Les députés d’Indre-et-Loire face aux gilets jaunes, un aperçu de ce que pourrait être le « grand débat national »

Le 17 décembre dernier, les députés d’Indre-et-Loire Colboc et Chalumeau organisaient un débat public « avec les gilets jaunes » dans une salle municipale du quartier des Fontaines. Comme un avant-goût du grand débat national annoncé par Macron. La réunion a été particulièrement houleuse, la colère était palpable.

J’en ai fait, des réunions publiques. Pendant des campagnes électorales, pour des vœux aux habitants des quartiers, pour la présentation de divers projets urbains, etc., etc. Je n’avais jamais vécu une réunion comme celle-ci. Ça s’empaille, ça gueule, tout le monde réclame le micro, les élus sont contestés, le député pète un plomb se met à crier : « Vous n’avez pas le monopole du peuple ! ».

Ça avait pourtant commencé gentiment. Environ 80 personnes étaient présentes. Il y avait un certain nombre de gilets jaunes, hommes et femmes, faisant face aux deux députés et au sous-préfet de Chinon assis au milieu de l’assemblée. Et puis, sur les côtés, des soutiens d’En Marche, élus ou militants, appartenant visiblement à une classe sociale plus aisée que les gilets jaunes présents. Philippe Chalumeau, le député de Tours, s’est lancé, évoquant « une période extrêmement grave pour notre pays », « une colère qu’on comprend parfaitement ». Bon, déjà, ça faisait tiquer, parce que vu les annonces faites dans les jours précédents, on avait plutôt l’impression qu’ils n’avaient rien compris à rien. Le député a ensuite présenté les quatre thèmes de la consultation à venir (transition écologique, fiscalité, services publics, démocratie), et a annoncé que sa collègue Fabienne Colboc, députée de Chinon, avait été nommée référente régionale de cette consultation (le « grand débat national », donc). Preuve du sérieux avec lequel elle semble vouloir s’acquitter de cette tâche : elle s’est barrée au cours de la soirée sans saluer personne, alors qu’un homme était en train d’intervenir sur les questions écologiques…

Bavures policières et détresse sociale

La première question est venue d’un gilet jaune, qui a directement interpellé les députés : « Est-ce que vous reconnaissez qu’il y a des bavures policières ? ». C’est le sous-préfet de Chinon, chargé de représenter l’État, qui a tenté de répondre. Mais il a surtout défendu les flics et accusé des « casseurs infiltrés », sans jamais reconnaître la moindre faute de ses sbires. Du coup, le ton est monté très vite, les gilets jaunes évoquant les tirs de LBD et les coups de matraques gratuits subis au cours de semaines précédentes. Et le ton, houleux, parfois agressif, fait d’interpellations directes et de contestations immédiates de la langue de bois des élus, ne redescendra pas.

A partir de là, tout le monde va demander la parole, et les témoignages vont se succéder. Un homme raconte : « Ma femme vient de prendre sa retraite après 45 ans de travail : 850 euros. Comment on vit comme ça ? Les gens peuvent pas vivre dans la misère. Pourquoi vous écoutez pas ? » Chalumeau admet que les salaires et les retraites sont trop bas, mais fait une déclaration digne de Thatcher : « On n’a pas de baguette magique ». Et de reprendre la ligne politique du gouvernement : « On veut que le travail paye plus, et pour ça on veut diminuer le coût du travail ». Tout au plus promet-il un « changement de méthode ». Pour eux, tout va bien, « le cap est bon », comme disait l’autre [1].

Plus tard, une femme témoigne de sa situation pour critiquer les pseudo-concessions du gouvernement, qui ont notamment pris la forme d’une hausse de la prime d’activité :

« On est encore plus dans la merde qu’avant, on est des sacrifiés. On rentre pas dans les cases, dès que vous modifiez les règles on en sort. Je bosse chez McDo, comme auxiliaire de vie, je fais des ménages, toujours des contrats courts, et souvent ça me prive de prime d’activité. Si ça ne se termine pas en émeute, les gens vont se foutre en l’air. Vous oubliez ceux qui font les poubelles pour se nourrir. »

