Nouvelles du Rojava : « La révolution communaliste au Moyen-Orient est menacée de toutes parts »

Voici l’interview d’un militant européen qui a rejoint la lutte des Kurdes, réalisée par des personnes qui suivent depuis la France les luttes au Kurdistan. L’entretien a été réalisé entre début février et début mars 2021.

Récemment des articles appelant à une réponse en Europe et partout dans le monde à de nouvelles attaques de l’armée turque contre l’administration autonome du Rojava ont été publiés sur de nombreux sites militants. Parce que nous avons un ami là-bas en ce moment, nous avons décidé de lui demander de nous raconter ce qu’il s’y passe. Depuis que nous parlons avec lui, la situation a déjà changé et de nouvelles informations arrivent tous les jours. Il est donc probable que cet article ne soit pas 100% à jour. Nous parlerons ici principalement de Shengal et de la ville de Derik, parce que c’est sur ces deux régions que nous avons le plus d’informations, et que c’est là que le mouvement craignait une attaque. Au final, la dernière attaque a touché la région de Garê et les camarades sur place sont encore en train de recueillir des informations sur tous ses tenants et aboutissants.

Nous ne sommes ni journalistes de guerre ni spécialistes de la géopolitique du Moyen-Orient. Notre lien avec le Rojava est d’ordre militant et, si nous avons choisi d’éviter au maximum d’écrire un article de propagande, nous ne prétendrons pas non plus pratiquer une quelconque forme de neutralité journalistique (nous n’y croyons d’ailleurs pas vraiment). Quant à notre ami et camarade sur place, nous avons milité avec lui ces dernières années en Europe, au sein de divers mouvements sociaux, et il a choisi de rejoindre le mouvement kurde il y a quelque temps déjà. Il se déplace depuis en fonction des besoins du mouvement. Il se trouve aujourd’hui proche de la ville de Qamislo (Rojava).

Avec cet article, nous espérons donner quelques clés de lecture pour comprendre ce qu’il se passe aujourd’hui au Rojava à celles et ceux qui, comme nous, se sentent concerné.es par le sort de l’expérience politique du Rojava, mais qui se perdent un peu dans un contexte géopolitique complexe.

Tu te trouves actuellement au Rojava. Peux-tu nous décrire ton parcours en quelques mots ?

Je suis un militant internationaliste. J’ai grandi en Europe mais je suis fils de migrant.es. J’ai eu un parcours militant dans les mouvements sociaux,je suis depuis très jeune dans une sorte de recherche perpetuelle de justice et de vérité. Il y a quelques temps j’ai decidé de rejoindre le mouvement pour la liberté. C’est ce qui m’a amené à voyager jusqu’au Moyen-Orient ; faire partie du mouvement c’est aussi accepter d’aller là où le mouvement nous appelle. Actuellement je suis dans le Nord-Est syrien dans la region proche de la ville de Qamislo la région qu’on appelle en kurde le Rojava.

On lit le plus souvent sur le Rojava des communiqués un peu sommaires. Tu peux nous faire un petit historique ?

Il faut remonter aux début des années 1980 pour comprendre la révolution du Rojava. Dans ces années les cadres du PKK en exil jettent les bases des organisations populaires dans les communautés kurdes de Syrie. Abdullah Öcalan et ses apocis (celles et ceux qui suivent Apo) vont de ville en ville, de maison en maison, pour recruter et former des militant.es politiques et constituer une structure populaire révolutionnaire. Petit à petit, des institutions populaires démocratiques ont commencé à émerger un peu partout au Rojava, et même dans les grandes villes syriennes comme Alep ou Damas. Au fur et à mesure ont émergés le mouvements des femmes, le mouvement des jeunes, les partis politiques kurdes et leurs institutions comme les conseils populaires, les coopératives, et autre. Ces mouvements subissent la répression des Etats impériaux, des dizaines de militant.es sont enfermé.es, assasiné.es ou ont "simplement" disparu.es.

Bien que le PKK soit un parti Kurde, sa doctrine est internationaliste ; dès les années 1980, nombre d’alliances se créent avec d’autres communautés en Syrie (Assyriens, Yézidis, Arabes, etc.).

En 2009, peu avant le début de la révolution et de la guerre civile, les conseils populaires du Confédéralisme Démocratique (le système politique des conseils), flairant les tensions s’exacerber en Syrie et sous l’impulsion du mouvement de jeunesse, décident de la création d’une milice populaire de défense du peuple, les futurs YPG et YPJ.

