Mai 68 en Touraine : quatrième semaine, le début de la fin

Retour sur les événements des mois de mai et juin 1968 en Touraine. La semaine du 3 au 9 juin sera marquée par des affrontements entre étudiants, ainsi que par une reprise progressive du travail dans un certain nombre de secteurs.

Lundi 3 juin

Ce lundi 3 juin, des réunions s’organisent un peu partout. La CGT explique :

« Après 17 jours de grève généralisée, les négociations qui se poursuivent aboutissent dans un certain nombre de secteurs à des résultats assurant des augmentations de salaires sensibles souvent comprises entre 10 et 20%, notamment pour les catégories les plus mal payées. (…) Il en est de même pour la réduction du temps de travail, les libertés syndicales.

Par contre, on assiste dans le même temps à des lenteurs et à une attitude inadmissible de la part du gouvernement et des patrons de certaines entreprises du secteur privé, notamment, pour les cheminots, la métallurgie, le bâtiment, la chimie et le caoutchouc (…) le bureau de l’UD dénonce ces groupes de patrons provocateurs (…) ils portent l’entière responsabilité de la poursuite de la grève dans ces industries. »

En Indre-et-Loire, on compte encore 20 000 salarié-es en grève.

Mardi 4 juin

Journée annoncée comme décisive pour les mouvements sociaux. A Tours, 2 000 personnes (4 000 selon la NR) se groupent place du Palais autour du drapeau tricolore. A 18h, une centaine d’étudiants et lycéens de la Fédération des Etudiants Révolutionnaires (FER), « aux drapeaux rouge et noir », viennent distribuer des tracts et scander des slogans pour troubler la cérémonie. L’Internationale est chantée et les poings levés. S’ensuivent plusieurs échauffourées, comme à Orléans, que relatent L’Espoir, le journal fondé par Jean Royer :

Du boulevard Heurteloup apparurent alors les forces de l’ordre qui vinrent en deux cordons former un no man’s land entre les deux groupes. (…) Les étudiants aux drapeaux tricolores font mouvement pour prendre à revers les révolutionnaires. Le cordon de police vint à nouveau s’interposer tandis que les drapeaux rouges disparaissaient et que les protestataires s’engageaient en courant sur le boulevard Béranger. Une course poursuite s’ensuivit dans la confusion. Place du 14 juillet, les contre manifestants avaient rejoint les occupants de la Faculté des Lettres. Lorsque les étudiants porteurs de drapeaux tricolores parvinrent devant l’ancienne Trésorerie générale, ils furent accueillis à coups de pavés et de pierres lancés par les fenêtre du premier et du second étage. (…)

Peu après la police faisait son apparition, boulant le quartier et ceinturant la Faculté. Dès les jets de pierre, quatre étudiants s’étaient précipités pour atteindre le rez de chaussée, tentant de gagner l’étage : ils furent accueillis par des pavés et des barres de fer, l’un d’eux fut fait prisonnier tandis que les autres furent repoussés. (…) les commissaires de police négocièrent la libération de l’otage. (…) Vers 21h, les occupants acceptaient de quitter l’ancienne trésorerie. Les sapeurs pompiers retirèrent des étages 800 kg de pavés, de briques et de pierres et une quarantaine de manches de de pioches, de barres de fer et de matraques improvisées et d’autres objets plus dangereux encore.

Dans un communiqué, l’UNEF dénonce : « Pour la deuxième fois une attaque a été lancée contre les locaux de la Faculté des Lettres avec l’intention évidente de provoquer un affrontement, d’exercer des destructions stupides et d’entraver le travail des commissions qui, dans le calme et le sérieux, s’emploient à mener à bien les réformes indispensables ».

Drapeau hissé par les étudiants grévistes des Tanneurs
« ☨ = 卐 (la croix de lorraine était un symbole du pouvoir gaulliste) »


En Touraine, dans différents secteurs du privé (bois, métaux, robinetterie, plomberie, peinture, cartonnage...), les reprises se font en douceur, comme chez Leroy (Azay-le-Rideau), Liotard (Saint-Pierre-des-Corps), Sourdillon (Veigné-Esvres), Tracma (Montlouis), Guillet (Joué-lès-Tours), Martet-Mercier, Daoudal-Boué, Pigé-Pioger, Michelin (Tours). Dans le public, c’est la même chose : reprise à la Sécurité sociale, aux Allocations, chez EDF (Tours et Chinon) où 447 ouvriers ont voté pour la reprise et 194 contre, à la Trésorerie générale où 50% des effectifs assurent toutes les opérations.

Mais il y a encore de nombreuses usines qui restent en grève comme chez Hutchinson, à la Tourangelle de construction, chez Mame ou chez Voyer, où des consultations doivent intervenir dans la journée. Idem chez les instituteurs. En revanche, chez SKF (St-CYr), CIT (ex CIMT à Saint-Pierre-des-Corps) et Schmid, la grève est reconduite.