Plusieurs fois, les députés se défendront en expliquant que le gouvernement applique les politiques pour lesquelles Macron a été élu. Concernant la hausse de la CSG sur les retraites, Colboc assure ainsi qu’elle avait été annoncée pendant la campagne présidentielle. Vive contestation parmi les gilets jaunes, qui lui opposent que Macron s’était engagé à « préserver le pouvoir d’achat des retraités » [2]. Finalement, un gilet jaune rappellera aux élus que Macron n’a été élu que par un faible pourcentage de la population, face à Marine Le Pen : « Vous êtes les représentants du moins pire ». Plus tard, un autre intervenant, après avoir évoqué la souffrance des personnels de santé et la casse de l’hôpital public, évoquera le référendum d’initiative citoyenne comme « une manière de se réapproprier la démocratie en passant outre des représentants décrédibilisés ».

À un moment donné, Philippe Chalumeau essayera de répondre aux diverses interventions en déclarant : « On attend des propositions, on fait déjà beaucoup ». Pourtant, quand quelqu’un propose de rétablir l’ISF, le député minimise. D’après lui, cet impôt « ne rapportait pas grand chose ». Les recettes s’élevaient quand même à environ 5 milliards d’euros par an. C’est presque deux fois le budget alloué à la Culture en 2019, la moitié du budget consacré à l’Écologie [3] !

Au milieu d’interventions intéressantes, sur les transports en communs gratuits, sur les politiques anti-écolo du gouvernement comme le soutien au projet de la Montagne d’or en Guyane, sur l’indexation des minimas sociaux sur l’inflation, certaines sorties étaient ouvertement racistes. Comme celle de ce gilet jaune, qui a lancé : « On n’a pas d’argent pour le pouvoir d’achat, mais on donne 10 000 euros pour chaque migrant ». Il a été repris par certains de ses camarades qui lui ont lancé que c’était pas le sujet, hué par d’autres. Plus tard, une femme s’appuiera sur les propos de Macron pendant son discours du 10 décembre (« Je veux aussi que nous mettions d’accord la Nation avec elle-même sur ce qu’est son identité profonde, que nous abordions la question de l’immigration ») pour dénoncer le pacte de Marrakech et le risque « d’invasion migratoire » (sic). Elle s’attirera les huées des militants En Marche. Ceux-ci semblent découvrir que les tendances sarkozystes de leur chef ont des conséquences dans la vraie vie et encouragent la libération d’une parole raciste. Une autre femme, elle aussi vêtue d’un gilet jaune, réclamera un durcissement de la lutte contre la fraude aux allocations, puis dénoncera « les immigrés qui respectent pas les valeurs de la République ».

Une concertation pour rien

Quel bilan tirer de cette réunion ? Que le fossé qui sépare les élus de la population est immense. Que les députés, qui ont été plusieurs fois débordés au cours de la discussion, n’ont pas les épaules assez larges pour faire face à cette colère. Que l’organisation de ces réunions ne sert à rien si le gouvernement n’est pas prêt à infléchir sa politique, et qu’après tout il semble plus efficace pour se faire entendre de se lancer à l’assaut des ministères. Qu’à la colère qui s’exprime à l’égard du pouvoir se mêlent des discours haineux qui continuent à voir les étrangers comme des boucs émissaires.

Cette histoire de consultation, c’est du flan, et personne ne semble dupe. Si l’on y pense, « la grande marche » de Macron candidat, c’était déjà une consultation, « une initiative inédite pour faire le diagnostic du pays ». Et puis il y a eu la « grande marche pour l’Europe », qui visait à « écouter les préoccupations et les attentes des Français vis-à-vis de l’Europe ». Il y a eu aussi, plus récemment, le lancement d’une « grande marche » à Tours, en vue des élections municipales. Ça fait un paquet de consultations et un sacré niveau d’écoute, a priori. Mais il semblerait que les « marcheurs » soient complètement passés à côté de ce qui s’exprime depuis le 17 novembre. Ce n’est pas un énième débat national bidon qui changera les choses.

Max T.

Notes

[1Déclaration de Benjamin Griveaux sur BFMTV le 2 décembre 2018 : « On a dit que nous ne changerions pas de cap. Parce que le cap est le bon ».

[2Comme l’atteste cet article du Huffington Post.

[3Voir sur Le Figaro les crédits alloués aux différents ministères dans le budget 2019.