Lettre ouverte d’un salarié de la protection de l’enfance à Jean-Gérard Paumier

Dans une lettre ouverte, un salarié de la protection de l’enfance interpelle le président du Conseil départemental. Ce texte pointe les manquements du département dans la prise en charge des dossiers des enfants en danger. Les dossiers s’empilent : plus de cinquante enfants sont en attente de placement. Les moyens manquent.

Jean-Gérard, on va se tutoyer. On se connait maintenant depuis quelques années, on ne va pas faire de chichi… Mais si, si, tu sais, on a déjà visité tes bureaux, à l’Hôtel du Département, même si on n’y était pas vraiment convié. On a un peu râlé quand tu as décidé de reprendre nos « excès de trésoreries », destinés à effectuer des travaux pour accueillir des dizaines d’enfants dans de meilleures conditions… On est revenu un peu plus tard, pour tenter de faire entendre nos voix face à des appels à projets qui étaient à mille lieux de la réalité du terrain… Là, ça y est, tu nous situes ?

Nous autres, Gueux du Social, pas soignants comme tu l’entends, où est-ce qu’on se range dans tes remerciements, dans la case « agents des services publics » ou dans celle des « professionnels du privé » ? Peut-être bien nulle part, au vu de ce qui se passe dans le département que tu es supposé diriger, dans la mission qui t’est dévolue. Cette mission « difficile mais profondément importante sur le plan humain », selon tes propres mots, lorsque tu t’adressais à Adrien Taquet l’été dernier.

Il en pense quoi, l’humain, de ce qu’il se passe en réalité ? L’humain est-il au courant que plus de cinquante enfants et adolescents sont en attente de placement, depuis parfois plus de six mois, du fait de tes appels à projet et des places que tu refuses dorénavant de financer ?

L’humain sait-il que ces enfants pourraient être placés si les Gueux du social prônant plus de moyens, avaient été écoutés ?
Les enfants en attente de leurs placements savent-ils, que des lits seraient prêts à les accueillir, si tu décidais de donner les moyens aux associations pour le faire ?
Les magistrats connaissent-ils le délai incroyable entre le placement qu’ils ordonnent, et la mise en place de ce dernier ? Entre les mises à l’abri qu’ils estiment urgentes, et la réalité de laisser des situations familiales se dégrader ?
Connais-tu, Jean-Gérard, le nombre de dossiers actuellement empilés sur les bureaux des personnes qui mènent les investigations éducatives, desquelles découlera une mesure de placement pour bien des cas ?

Tu as la télévision pourtant Jean-Gérard, tu lis même sans doute la presse, tu n’es pas sans savoir que la période de confinement n’a pas amélioré ces situations. Tu dois même te douter d’une recrudescence des nécessités de prise en charge de ces mêmes enfants à l’issue de cette pandémie. Qui l’ignore ? Tout le monde en a parlé. Même ceux, nombreux, qui d’habitude s’en foutent. Alors quoi Jean-Gérard, tu t’en moques, ou tu fais semblant de ne pas voir, de ne pas savoir ? Comment tu expliques aux services de l’Aide Social à l’Enfance que des places sont disponibles, mais que tu refuses de financer celles-ci aux associations qui gèrent les placements ? Est-ce que tu expliques aux enfants que ces places ne sont pas les leurs, qu’elles sont réservées aux enfants issus d’autres départements ?
Est-ce que tu leur dis, tiens, que ces autres départements pourront payer pour la sécurité des enfants qu’ils prennent en charge, alors que toi tu ne le peux pas ? Mais d’ailleurs, tu ne le peux pas, ou tu ne le veux pas ? Est-ce qu’elle t’importe, cette sécurité, finalement ?

Sans applaudissement, sans prime, sans congé compensatoire, sans masque

Pendant ce temps là, les associations en question, celles que tu finances, seul, ce que tu regrettes amèrement, elles s’endettent. Pendant ce temps là, elles activent les réseaux pour se maintenir à flot. Elles démarchent, oui, oui, elles démarchent pour recruter de l’enfant à placer. « Qui n’en veut de ma super place dans mon super foyer ?! J’ai rien contre les enfants d’Indre-et-Loire, mais comprenez, j’peux pas accueillir à l’œil, ça coute un bras sinon ! ». Ce n’est pas de sa faute, à l’association. Un enfant, ça mange, ça s’habille, ça fait du sport, ça a besoin de soins… Et comme ça ne sait pas faire ça tout seul, ça doit être encadré par des professionnels, du petit-déjeuner au coucher, et même la nuit. Et tout ça, on le sait Jean-Gérard, ça coûte hyper cher. Alors on va se dire les choses, Jean-Gérard. Soit tu te fous de nous, soit tu ne sais pas faire. Ce n’est même pas de la reconnaissance que l’on demande, la connaissance tout court nous suffirait à ce niveau-là. Quelle connaissance as-tu, pour refuser de financer des places résolument nécessaires ? Quelle connaissance as tu, pour décréter qu’après deux mois de confinement, les enfants placés du département dont tu as la présidence, ne pourront rentrer dormir chez leurs parents, alors même que le guide ministériel les y autorisait quelques jours plus tôt ? Quelle connaissance as-tu des conditions de travail de ces Gueux du Social, de manière générale et plus particulièrement pendant les deux mois qui viennent de s’écouler ? De la manière dont leur sécurité a été prise en charge ? Du dévouement dont ils ont fait preuve, sans applaudissement, sans prime, sans congé compensatoire, sans masque… ?

Alors non Jean-Gérard, pas merci. Pas merci de ne pas respecter les droits des enfants. Pas merci d’en laisser cinquante de côté sous un prétexte vaguement mercantile. Pas merci et las, las d’essayer depuis des années de te faire comprendre les choses. D’essayer de te faire entendre que les places disponibles doivent pouvoir être remplies par ceux qui en ont besoin, là, maintenant. Pour mettre en sécurité des enfants qui attendent. Pour garantir le meilleur à ceux qui n’attendent plus. Pour permettre aux associations de travailler correctement, sans fermeture, sans plan social. Pour promettre aux salariés des conditions de travail décentes. Pas merci de casser, de détruire, de fermer les yeux sur ce qu’il se passe vraiment. Tu dors bien en ce moment, Jean-Gérard ?

Parce que nous autres, Gueux du Social, on a beau être fatigué, on a du mal à trouver le sommeil, quand on sait tout ça.

Avec ou sans merci.