Au début du mouvement social contre la loi Travail, un phénomène intéressant s’était répandu sur Internet : de nombreux jeunes témoignaient de leur quotidien au travail sous le slogan « on vaut mieux que ça ». Cette revendication avait notamment pour mérite d’exposer toute la diversité des boulots de merde qui composent le « marché du travail ».
Pour Julien Brygo et Olivier Cyran, ces « boulots de merde » sont partout :
« sous notre toit, chez nos proches, dans notre voisinage, sur nos lieux de travail ou de chômage parmi la plupart des personnes auxquelles nous avons affaire dans notre vie quotidienne, de la caissière de supermarché à l’agent de nettoyage de Pôle Emploi, de la serveuse du rade au réparateur de la machine à café (...) »
En s’appuyant sur une étude réalisée par trois chercheuses britanniques [1], les deux journalistes font le constat d’une « tendance lourde au délabrement des métiers à forte valeur sociale », prétexte à l’état des lieux — forcément parcellaire — que le livre propose.
L’ouvrage compte plusieurs enquêtes passionnantes, et quelques témoignages bruts : celui de Léa, « plante verte dans un palace parisien » ; celui de Yasmine, préparatrice de sandwichs chez Subway ; celui d’Alex, livreur de repas à vélo pour Take Eat Easy [2] ; celui de Jessica, responsable santé dans une usine Seveso, qui évoque le mépris des directions pour la santé et la sécurité des salarié-es de l’industrie.
Ces témoignages sont de ceux qu’on entend tout autour de nous, ou qu’on pourrait livrer. Ils disent la précarité, la galère, la dureté des conditions d’emploi et de travail. Et ils font du bien, parce qu’ils permettent de ressentir l’existence d’une condition commune, aussi merdique soit-elle.
A Dunkerque, les auteurs vont à la rencontre de jeunes en « service civique », chargés de promouvoir des éco-gestes (couper l’eau en se brossant les dents, éteindre la lumière en sortant d’une pièce, etc.) auprès des habitants d’un quartier pauvre. « Volontaires » payés une misère, leurs domaines d’intervention ont été étendus aux CAF, Pole Emploi [3], offices HLM et autres hôpitaux par la volonté de François Hollande. Pour les auteurs :
« Pendant qu’on asphyxie la fonction publique d’une main, on lui redonne un peu d’air de l’autre en la mettant sous perfusion de boulots de merde qui coûtent trois à quatre fois moins cher à l’État. »
A Dunkerque encore, ils enquêtent auprès des salarié-es d’une société de sécurité privée qui se charge de débusquer les migrants tentant de rejoindre l’Angleterre au sein des installations portuaires. Quelques-uns ont des remords, d’autres s’adonnent à cette mission d’auxiliaire de police avec enthousiasme, « pour 8,87 euros de l’heure, avec une majoration de 10 % la nuit et le dimanche, courant après la carotte d’un improbable CDI ».
Brygo et Cyran vont chez les cireurs de pompes des Hauts-de-Seine, chez les distributeurs de prospectus qui crèvent d’un AVC en pleine tournée, chez les agents du CHU de Toulouse dont quatre collègues se sont suicidés au cours des derniers mois. Ils nous emmènent dans un centre commercial des Yvelines, et nous présentent les différents métiers (architecte, communiquant, etc.) impliqués dans la création d’un tel espace. Ils vont aussi chez quelques « hommes d’argent », gestionnaire de portefeuille ou conseiller en gestion de patrimoine, interrogent les promoteurs du lean management, pour leur demander comment ils perçoivent l’utilité sociale de leur travail — et on sent que ces métiers de ces gens-là tombent dans la catégorie « nuisance sociale » employée par les auteurs.
On en ressort avec, en tête, la phrase du syndicaliste Fernand Pelloutier : « Ce qui manque à l’ouvrier, c’est la science de son malheur ». Et celle de Serge, facteur marseillais, qui clôt l’ouvrage :
« C’est la lutte collective qui redonne du sens à notre boulot, contre ceux qui nous le pourrissent ».
Boulots de merde ! Du cireur au trader, enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers, Julien BRYGO, Olivier CYRAN