseignants « dégagés ».

Un enseignant désabusé.