Le 3 juin, à Khartoum, le campement des manifestants réclamant le transfert du pouvoir aux civils était dispersé dans le sang. Un mois et demi plus tard, le 17 juillet, un accord a été conclu entre les militaires et l’Alliance pour la Liberté et le Changement (ALC), ouvrant la voie à un partage du pouvoir. Nous avons rencontré des Soudanais-es de Tours qui ont évoqué les événements qui secouent leur pays.
Des luttes sociales
Le 19 décembre 2018, Omar el-Béchir décide de multiplier par trois le prix du pain, alors même que des manifestations ont lieu dans le pays depuis plusieurs semaines. Ces rassemblements dénoncent la situation générale au Soudan, qui s’avère très dégradée, entre les guerres, la vie chère, l’effondrement de la monnaie ou encore la corruption. Ce jour-là, dans la ville d’Atbara (au nord de Khartoum), les manifestants décident d’incendier un bâtiment du gouvernement (l’hôtel du parti de Omar el-Béchir). Les manifestations ont commencé en ce lieu et en cette date, par des révoltes spontanées du peuple soudanais.
Au départ il n’y avait aucun dirigeant pour organiser les manifestations. L’association des professionnels soudanais (APS), qui existe depuis 2016 et qui regroupe plusieurs corps de métier (avocats, enseignants, professionnels de la santé, ingénieurs...), s’est proposée pour aider à organiser la révolte. Géré à la manière d’un syndicat, ce mouvement regroupe toutes les confessions, toutes les classes sociales, quelque soit le métier. Dès le début, les femmes ont été très nombreuses dans ce mouvement.
Chaque ville, chaque région, même des petits villages ont suivi ces révoltes. Elles ont gagnées jusqu’aux camps de réfugiés, fait très rare car il faut un courage énorme pour se révolter à l’intérieur d’un camp. Les revendications portant sur les problèmes liés à la guerre, à la vie chère, au chômage (34 % chez les jeunes, 58 % chez les femmes de 15 à 24 ans [1]), tous ces mécontentements ont convergé vers Khartoum. Les limites étaient vraiment dépassées. Il n’y avait plus rien à perdre.
Un pays au cœur des conflits et des problèmes sociaux
Comment faire comprendre la profondeur de ce malaise ? La révolte a commencé, en apparence, avec le prix du pain. Mais très rapidement est venu tout ce qui se cache derrière. Les mots d’ordre se sont rapidement étendus aux autres fléaux dont est victime la population soudanaise. Chaque région a ses problèmes spécifiques. Au Darfour, la guerre. Au Nil bleu, la guerre aussi. Au Nuba Mountain, encore la guerre.
À Khartoum, tout : la vie chère, l’absence de liberté, l’absence d’égalité entre les tribus, des droits variables selon qu’on est pro ou anti-gouvernement, de nombreux problèmes politiques, et aussi, comme partout au Soudan, la guerre, celle que mène el-Béchir depuis 2003 contre les Soudanais eux mêmes, qu’ils soient opposants politiques ou pas.
En janvier 2019, tout le pays est dans la rue, villes et villages. Les informations ont circulé sur les réseaux sociaux via le hashtag « #lesvilles-dusoudan-selève », comme une trainée de poudre, et ça continue. Chaque jour, un lieu, une heure, un mot d’ordre, toujours pacifique, toujours avec les femmes, parfois même ce sont elles qui sont devant.
La répression militaire
Dès le début des révoltes, l’armée a tiré sur les manifestants, pour tenter de contrer ce mouvement qui était très fort et unitaire. Alors que dans certains pays comme l’Égypte les dirigeants ont attendu que les mouvements prennent de l’ampleur pour recourir à l’armée, le gouvernement soudanais a dès de départ réprimé de façon sanglante ces manifestations.
Au début, les premiers morts dans les manifestations étaient des opposants connus. Comme cela n’a pas suffi, l’armée a tiré sur tout le monde et le gouvernement a tenté de mettre la responsabilité sur le Darfour. La réaction a alors été le hashtag « On est tous Darfour ». C’est la première fois que le peuple soudanais s’est uni derrière un unique mot d’ordre, rassemblant ainsi toute la population.
Les révoltes, les manifestations ont continué chaque jour jusqu’au sit-in du 6 avril 2019, devant le quartier général des forces armées. La population venait de tous les quartiers de Khartoum pour y installer un campement, comprenant des lieux pour manger, pour dormir, se soigner, s’informer. D’autres apportaient de quoi manger, le peuple s’organisait. L’idée du sit-in était d’attirer l’attention de l’armée, dans l’espoir de la faire se ranger du coté du peuple. Le peuple placé ainsi devant l’armée ebvoyait message : nous sommes là, si vous tirez, c’est vous les responsables. Le sit-in a duré jusqu’au 11 avril. L’armée durant ces quelques jours a tiré sur les manifestants, tuant quelques personnes, pour faire cesser le sit-in, sans succès.
Le 11 avril, Omar el-Béchir a donné l’ordre à l’armée de tirer sur les manifestants. Cette dernière a refusé en faisant un coup d’état, provoquant ainsi la fuite d’el-Béchir. La personne qui s’est proposée pour le remplacer était le ministre de la défense (le mari de la sœur de Omar el-Béchir). Il est resté une journée. On a appelé ça le gouvernement du Week-end. Ensuite Burhan, commandant de l’armée, celui qui est encore actuellement au pouvoir, s’est auto-proclamé président du gouvernement de transition.
Le 3 juin, c’est le massacre
Le sit-in a continué car le but était d’avoir un gouvernement civil. Il a tenu jusqu’au 3 juin. À l’intérieur du mouvement des professionnels soudanais, l’Alliance pour la Liberté et le Changement (ALC), regroupant différents partis politiques d’opposition, dont le parti communiste soudanais qui a été l’un des plus puissant du monde arabo-musulman, a pris le relais de l’organisation afin de négocier avec l’armée. L’union professionnelle a fait une déclaration pour demander aux partis politiques de venir signer des accords et être mandatée pour organiser un gouvernement civil de transition pour deux ou trois ans, le temps d’organiser des élections démocratiques.
Le 3 juin, c’est le massacre : incendies, assassinats, les morts sont jetés dans le Nil. On dénombre plusieurs centaines de morts, des femmes, des enfants, des jeunes. Certains manifestants ont été brulé-es vivants, d’autres violé-es. Dès le lendemain, l’armée a coupé l’accès à internet, de manière à ce qu’il y ait le moins de fuites possibles de ce massacre à l’étranger. C’est une des raisons qui explique la difficulté à évaluer le nombre exact de victimes. L’armée a également fermé les 5 hôpitaux de Khartoum, pour empêcher les opposants blessés de se faire soigner. Ils ont interdit aux médecins et à tous les soignants de se rendre sur leur lieu de travail en les menaçant de représailles s’ils désobéissaient.
Toutes ces décisions, tous ces massacres, ces meurtres, ces viols, ont eu lieu avec le soutien des gouvernements des Émirats Arabes Unis, de l’Arabie Saoudite et de l’Égypte.
Illustration :Jeanne Menjoulet (CC BY-ND 2.0)