Des châteaux, oui, mais avec leurs habitants, non !
Bien qu’il ne soit pas particulièrement illustré par une vraie vision volontariste de préservation et de mise en valeur du patrimoine bâti français (la loterie du patrimoine symbolisant bien la place et l’importance donné au sujet), Macron apprécie d’user des châteaux. C’est ainsi qu’après avoir fêté son anniversaire au château de Chambord, Macron a décidé d’y retourner, non sans passer d’abord faire quelques poses au château d’Amboise et au Clos Lucé. Problème : contrairement à Chambord, entouré d’un large domaine forestier, le château d’Amboise présente l’inconvénient d’être bâti avec une ville autour. Qu’à cela ne tienne, il suffira de nettoyer les salissures engendrées par cette occupation et de cacher ses habitants à la vue du président, qui aime à voir les beaux paysages de notre pays dégagés des pourceaux et autre gueux qui l’encombrent de la vulgarité de leurs existences.
Opération nettoyage
La mairie s’est donc appliquée à nettoyer et astiquer la ville avant la venue du président. Il a fallu de tout urgence finir le chantier de réfection du pont d’Amboise, qui traînait depuis cet hiver, repeindre les trottoirs, nettoyer les tags, décoller les autocollants… un peu comme avant la visite du colon à la caserne.
« Avant l’arrivée en hélicoptère d’Emmanuel Macron, les services municipaux ont recouvert ou effacé des tags hostiles peints sur un pilier et sur les marches d’accès au château d’Amboise. »
Libération
Mais que faire des habitants ?
S’il est relativement facile de nettoyer les murs et rues d’une ville, il est plus délicat de l’en vider de ses habitants. C’est pourtant ce à quoi se sont méthodiquement employé les services préfectoraux, de gendarmerie et de police, ainsi que la municipalité, à qui revient la palme du zèle et de la surenchère ridicule. Elle avait prévu d’interdire aux riverains de certaines rues d’ouvrir leurs fenêtres pendant le passage des deux chefs d’État, avant que la préfecture ne fasse machine arrière. Elle publiera quand même plusieurs arrêtés spéciaux.
« Interdiction de se déplacer, interdiction de circuler à pied et même de travailler, feront d’Amboise dans un large périmètre, une ville en état de siège, une véritable place forte et une place nette pour le déplacement du Président Macron. »
Communiqué commun des UD CGT et FO d’Indre-et-Loire
Interdiction également de manifester sur les communes d’Amboise, mais aussi Nazelles-Négron et Pocé-sur-Cisse (soit un territoire de plus de 72 km² où toute manifestation est interdite !), ce dernier étant publié le plus tardivement possible (dans la journée du 1er mai) pour empêcher tout recours. Interdiction également de navigation, et de survol du territoire. Par contre, personne ne s’empresse de communiquer aux premiers concernés ces dispositions : les syndicats l’apprendront ainsi par la presse.
Réactions locales : les commerçants
Dans ces conditions, de très nombreux commerçants renonceront à ouvrir le 2 mai, devant l’impossibilité d’avoir des clients. Certains demanderont où envoyer le manque à gagner de cette journée chômée de force, à la gloire de notre monarque bien aimé.
« Le commerce est en berne à Amboise aujourd’hui. Ce n’est pas la faute aux Gilets Jaunes. »
D’autres ont justifié leur fermeture, pour des raisons tant politiques que pratiques :
« (…) Parce que nous avons toujours refusé de profiter de l’exploitation mercantile et politique du génie de Léonard de Vinci, préférant suivre les pas de Voltaire (sans nier ses côtés obscurs ) et de Victor Hugo en ce qu’il a rendu visible et présent dans l’imaginaire collectif le Peuple laissé pour compte. Parce qu’Amboise sera pratiquement inaccessible le 2 mai du fait des visites présidentielles qui ont fait le choix de suivre les pas de Léonard de Vinci. (…) »
Extrait du communiqué de la librairie La faute à Voltaire, rue nationale, à Amboise
Réactions politiques : les syndicats
Dans la continuité du 1er mai, les Unions Départementales des syndicats FO et CGT avaient décidé d’appeler les salariés à manifester à l’occasion de la venue du président Macron, lors d’un rassemblement devant l’Office de Tourisme à Amboise. Ce rassemblement a été refusé par la préfecture, qui n’a daigné tolérer la présence de manifestants qu’à la pagode de Chanteloup, en rase forêt, à 5 km du château. « Pourquoi pas nous repousser jusqu’à La Croix en Touraine ! » a déclaré le secrétaire départemental de la CGT, Stéphane Deplobin. Les syndicats ont dénoncé « un coup de d’état démocratique ! C’est du jamais vu en Touraine ! La République En Marche arrière toute ! »
Ils ont appelé à un rassemblement à la préfecture de Tours pour protester contre cette décision d’interdiction de manifester, rassemblement qui a réunit une centaine de personnes.