Mercredi 5 juin

A l’issue des événements du mardi, les CDR font paraître un communiqué dans la NR qui où ils annoncent :

« Si les extrémistes persistent dans l’occupation notre mouvement propose par voie de presse de reconvoquer les partisans de l’ordre afin de marquer sa réprobation envers l’action révolutionnaire. »

Réponse immédiate de l’UNEF :

« Le moindre commencement de mise à exécution de la menace serait une atteinte flagrante aux libertés universitaires et syndicales et, à ce titre, se verrait opposer une résistance conjointe du corps enseignant et des étudiants. »

Situation analogue à Poitiers où la Maison des sciences a été reprise par un commando armé de gourdins, arrivé en voiture bélier. Très vite, le drapeau tricolore est brandi tandis que parmi les précédents occupants, un étudiant gréviste est conduit à l’hôpital pour un bras cassé. Peu de temps après, à l’extérieur, plusieurs centaines d’étudiants se rassemblent avec gourdins, barres de fer, manches de pioche, casques. Devant le scénario qui se profile, les flics arrivent pour calmer les choses accompagnés du préfet. Seulement, les négociations s’éternisent, aussi les étudiants massés dehors finissent par attaquer les grilles d’entrée, en prenant bien soin de détruire la fameuse voiture bélier. Les « patriotes » ripostent à coup de neige carbonique, de pétards et de pierres. Il faudra encore attendre une heure avant que les « patriotes » soient conduits dans un car des forces de l’ordre. Car qui aura du mal à partir puisqu’il sera bloqué jusqu’à ce que la police accepte la présence de cinq représentants délégués de l’UNEF et du rectorat au commissariat quand seront interrogés les premiers assaillants.

Chez les travailleurs, la reprise du travail s’accentue et les votes se multiplient dans les entreprises pour la reprise. A la SNCF et aux PTT, la poursuite se décide ce mercredi. Dans la région, la situation demeure confuse : timide retour dans la Vienne ; défilé de masse au Mans ; reprise accentuée dans les Deux-Sèvres ; désescalade dans le Loiret ; à Blois, reprise en douceur. Dans le Cher l’enseignement poursuit le mouvement, idem dans le Maine-et-Loire où la grève n’est pas terminée. A Nevers, dans la Nièvre, la rédaction du Journal du Centre est attaquée et ses vitres brisées.

Jeudi 6 juin

Il ne reste plus que 5 000 grévistes en Indre-et-Loire. La plupart des services publics reprennent le service après la consultation d’hier, notamment chez les cheminots et les postiers. Chez SKF, la situation est confuse : si 300 travailleurs ont voté pour la reprise, les piquets de grève appellent à un nouveau vote. A Loches, la FEN rentre dans le rang ; reprise aussi à l’EDF. Quelques « points noirs » subsistent dans la métallurgie, le bâtiment et l’ameublement.

Suite aux incidents du début de semaine, les pompiers saisissent les 800 kg de pavés entreposés dans le local municipal mis à la disposition des étudiants. Ils y trouvent également une quarantaine d’épieux en ferraille, des barres de fer, des cornières et autres objets. A la Faculté des Lettres, l’occupation est arrêtée, mais les étudiants obtiennent deux salles où les comités professeurs/étudiants peuvent travailler de concert pour la suite.

Dans le reste de la région, la SNCF et les PTT n’ont pas encore repris partout et l’enseignement reste en grève. Dans le Cher, le travail a repris dans les petites entreprises mais pas à Nord-Aviation. Et si la détente s’annonce dans l’Indre, le Loir-et-Cher et le Maine-et-Loire, dans le Loiret et la Sarthe, pas d’amélioration : métallurgistes et cheminots poursuivent le mouvement.

Vendredi 7 juin

Peu de changements en général dans les secteurs encore touchés par la grève. La situation demeure très tendue dans la métallurgie. A Tours, reprise dans l’enseignement primaire ; le secondaire, quant à lui, reste toujours perturbé. Globalement, on voit une lente reprise du trafic ferroviaire (17 trains au lieu des 190 habituels).

Dans le reste de la région, reprise aux ardoiseries d’Angers et statu quo dans le Loir-et-Cher (reprise chez Rosières). Vendredi, les premiers trains ont roulé au ralenti dans le Loiret. Le retour à la normale se précise dans l’Indre et la Vienne (reprise notamment du bâtiment et de la Compagnie des compteurs) malgré quelques réticences du secteur privé. Dans la Sarthe, les tensions sont toujours vives, principalement chez Renault ; quant au Loiret, les métallos ont occupé le siège local de l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM), le syndicat patronal de la profession.

Samedi 8 juin

A l’Université de Tours, on commence à penser à la suite. L’UNEF fait imprimer un tract :

La bourgeoisie exerce sur la société un certain nombre de pressions, non seulement elle détient la propriété des moyens de production, mais elle se justifie en sécrétant sa propre idéologie qu’elle utilise comme moyen de pression sur la société. Or, l’université, à côté de tous les moyens d’information, vise d’abord à diffuser les valeurs spécifiquement bourgeoises (…) et nous avons le devoir de lutter contre elles dans une université qui est au service de la classe dominante. (…) Le syndicat étudiant prend alors son sens non seulement comme simple instrument visant la satisfaction des intérêts immédiats mais surtout comme moyen fondamental de critique idéologique. (…) Bien entendu il faut réaffirmer que la classe ouvrière étant la force capable de mener le processus révolutionnaire jusqu’à son terme notre lutte étudiante ne sera toujours que sectorielle et complémentaire. Mais il est possible au mouvement étudiant (…) d’amener les étudiants à participer au combat général contre le système capitaliste

Dimanche 9 juin

Ce dimanche, partout dans la région, les réunions de conciliation se multiplient entre les représentants des dernières usines bloquées et ceux des patrons. A Tours, c’est à l’Inspection du travail que se joue la fin du conflit chez EDF. Au Mans, les résultats se font attendre.

Les premiers chiffres apparaissent dans la presse : les cheminots auraient gagné avec les accords de Grenelle 140 milliards d’anciens francs [1] et une augmentation des salaires de 11% sur l’année 1968 — les employés d’EDF auraient obtenu une augmentation de 11,5%.

Notes

[1Soit 1,4 milliards de nouveaux francs. Lors des négociations entres l’état et les cheminots, les syndicats ne se battaient plus sur des pourcentages d’augmentation de salaire, mais sur l’augmentation de la masse salariale directement. Ce qui permet de répartir la somme de telle sorte à moduler la durée de travail.