Cela fera deux ans jour pour jour que notre cher Angelo a été exécuté sans sommation, de 5 balles dans le torse, par deux gendarmes d’un commando de l’AGIGN de Tours venu l’interpeller à Seur, pendant un repas de famille ; deux ans que chaque 30 du mois, nous revivons la terreur du 30 mars 2017 ; deux ans que nous avons rejoint la grande famille combattant depuis des décennies l’impunité quasi-garantie par l’État à ses agents de la force publique qui en abusent.
Dans la mort d’Angelo, une juge n’ayant pas instruit l’enquête a ordonné un non-lieu à Blois en octobre 2018, au prétexte que les tueurs auraient agi en légitime défense (art. 122-5 du code pénal). Il est exceptionnel que la justice ose sur ce motif préserver les auteurs avérés d’un homicide d’avoir à en être publiquement jugés, au mépris des parties adverses et de leur droit à un vrai procès.
Cette décision inique a été durcie en appel à Orléans le 7 février 2019, par un arrêt selon lequel les deux tireurs auraient tué dans le cadre légal propre aux gendarmes et policiers (art. 122-4 du code pénal et art. L435-1 du code de la sécurité intérieure). Selon les termes de ce récent article L435-1, dénoncé par nos familles en lutte en tant que permis de tuer, les agents peuvent faire feu à la condition première de répondre à une « absolue nécessité et de manière strictement proportionnée ».
Mais en aucun cas l’interpellation d’Angelo ne nécessitait ce déchaînement de violence armée, comme en témoignent nos proches présents sur les lieux. Alors que des indices censés corroborer les allégations des tueurs ont été relevés sur une scène modifiée, un procès doit avoir lieu pour que soient publiquement examinés les faits. Nous avons donc formé un pourvoi en cassation, car notre parole de Voyageuses et de Voyageurs compte. Nos vies de discriminé⋅es comptent.
Soyons nombreuses et nombreux à 14h30, place de la Résistance, à exiger Vérité et Justice, et qu’enfin cesse le carnage. Nous marcherons, dans la force et la dignité de nos liens avec toutes celles et tous ceux qui luttent pour leurs mort⋅es, pour leurs blessé⋅es, avec les exilé⋅es, les précarisé⋅es, les racisé⋅es, les humilié⋅es, les invisibles, pour l’égalité réelle, pour nos enfants, qui ne doivent pas grandir dans cette société-là sans nous voir combattre tant qu’il le faudra son injustice. Seules nos solidarités pourront en venir à bout.
Angelo était ce Voyageur âgé de 37 ans. Il était cet homme solaire que nous aimions. Il était ce père, et récemment grand-père, ce fils, ce frère, oncle, cousin, ami... Il était aussi ce condamné, tombé dans l’engrenage carcéral à 22 ans pour une conduite sans permis et une petite bagarre, qui n’avait pas regagné la prison de Vivonne où il était détenu pour des faits de vol. Après une journée de permission de sortie familiale, il avait choisi de rester auprès des siens, de ses parents gravement malades, de ses enfants. Cela faisait-il de lui un homme à abattre six mois plus tard en guise d’interpellation ? Était-il nécessaire et proportionné de lui envoyer l’AGIGN ? Était-il absolument nécessaire et strictement proportionné que ces gendarmes surentraînés, surarmés, en tenues d’assaut, se précipitent sans négociation à l’intérieur de la grange où un bruit avait trahi sa présence, pour aussitôt le cribler de balles ?
Au matin de sa mort, Angelo disait encore aux siens son amour de la vie : « On court tant qu’on peut, ma sœur ! » avait-il dit le sourire aux lèvres, encourageant ses neveux à bien apprendre à l’école, pour un jour devenir des avocats capables de le défendre. Quelques heures plus tard, il était de retour chez ses parents, invité à partager une grillade. Alerté de l’arrivée des militaires, il s’est réfugié dans une petite remise à sa portée. De là, il n’a pu qu’entendre les cris affolés de ses proches jetés à terre, mis en joue, menottés, et ceux terrorisants de leurs assaillants. De même, les membres de la famille n’ont pu qu’entendre le léger bruit qui a attiré cinq gendarmes dans son refuge, puis dans la foulée, sans aucune sommation, la rafale terrorisante des détonations.
Les deux tireurs ont prétendu avoir agi en légitime défense, selon un déroulement invraisemblable formellement démenti par les témoins de notre famille. Les décisions rendues reconnaissent que les deux mis en examen pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner » ont bien commis les faits. Ils ont tué Angelo mais ce ne serait pas un crime. Ils n’en seraient pas pénalement responsables, et il n’y aurait pas lieu d’en juger dans le cadre d’un vrai procès public.
Pourtant des contradictions existent entre leurs deux récits, et ceux de leurs trois collègues présents avec eux dans la remise. Mais tous s’accordent, en complicité, à prétendre qu’Angelo aurait sorti un couteau et furieusement résisté à son interpellation à mains nues ; puis à plusieurs tirs de pistolet à impulsion électrique ; puis aux premières balles. Un dernier tir ayant eu raison d’Angelo, il se serait écroulé en avant, mortellement touché. Alors le tireur déclare l’avoir d’abord menotté, puis détaché et repositionné sur le dos.