Le secrétaire de l’UD 37 FO, Grégoire HAMELIN, a réagi au micro de France Bleu : « Je ne pense pas que nous aurions représenté une menace directe pour la sécurité d’Emmanuel Macron. Non, je pense vraiment que ce Président est terrorisé depuis les événements du Puy-en-Velay (où il avait été hué et insulté). Aujourd’hui, il ne peut plus se déplacer en France sans avoir place nette. D’un point de vue des libertés démocratiques, individuelles et collectives, ça pose un vrai problème. Avant lui, aucun autre Président n’avait demandé de telles configurations. Il y a une dérive autoritaire de l’Etat. »
Interview en ligne ici.
Autre mobilisation : les enseignants du lycée d’Amboise se sont rassemblés devant l’établissement pour défendre l’enseignement de l’italien, « menacé d’asphyxie » en France, mais aussi contre l’interdiction abusive de manifester, contre les réformes Blanquer et les dégradation des conditions d’enseignement qui en découleront.
Réactions populaires : les habitants
Les habitants ont été très largement choqués par les allures militaires qu’a du revêtir la ville rendue déserte, la multiplication aberrante des contrôles et surtout la volonté d’invisibiliser totalement les habitants de la ville.
« C’est une honte. Il vient se promener, c’est bien, mais il peut aller dire bonjour aux gens ! »
Réaction d’un habitant recueillie par France 3.
D’autres, bloqués à l’entrée de la ville, regrettent son inaccessibilité :
« Il devrait être avec le peuple au lieu de se mettre toujours à l’écart ! Nous on a voté pour lui, eh bien on regrette. Moi j’ai une toute petite retraite, on travaille toute une vie et on va nous ratiboiser. Il a peur du peuple ou quoi ? On n’est pas en guerre quand même... »
Propos recueilli par France 3
« Je n’ai jamais vu un tel dispositif pour une visite présidentielle, la ville est morte »
Réaction d’un journaliste recueillie par France Bleu
Sur les réseaux sociaux, certains essayent l’humour : « Il va rigoler le président italien ! "C’est une vraie ville ou c’est un décor pour les tournages de film ??" ». Et de fait, lors de la traversée de la ville par le cortège présidentiel (pas moins de 11 véhicules et 7 motos pour aller de l’île d’Or au château), c’est une ville littéralement déserte qui a été traversée. D’autres habitants ont riposté de façon individuelle. Ainsi d’une réinterprétation du Saint Jean-Baptiste de Léonard de Vinci, sous-titré « Un doigt de Vinci au larbin des grandes fortunes » [1].
Réaction policière : des gilets jaunes embarqués pour port de ballons
Enfin, si les manifestations étaient interdites sur 3 communes, la circulation piétonne ne devait l’être que sur un périmètre très restreint (hypercentre, pont et île d’Or). Or, dans les faits, la circulation piétonne a été interdite sur un vaste périmètre (tous les bords de Loire, de la gare au pont, etc.). Pourquoi alors publier des périmètres de restrictions de circulation en amont, si ceux appliqués n’ont rien à voir ?
Plusieurs groupes de gilets jaunes ont donc essayé de rejoindre la plage de Négron, en bord de Loire, en face du château, le long de la départementale 952, largement en dehors des périmètres de restriction de circulation. Les rares a être parvenus jusqu’à la plage en ont été évacués manu militari. Tous ont dû ôter leurs gilets, sous peine d’amende [2]. Et les vérifications d’identité se sont étirées sur plusieurs heures parfois pour certains, véritables régimes extensibles de mise à l’abri de potentiels manifestants. Un couple de vieilles dames souhaitant pique-niquer sur cette même plage subira le même sort, ainsi qu’un pêcheur, qui lui aussi ne pourra pas, en ce jour, jouir des bords de Loire, exclusivement réservés à la vue de notre bien aimé président, et à ses amis.
D’autres groupes de gilets jaunes subiront le même traitement à d’autres endroits de la ville, avec, pour les plus malchanceux (car rien ici n’est juridiquement rationnel et tout se déroule au bon vouloir et selon l’humeur des fonctionnaires, confirmant dans les faits la dérive monarchique constatée dans la symbolique présidentielle), des auditions en gendarmerie, qui à Montlouis-sur-Loire pour avoir des ballons jaunes dans son coffre, qui à Château-Renault pour on ne sait quel autre raison fantaisiste. Quoi qu’il en soit, plusieurs rassemblements auront bien eu lieu, à Nazelles-Négron (zone industrielle Les Sables), à la Ville-aux-Dames avec un beau jeté de ballons jaunes, au rond-point de la pagode, confirmant la détermination et l’indignation des habitants, face à un pouvoir sourd, inquiet, se sentant assiégé, littéralement muré, définitivement coupé de la population.