Chouette me dis-je, on va causer de désir collectif d’être au monde, de sécession vis-à-vis du pouvoir, de sa destitution ou encore de mise à mort de la marchandise et de l’économie, au sens premier comme au sens contemporain. Naïf que je suis.
Le profil de l’intervenant aurait pourtant dû me mettre la puce à l’oreille. Passons son nom, regardons le parcours : polytechnicien, ancien haut fonctionnaire puis industriel et enfin dirigeant d’une grosse fondation suisse. Le CV fait songer.
Deuxième indice qui aurait dû m’aiguiller : les organisateurs – l’évènement se tient notamment sous le patronage de l’Agence d’Urbanisme de l’Agglomération de Tours (ATU) ou encore du Pôle Territorial de Coopération Économique (CoopAxis). Si le sujet des « communs » circule chez les zadistes et autres enragés, il est aussi en vogue dans le milieu inconsistant de l’économie sociale et solidaire ou encore chez certains aménageurs du territoire. Les positions de ces derniers rejoignent globalement celles d’économistes nobélisés, quelques camarades l’ont déjà très bien souligné :
Des économistes se sont attachés à développer ces dernières années une nouvelle théorie des « communs ». Les « communs », ce serait l’ensemble de ces choses que le marché a le plus grand mal à évaluer, mais sans quoi il ne fonctionnerait pas : l’environnement, la santé mentale et physique, les océans, l’éducation, la culture, les Grands Lacs, etc., mais aussi les grandes infrastructures (les autoroutes, Internet, les réseaux téléphoniques ou d’assainissement, etc.). Selon ces économistes à la fois inquiets de l’état de la planète et soucieux d’un meilleur fonctionnement du marché, il faudrait inventer pour ces « communs » une nouvelle forme de « gouvernance » qui ne reposerait pas exclusivement sur lui. Governing the Commons est le titre du récent best-seller d’Elinor Ostrom, prix Nobel d’Économie en 2009, qui a défini huit principes pour « gérer les communs ».
Comprenant qu’il y avait une place à prendre dans une « administration des communs » encore toute à inventer, Negri et consorts ont fait leur cette théorie au fond parfaitement libérale. Ils ont même étendu la notion de commun à la totalité de ce que produit le capitalisme, arguant de ce que cela émanait en dernier ressort de la coopération productive entre les humains, qui n’auraient plus qu’à se l’approprier au travers d’une insolite « démocratie du commun ». Les éternels militants, toujours à court d’idées, se sont empressés de leur emboîter le pas. Ils se retrouvent maintenant à revendiquer « la santé, le logement, la migration, le travail de care, l’éducation, les conditions de travail dans l’industrie textile » comme autant de « communs » qu’il faudrait s’approprier. S’ils continuent dans cette voie, ils ne tarderont pas à revendiquer l’autogestion des centrales nucléaires, non sans avoir demandé celle de la NSA, puisque Internet doit appartenir à tout le monde. Des théoriciens plus raffinés s’imaginent quant à eux faire du « commun » le dernier principe métaphysique tiré du chapeau magique de l’Occident. Une « archè », écrivent-ils, dans le sens de ce qui « ordonne, commande et régit tout l’activité politique », un nouveau « commencement » qui doit donner naissance à de nouvelles institutions et un nouveau gouvernement du monde. Ce qu’il y a de sinistre dans tout cela, c’est cette incapacité à imaginer autre chose en guise de révolution que ce monde-ci flanqué d’une administration des hommes et des choses inspirée des délires de Proudhon et des mornes fantaisies de la Deuxième Internationale. Les communes contemporaines ne revendiquent pas l’accès ni la prise en charge d’un quelconque « commun », elles mettent en place immédiatement une forme de vie commune, c’est-à-dire qu’elles élaborent un rapport commun à ce qu’elles ne peuvent s’approprier, à commencer par le monde.
Quand bien même ces « communs » passeraient entre les mains d’une nouvelle espèce de bureaucrates, rien au fond ne changerait de ce qui nous tue. (...) Tout mouvement, toute rencontre véritable, tout épisode de révolte, toute grève, toute occupation, est une brèche ouverte dans la fausse évidence de cette vie-là, atteste qu’une vie commune est possible, désirable, potentiellement riche et joyeuse. Il semble parfois que tout conspire à nous dissuader d’y croire, à effacer toute trace d’autres formes de vie, de celles qui se sont éteintes comme de celles que l’on s’apprête à éradiquer. Les désespérés qui sont aux commandes du navire craignent surtout d’avoir des passagers moins nihilistes qu’eux. Et en effet, toute l’organisation de ce monde, c’est-à-dire de notre rigoureuse dépendance à celui-ci, est un démenti quotidien de toute autre forme de vie possible. [1]
Rien n’est plus suspect qu’un centralien, qu’un énarque ou encore qu’un polytechnicien, d’autant quand on constate dans quel désastre ces gens là nous ont poussé – n’importe quel incident nucléaire ou la mise à mort de la paysannerie sont là pour en attester. En bon polytechnicien donc, l’intervenant de la soirée nous présente avec toute la raison froide requise un énième plan de fonctionnement pour le genre humain. Le maître mot en est gouvernance, en gros l’art de soumettre en douce. Là où le marché et l’État ont échoué dans le gouvernement des choses, la société civile associée à ces 2 entités devrait selon lui y pouvoir quelque chose.
Sans jamais rappeler que commun c’est aussi la racine du mot communisme, la conférence avance avec un tas de concepts indigestes et ineptes tels des pactes de coresponsabilité, désintermédiations, changement de référentiel intellectuel, systèmes de relations, j’en passe et des meilleurs. Bref ni plus ni moins qu’une formule assouplie à la sauce citoyenne des Partenariats Public Privé. L’honnêteté intellectuelle voudrait au moins que l’on parle ici de libéralisme.
Là-dessus une partie du public semblait vaguement réactif. Parmi une brochette de membres d’EELV en quête d’idées, l’un d’eux proposait d’être en lieu et place d’un gouvernant, « un animateur territorial, accompagnateur de transition » (sic). Attention ça bout…
Devant tant d’apathie, une personne d’un certain âge a eu l’audace d’évoquer la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Face à la flopée de concepts balancée par notre intervenant, cette dame tentait vraisemblablement de mettre là des mots sur ce que pourrait être la base d’un "commun". Et on comprend ce qu’il y a de subversif à l’évoquer, tant la ZAD est devenu un territoire sur lequel les forces de l’ordre, l’économie, les élus, les polytechniciens, les journalistes et les animateurs de tous poils n’ont plus prise. Cette remarque a manifestement déplu à notre conférencier pour qui la ZAD n’est qu’un truc très regrettable, « un effroyable gâchis »... qui ne peut que signer la mort de la démocratie.
Ne parlons pas du fait que le type s’enlise, dans un élan à la Ernest Renan [2], à vouloir expliquer qu’un commun doit se doter d’une identité qui en exclut de fait qui n’en partage pas l’origine... Ça ne vous rappelle rien ?
La notion de commun a déjà plus de sens quand il s’agit de prendre soin collectivement de la terre en s’aventurant dans une AMAP ou encore en prenant soin de soi et d’une communauté de travailleurs en faisant grève. Au-delà, tout reste non à faire mais à désirer. Il n’y a là aucun romantisme, tel est l’argument ultime du type, mais simplement l’idée qu’il faut en finir avec les planifications et les fausses horizontalités, toutes citoyennes qu’elles puissent être.
ZAD partout et Vive la Commune ! N’en déplaise à l’intervenant et aux organisateurs.
Jean-Philippe Hervite-Déperle