L’enquête s’appuie dès lors sur une scène modifiée. Le fameux couteau est retrouvé dans le prolongement du bras droit d’Angelo, alors que son corps a été disposé ainsi par l’un de ses deux tueurs. Angelo est torse nu, alors qu’à son entrée dans la remise, il était revêtu non seulement de son pantalon de jogging, mais aussi d’un tee-shirt, jamais retrouvé ni même évoqué dans le dossier.
Nous attendons peu de l’institution judiciaire. En tant que famille du Voyage, nous avons toujours eu à en souffrir et à nous en méfier. Nous savons tout du théâtre des tribunaux, des procédures et des jugements expéditifs réservés aux pauvres et aux discriminé⋅es. Angelo comme tant d’autres en a fait les frais toute son existence, avant d’y laisser la vie.
Mais le voici maintenant privé d’un procès sur les faits et les responsabilités dans sa mise à mort, dont il est préjugé coupable. Il venait de mourir quand le parquet de Blois a ordonné l’ouverture d’une procédure à son encontre, pour « violences sur personnes dépositaires de l’autorité publique n’ayant pas entraîné d’incapacité de travail commises par Angelo Garand le 30 mars 2017 à l’occasion de son interpellation ». Sitôt ouverte, cette procédure factice était classée sans suite « du fait de l’extinction de l’action publique consécutive au décès ». L’artifice est classique, permettant d’incriminer la victime au cœur du dossier d’enquête concernant sa propre mise à mort.
Que ce soit dans les médias relayant la thèse de la légitime défense, que le procureur de Blois a toujours privilégiée tout en déclarant vouloir « faire la lumière » ; que ce soit dans ses réquisitions, ou dans l’ordonnance puis l’arrêt de non-lieu à poursuivre les tueurs, il y a toujours eu lieu de mettre en avant le casier du mort, et même de lui reprocher des faits non avérés, dont il ne peut plus se défendre. Après la mort sociale par les peines de prison, les condamnations passées, mais aussi des accusations dont il reste présumé innocent, le rendent encore coupable de son élimination physique par les forces répressives.
Deux ans après, seule la parole des deux tueurs assermentés est tenue pour vraie par la justice. Face à eux, notre appartenance à la « communauté des gens du voyage » est sans cesse rappelée, pour justifier le dispositif disproportionné utilisé contre nous le 30 mars 2017, souligner la supposée dangerosité ayant valu à Angelo d’être tué, et disqualifier les témoins de notre famille.
De nos déclarations ne sont retenues que des bribes déformées, interprétées à charge, jusqu’à en déduire que notre Angelo aurait été une personne déprimée voire suicidaire, ayant préféré la mort à l’interpellation. On se moque de nous dans ces écrits, ces décisions de papier, rendues dans un bureau puis à huis-clos, qui nous bâillonnent pour ne pas nous laisser dire en personnes ce qui s’est vraiment passé. À travers notre pourvoi en cassation, nous maintenons qu’un vrai procès public doit avoir lieu, même si ce sera toujours celui du « gitan en cavale », avant celui de ses bourreaux. C’est le moins qui nous soit dû, ainsi qu’à l’ensemble de la société.
Nous ne sommes pas des victimes-nées, ni des délinquants génétiques, et encore moins des cobayes. Nos terrains en campagne, nos quartiers populaires en ville, ne doivent plus servir de laboratoires aux créateurs et profiteurs de nos misères, ni de zones d’entraînements pour « forces spéciales » militaires ou policières, envoyées ensuite contenir nos colères. Nous le disons depuis le début, tout le monde est concerné : cette violence d’État expérimentée de longue date sur les discriminé·es est faite pour s’étendre à la répression des mouvements sociaux, des ZAD, des gilets jaunes, avec une férocité croissante, dans le même déni médiatique, politique et judiciaire.
C’est pourquoi ce 30 mars 2019, notre Marche d’hommage et de lutte nous tiendra plus à cœur que jamais. Nous marcherons pour exiger la justice et crier la vérité car ce que nous savons, il est de notre devoir de le faire connaître et reconnaître. Nous réaffirmerons haut et fort, dans l’espace public de la frileuse ville de Blois, la nécessité humaine et politique de notre combat. Plus les institutions étalent leur mépris, et plus cette nécessité est démontrée. Plus la vérité reste recouverte d’un non-lieu, et plus il y a lieu de la révéler à toutes et tous. Plus l’État nous refuse le procès auquel nous avons droit, et plus nous sommes en droit de mettre en procès ses institutions protectrices d’un ordre injuste, inégalitaire, faussement démocratique.
La famille Garand et ses soutiens,
Le 23 mars 2019
Illustrations : Marche des solidarités contre le racisme et les violences policières, 16 mars 2019, par le collectif La Meute.