L’horreur et maintenant ? Penser l’école après l’assassinat de Samuel Paty

Quelles réponses sont proposées par l’Éducation Nationale en réaction à l’odieux assassinat de Samuel Paty ? Retour sur des déclarations tapageuses mais qui ne donnent pas de vraies solutions aux enseignants pour faire leur travail sereinement.

Depuis le vendredi 16 octobre et l’insupportable assassinat de Samuel Paty les vautours se disputent les meilleurs morceaux de sa dépouille. On annonce des expulsions du pays comme représailles, on dénonce des façons de manger intolérables en République (alors que, d’après cette même personne, demander une faveur sexuelle contre un peu d’aide ne pose aucun problème dans le cadre de cette même République) et, bien entendu, on cherche les coupables, les vrais qui, selon le ministre de l’éducation nationale, monsieur Jean-Michel Banquer, ne sont autres que les « islamo-gauchistes » de l’UNEF ou de la France Insoumise qui pullulent dans les facultés, ou les syndicats !
Bien sûr cela est totalement hallucinant, révoltant et indigne mais ce n’est plus une surprise avec ce gouvernement qui espère ainsi profiter de l’occasion pour opérer une purge idéologique dans des endroits où la contestation est parfois encore trop vive à son goût.
Et si les coupables étaient à rechercher ailleurs, par exemple, soyons fous, dans les politiques qui ont mené les écoles et les établissements scolaires dans une situation de déshérence totale, matériellement mais aussi intellectuellement ?

Déshérence économique

Ce n’est un secret pour aucune personne un tant soit peu attentive que l’école, de même que les hôpitaux, est dans un état déplorable au niveau des moyens alloués : suppression en totalité ou en partie des Réseaux d’Aides Spécialisées aux Élèves en Difficulté, suppression du dispositif plus de Maîtres que de Classes, suppression ou quasi suppression d’une formation digne de ce nom, coupes drastiques dans la subvention à des associations pourtant déclarées d’intérêt publique, suppression des moyens de remplacement des enseignants alors que la situation sanitaire en exigerait au contraire davantage, recrutement d’enseignants insuffisant année après année provocant le recours à des vacataires meilleur marché que des titulaires plus onéreux. La liste est longue bien que non exhaustive.

Aveuglement idéologique

Mais finalement cette déshérence matérielle n’est que la partie la plus visible d’un aveuglement intellectuel et idéologique englobant également les pratiques pédagogiques que le ministère souhaite contraindre tous les enseignants à adopter. Effectivement, depuis trop d’années maintenant la logique comptable, statisticienne est seule à avoir droit de cité rue de Grenelle mais son corollaire scientifique et pédagogique y a également pris ses quartiers, chassant toutes les alternatives possibles des lieux, priées d’aller voir ailleurs. Le dogme : évaluer, quantifier, normer. Tout ce qui n’entre pas dans ces cases n’existe pas. On les appelle les neurosciences ces « sciences »qui font du cerveau le commandant-chef de l’humain, réagissant à des impulsions et avec lequel tout est d’une extrême simplicité, la même qu’avec un ordinateur : « oui – non » [1].

Les évaluations nationales sont le parfait reflet de cela : en déclarant s’appuyer sur la recherche en neurosciences un outil qui aurait été critiqué dans les années soixante-dix pour son aspect rebutant et passéiste est présenté chaque année aux élèves de CP et de CE1 avec des exercices ne prenant pas du tout en compte les dimensions affective ou sociale des enfants qui doivent, par exemple, lire le plus de mots possible en une minute en ayant une très longue liste sous les yeux et en étant chronométrés. Le stress provoqué par exercice s’évalue t-il ? Non ? Alors cela n’existe pas et chaque année les enseignants, obligés de faire passer ces évaluations ne peuvent que constater les dégâts et voir certains de leurs élèves s’effondrer devant celles-ci. Une fois les résultats rentrés sur l’ordinateur il en ressort une longue liste de pourcentages froids, nus et déshumanisés.

Et c’est ainsi que les enfants doivent se con-former à ces pratiques ou tomber du mauvais côté, celui de la multitude des exclus du système politique, social, économique et maintenant pédagogique qui se met en place sous les yeux impuissants des enseignants relégués au simple rang d’exécutants. L’humiliation de la relégation et de l’échec ainsi vécue par les élèves est-elle le meilleur biais pour comprendre ce qu’est la liberté et notamment la liberté d’expression ? Comment dans ce cadre expliquer et surtout faire comprendre qu’elle est la même pour tous sans distinction ? Ou alors risque t-elle plutôt d’amener une rupture, une fracture qui sera d’autant plus facile à exploiter en dehors du système scolaire que les flétrissures seront profondes et violentes et le milieu familial réceptif ?

Le choc des libertés d’expression ?

Avec un tel bagage idéologique quels sont les moyens réels que le gouvernement peut mettre en œuvre afin d’éviter qu’un drame tel qu’une décapitation en pleine rue puisse se reproduire ? Mieux communiquer tout d’abord, d’où la surenchère de déclarations tapageuses ainsi que nous l’avons déjà vu, mais également mieux encadrer, mieux surveiller, mieux soumettre.

Ainsi monsieur Blanquer a indiqué la voie à suivre en expliquant dès le lendemain de l’odieux assassinat qu’il y aurait à la rentrée scolaire un « cadrage strict » au sujet de la laïcité. Dans la foulée il a annoncé également qu’il était temps d’aller mettre son nez « en vrai » dans les cours qui sont dispensés à l’université, tant il est bien connu que ce sont les enseignants qui par leur attitude peuvent amener l’horreur à se produire :

 « Ne soyons pas aveugles. Il y a, à l’université, des secteurs qui ont une conception très bizarre de la République. Il s’agit, non pas seulement de définir des heures et des moyens, mais de voir ce qui se passe, pour de vrai, dans les enseignements qui sont donnés. Il faut une matrice initiale, parfaite, impeccablement réglée. »

Ceci n’est, finalement, que le prolongement opportuniste de la politique menée par lui au ministère de l’Éducation Nationale depuis son arrivée puisque, faut-il le rappeler, il est l’auteur de la loi pour une école de la confiance et, notamment de son article 1 instaurant un devoir d’exemplarité de l’enseignant envers l’institution sous peine de sanctions. Ainsi, loin de remettre en cause quoi que ce soit, le sujet est bien d’approfondir la démarche déjà existante et coupable d’exclure, de conformer à l’excès et de séparer ce qui devrait au contraire être solidarisé, libéré et inclusif. Faudra t-il rogner encore et toujours la liberté d’expression des enseignants pour donner un enseignement sur la liberté d’expression mais privé de réalité concrète ?

De son côté, Monsieur Castex a expliqué que l’école est « notre bien le plus précieux » et assuré à qui veut l’entendre qu’il compte « continuer » à la protéger [2]. Les enseignants ne demandent pas à être choyés mais à être respectés ce qui est tout à fait différent. Ils n’ont pas besoin d’être protégés comme s’ils n’étaient que des enfants dont on doit changer les langes et talquer les fesses. Ils ont simplement besoin de pouvoir démontrer dans leur travail et par leur travail que la liberté est la base de l’idée républicaine de l’école, loin des doctrines mortifères en vigueur. Des moyens ! De la liberté pédagogique ! Que l’institution arrête de systématiquement vouloir imposer ce qui est contraire à l’idée d’émancipation, d’épanouissement à l’école et qu’elle devienne ouverte à la différence en accompagnant et aidant tout le monde ! La société et l’école ne peuvent pas être une gigantesque machine à exclure tous ceux qui ne sont pas conformes ! La possibilité d’une vie sociale harmonieuse est à ce prix [3].

Le monde d’après...

Alors que l’élection présidentielle française a malheureusement probablement démarré à cette sinistre occasion et que toute la société est en souffrance du fait des politiques libérales et de leur idéologie mortifère, la loi Avia, qui avait pourtant été à peu près totalement censurée quelques mois plus tôt pour cause de violation de la liberté d’expression, est remise sur la table. Ce n’est pas là la solution. La solution est plutôt dans la véritable démocratisation de l’école qui pourra former des citoyens libres et tolérants à la différence. Le 27e invariant pédagogique de Célestin Freinet n’a jamais autant été d’actualité qu’aujourd’hui :

Invariant n° 27 On prépare la démocratie de demain par la démocratie à l’École. Un régime autoritaire à l’École ne saurait être formateur de citoyens démocrates.

Nota Bene

Notes

[1Roland Gori dans La dignité de penser (Ed. Les liens qui libèrent, 2011) écrit au sujet de ces neurosciences qui épousent la doctrine néo-libérale ceci :« Nous ne serions plus en présence de constructions heuristiques, mais en présence des réalités même que ces sciences tentent d’approcher : l’esprit serait l’ordinateur naturel qui pourrait se saisir lui-même par une machine isomorphe. D’où cette conception du cerveau comme authentique sujet du comportement. Le sens, l’histoire, les significations sociales, psychologiques, politiques, passent à la trappe. Leurs valeurs se trouvent réduites par la syntaxe du message qui en constitue l’information véritable et non plus le sens. Les progrès des techniques ont rendu inséparables l’informatique et ses extensions, les sciences cognitives, les neurosciences et plus récemment la neuroéconomie. ». Voir sur France Culture.

[2Jean Castex a fait ces déclarations à l’Assemblée nationale le mardi 20 octobre lors de son audition. Il aura même été jusqu’à dire que l’école était « choyée » par le gouvernement.

[3Claude Levy-Strauss dans Tristes Tropiques décrit ainsi les différences entre le rhum de Martinique et le rhum de Porto-Rico : « À la Martinique, j’avais visité des rhumeries rustiques et négligées ; on y employait des appareils et des techniques restées les mêmes depuis le XVIIIe siècle. Au contraire, à Porto-Rico, les usines de la compagnie qui possède sur toute la production de la canne une sorte de monopole m’offraient un spectacle de réservoirs en émail blanc et de robinetterie chromée. Pourtant, les rhums de la Martinique, goûtés au pied des vieilles cuves de bois engrumelées de déchets, étaient moëlleux et parfumés, tandis que ceux de Porto-Rico sont vulgaires et brutaux. La finesse des premiers est-elle donc faite des impuretés dont une préparation archaïque favorise la persistance ? […] La vie sociale consiste à détruire ce qui lui donne son arôme. » Pareillement, supprimer ou nier tout ce qui ne rentre pas dans le cadre stricte de la composition des évaluations ou du rhum, selon Levy-Strauss, conduit à la mortification. La vie doit garder toute sa place !