Le barbare et le terroriste

Le terroriste et le barbare sont les deux figures immédiatement convoquées pour qualifier Amedy Coulibaly, Saïd et Chérif Kouachi. Le terroriste est privilégié par la langue factuelle du journaliste, le barbare est plus adapté à la condamnation morale du citoyen. Le terroriste évacue la doctrine, le barbare évacue l’homme. Leur conjonction permet de ne pas penser.

Le terroriste et le barbare

Le terroriste et le barbare sont les deux figures immédiatement convoquées pour qualifier Amedy Coulibaly, Saïd et Chérif Kouachi. D’autres font évidemment cortège, ne serait-ce que pour éviter les répétitions : l’intégriste, l’extrêmiste, le djihadiste. Ils occupent la même fonction dans des registres différents : le terroriste est privilégié par la langue factuelle du journaliste, le barbare est plus adapté à la condamnation morale du citoyen, tous deux offrent le confort de ne pas penser l’évènement.

Le terroriste c’est la face politique de la médaille. C’est grosso-modo celui qui utilise la terreur comme moyen d’action politique. Souvenons-nous que cette pratique remonte à la révolution française. Même le bourgeois Hugo lui reconnaît une nécessité. Souvenons-nous aussi que ce prédicat est prêté par le pouvoir : avant d’être décoré de l’ordre de la libération, on est terroriste. D’ailleurs le pouvoir a entrepris de rendre plus vagues les spécificités qui font le terroriste, à l’échelle européenne (« so[nt] considérés comme infractions terroristes les actes intentionnels [...] lorsque l’auteur les commet dans le but de contraindre indûment des pouvoirs publics ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque » [1]), comme à l’échelle nationale ( « Constituent des actes de terrorisme, lorsqu’elles sont en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public […] les vols, les destructions, les dégradations et détériorations ainsi que les infractions en matière informatique…, la fabrication ou la détention de machines », [2]). Cela permet de confondre commodément l’attentat contre Charlie Hebdo, le sabotage de caténaires de la SNCF et le survivalisme néonazi. Avec une telle définition du terrorisme, toute opposition au pouvoir est à la merci d’une qualification discrétionnaire qui aboutit à une disqualification de la pensée qui a sous-tendu l’action. Par ce stratagème commode, le pouvoir escamote la violence qui permit sa constitution.

Toute action politique illégale et potentiellement violente à l’égard des biens ou des personnes est terroriste : l’action est anéantie, la doctrine niée. Mieux, à partir de l’intention réelle ou supposée d’un acte qualifié de terroriste, on fabrique la figure du terroriste. On remonte encore dans l’abstraction et voilà « l’association de malfaiteurs à visée terroriste » et même la flambant neuve « entreprise individuelle terroriste » [3](qui punit l’intention sans préparation matérielle). Adhérer à une doctrine politique potentiellement illégale ou violente, c’est du terrorisme. Ainsi le pouvoir frappe d’anathème des doctrines politiques en les terrorisant puis organise une manifestation pour se placer en défenseur de la liberté d’expression. Et tout le monde fait l’économie du penser.

Le barbare c’est le revers moral voire anthropologique de la médaille. Ici la portée politique de l’acte n’est même plus convoquée. La sidération n’autorise qu’une seule réaction : le rejet de l’acteur le plus loin possible de soi, de l’entre-soi, de l’humanité. Nous savons pourtant depuis Lévi-Strauss que le barbare est celui qui échoue à se voir en l’autre, « celui qui croit à la barbarie ». Les plus courageux tentent d’expliquer cette barbarie en convoquant d’autres figures de l’altérité radicale. Ces actes sont le fait de « lâches », d’ « idiots », ou de « fous ». Le barbare ne doit surtout pas être éclairé ou rationnel, sans quoi son acte devient compréhensible. Au XVIIe, entre l’Occident qui organise la traite négrière transatlantique et ses contemporains, les pirates Nord-Africains qui réduisent des blancs en esclavage, rien de commun : les seconds sont des « Barbaresques ».

Ce rejet de l’acte et de son auteur est presque un réflexe de survie psychologique pour éviter l’horreur encore plus grande de reconnaître en nous la possibilité de tels actes. Nommer c’est conjurer la peur, c’est mettre à distance. Barbariser c’est mettre deux fois loin, au ban ; c’est affirmer une différence ontologique entre eux et nous. Le grégarisme qui a poussé les citoyens occidentaux à affirmer « Je suis Charlie » est une façon commode de se rassurer en faisant advenir ce nous. C’est plus confortable que de vivre en se sachant le jumeau de Pol Pot. Mais « les Barbares habitaient dans les angles tranchants des cités exilées au large des business », tout contre nous.

Le terroriste évacue la doctrine, le barbare évacue l’homme. Leur conjonction permet de ne pas penser. Il me semble pourtant qu’il faille accepter ce corps-à-corps. Amedy Coulibaly, Saïd et Chérif Kouachi relèvent comme nous d’une humanité monstrueuse et politique. Cette reconnaissance est le préalable à toute intelligence de l’évènement. Après cet effort formidable – qui consiste à croire plus qu’à savoir que nous sommes des barbares et des terroristes – il faut éviter l’écueil du réductionnisme à des explications qui ne soient qu’économiques ou sociologiques ou géostratégiques ou psychologiques ou historiques ou religieuses. Commençons par admettre qu’Amedy Coulibaly, Saïd et Chérif Kouachi sont des hommes pour peut-être conclure que la guerre civile mondiale n’a pas fait dix-sept mais vingt victimes de plus.

C.

Notes

[1Décision-cadre du Conseil du 13 juin 2002 relative à la lutte contre le terrorisme, Art. 1

[2Code Pénal, Art. 421.1

[3LOI n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme