En parvenant à la fin des 240 pages du roman, on regrette que Dufresne n’en soit pas resté aux 280 caractères autorisés par Twitter, son réseau social de prédilection [1]. Après avoir passé plusieurs mois à documenter les violences policières commises dans le cadre ou en marge du mouvement des gilets jaunes, le journaliste s’est essayé à un exercice apparemment au-dessus de ses forces : consigner ce moment dans un livre, en passant par la fiction. C’est un ratage complet, qui relève moins du roman politique que de l’exercice d’autosatisfaction.
Dufresne se met en scène sous les traits d’Etienne Dardel, « un idéaliste roué, un coeur pur et pugnace, défenseur de toutes les libertés » [2]. Ça pourrait faire un héros de mauvais polar acceptable, un peu ridicule mais acceptable, si Dardel n’était pas l’auteur lui-même : Dufresne lui a tout donné, son CV, sa moto, ses tweets et son égo. Par conséquent, on est souvent gêné, à la lecture, de voir comment Dufresne se pense et se voit. Dufresne s’héroïse lui-même, avec un souci permanent de rappeler combien il est punk et marginal et malin et pugnace et déterminé. Et quand ce n’est pas Dardel qui s’autocongratule, ce sont les autres personnages qui s’en chargent : « Elle voulait le remercier, il avait eu du flair, et du courage, elle aimait ça » [3].
En dehors de Dardel, le livre ne donne à voir que des stéréotypes, une galerie de quelques personnages sans profondeur et dont les discours sonnent faux. Le flic franc-maçon dont la femme est partie [4], le flic syndicaliste qui déteste les « journaputes » et « les enculés de l’IGPN », la gilet jaune du Tarn passée du PS au FN, etc. Jusqu’à Vicky, qui participe au black bloc, radicale jusqu’au bout des cheveux : « Ses cheveux blonds étaient comme il se devait : attachés, prêts à en découdre » (sic) [5]. Et Dufresne de nous expliquer qu’elle est « radieuse », « comme avant chaque manifestation »... L’affaire Benalla s’invite à quelques occasions, de manière extrêmement superficielle, comme un ajout de dernière minute.
À aucun moment le roman ne parvient à faire vivre les acteurs et actrices des événements, ni à donner un souffle aux moments d’émeutes qui sont décrits. C’est plat, et terne, à l’exception de quelques passages qui prétendent décrire la situation politique à coups de phrases choc mais sans profondeur :
« Le pays était devenu violent, sous l’œil complice de ses institutions. Il était devenu violent parce que les attentats, parce que les terroristes, et parce que l’union nationale étouffait la moindre critique. Il était devenu violent parce que l’antiterrorisme était devenu l’alpha et l’oméga de la vie politique, union sacrée, police partout, justice nulle part. » [6]
« Dardel jubilait au ding des tweets »
Se dégage, au fil de la lecture, le sentiment que Dufresne n’a eu qu’un rapport superficiel aux violences qui ont marqué le mouvement des gilets jaunes, qu’il n’a vécu ces épisodes qu’à travers l’écran de son téléphone. Ce travail de signalement, aussi intéressant qu’il ait pu être, n’était qu’un « nouveau projet » [7], décliné en base de donnée, en cartographie, et maintenant en livre. Le détachement est palpable quand il compare son héros à des stars de la musique (« Au moins il aurait mouillé le maillot, comme Manu Chao à Pigalle ou Joey Starr à l’Olympia. C’était ainsi qu’il se voyait : narrateur rock’n roller. ») ou quand il évoque le plaisir qu’il tire de son audience (« Dardel tweeta sa série de clichés du Fouquet’s estampillée "veillée d’armes". Il voulait partager et provoquer — son côté punk. [...] Dardel était heureux de son petit effet, il jubilait au ding des tweets. »). Cette distance du journaliste, c’est ce qui lui permet de regretter, dans les entretiens qu’il donne ou dans l’analyse de son héros, un maintien de l’ordre républicain et raisonnable qui aurait pré-existé au mouvement des gilets jaunes. Comme si les précédentes doctrines n’avaient pas produit leur compte de morts, de mutilés et de blessés, que d’autres se sont chargés de recenser sans récolter de prix.
Malgré de brèves évocations de la mort de Malik Oussekine à Paris en 1986 ou de celles de Zyed Benna et Bouna Traoré à Clichy-sous-Bois en 2005, et malgré l’enquête qu’il a mené dans les années 2000 sur le maintien de l’ordre [8], Dufresne semble oublier que les violences policières relèvent d’un système et s’inscrivent dans un continuum. Au lieu de contextualiser les violences survenues dans le cadre du mouvement des gilets jaunes, il insiste sur leur caractère exceptionnel, comme si un tournant avait eu lieu le 1er décembre 2018 (« Benalla, l’homme du président, frappant impunément un manifestant, c’était le signe annonciateur de ce qui adviendrait avec les gilets jaunes, un maintien de l’ordre improvisé, illégal, illégitime, (...) méprisant les règles, écrasant le droit. » [9]). Comme si les violences illégitimes et l’impunité policière constituaient une nouveauté marquant l’apparition soudaine d’un État policier.
Dardel/Dufresne tend aussi à disculper les flics, « ceux qui [manient] les armes », prétendant cibler les politiques, « ceux qui les arment » [10]. Un discours repris tant dans le livre qu’en interview promotionnelle [11], qui disculpe un peu vite celles et ceux qui balancent des grenades sur des civils, et qui masque la hargne dont font preuve les flics à l’encontre des cibles qui leur sont désignées. Qui ignore, aussi, les défilés de milliers de policiers réclamant toujours plus d’impunité. On sent le confort du type qui ne s’est pas retrouvé souvent du mauvais côté du canon d’un LBD...
Dans son entretien avec Denis Robert sur Le Média [12], Dufresne prétend avoir trouvé une forme entre le roman et le documentaire. Le volet romanesque est raté et l’aspect documentaire est malmené par l’outrance et la naïveté.