En 2011, lors des soulèvements populaires syriens qui secouent le pays pour mettre à bas le régime de Bachar el-Assad, les kurdes manifestent aux cotés du reste de la population syrienne. En 2012 le régime d’Assad retire ses troupes du Nord-Est syrien. Les supporters du régime et en particulier la bourgeoisie du régime (grands propriétaires, industriels) fuient la région pour aller se réfugier sous la protection d’Assad dans les grandes villes de la côte ou en Occident. À ce moment, le mouvement du confédéralisme démocratique a déjà une solide base organisationelle et populaire (conseils populaires d’auto-administration, coopératives, forces d’auto-défense, système de formation etc). Donc quand le régime d’Assad s’est retiré, le mouvement a été capable de lui forcer la main pour qu’il cède certaines ressources (en particulier militaires et économiques) au mouvement. Ca a constitué le point de départ de la déclaration d’autonomie et de la révolution du Rojava qui deviendra plus tard l’AANES (Auto-administrated North-East Syria).

Glossaire
Rojava : Désigne une région à l’Ouest du Kurdistan se trouvant au Nord-Est de la Syrie.
AANES : Auto-Administrated North-East Syria. Nom officiel de la région.
PKK : Partiya Karkêren Kurdistane. Parti des travailleur.euses du Kurdistan.
PYD : Partiya Yekitîa Demokratik. Parti de l’union démocratique, pendant syrien du PKK.
YPG : Yekineyen Parastîna Gel. Unités de défense du peuple.
YPJ : Yekineyen Parastina Jin. Unités de défense des femmes
FDS : Forces Démocratiques Syriennes. Coalition des milices populaires qui défendent l’AANES.
Daesh : Diminutif de Dewlet Al-Islamiya (Etat-Islamique).
KRG : Kurdistan Regional Government. Institutions politiques gouvernementales du Kurdistan Irakien
Yezidis : Minorité religieuse pré-Abrahamique kurdophone.
KDP : Kurdistan Democratique Party. Parti au pouvoir dans le KRG, tribal, népotiste, traditionaliste et nationaliste.
Barzani : Famille à la présidence du KDP depuis sa création.
Asayih : Forces de police populaires sous contrôle strict des conseils populaires.
CIA : Central intelligence Agency. Services secrets américains.
MIT : Services secrets turcs.

Les auto-administrations écriront une nouvelle constitution et un nouveau contrat social, garantissant les droits culturels et religieux, la reconnaissance des conseils communaux, abolissant la peine de mort, etc. Avec l’évolution de la guerre, les forces d’auto-défense s’opposeront aux groupes djihadistes et en particulier à Daesh. Jusqu’en 2018, c’est la guerre contre l’Etat Islamique qui sera le focus principal. Mais pendant que les milices combattent sur le front, les différentes structures du confédéralisme démocratique se développent et intègrent de plus en plus de gens et de communautés dans leur système politique, en particulier dans les régions anciennement occupées par Daesh.

L’expérience politique du Nord-Est de la Syrie a attiré l’attention de militant.es révolutionnaires de partout dans le monde. Des centaines d’internationalistes ont ainsi rejoint les milices du YPG/YPJ et des centaines d’autres ont rejoint les structures civiles, pour aider sur le terrain mais surtout pour apprendre et expérimenter une révolution sociale au XXIeme siècle.

La dernière fois qu’on a entendu parler du Rojava dans la presse internationale, c’était quand Trump décrétait la bataille contre Daech gagnée et parlait de retirer ses troupes du Nord de la Syrie. Tu peux nous raconter ce qu’il s’est passé depuis ?

A la fin de l’été 2019, Trump et Erdogan se sont mis d’accord ; la Turquie occuperait les territoires frontaliers du nord du Rojava, tandis que les USA auraient un levier pour faire pression sur les conseils d’auto-administration en les forçant à signer des traités plus juteux sur le pétrole. À la suite de ces accords entre les deux gouvernements, Trump a commencé par demander aux institutions militaires du Rojava de retirer leur ligne de défense sur cette frontière nord (tunnels, bunkers, lignes d’armes lourdes positionnées et autres obstacles), assurant en contrepartie un soutien militaire inconditionnel en cas d’invasion Turque. Une fois la ligne de défense démontée, Trump a annoncé le retrait de ses troupes. C’était le 6 octobre 2019, et la trahison était consommée. Le 9 octobre, Erdogan lançait l’opération Peace Spring et commmencait à envahir le Rojava. La bataille a été rude et a duré deux mois. En même temps, la situation politique en Syrie a changé ; la Russie a profité du vide créé par le retrait des troupes américaines pour remettre son poulain, Bachar el-Assad, dans la course géopolitique de la région. Les auto-administrations ont dû accepter le retour des troupes gouvernementales syriennes dans le Nord-Est syrien pour bloquer l’avancée turque. La Russie a déclaré qu’ils répondraient à toutes les attaques contre les soldats du régime syrien, à tel point qu’il suffisait de hisser le drapeau d’Assad sur certains check-points pour bloquer l’avancée des proxis djihadiste turques1. Cet exemple montre assez bien le jeu des Etats impérialistes ; ils se mettent d’accord pour écraser les acteurs locaux et défendre leurs intérets économiques et politiques, à n’importe quels prix.

Lors de l’opération Peace Spring, nous avont perdu le controle de Tal Abyad, Serekanye, Suluk et les villages alentours, mais nos forces ont réussi à défendre les villes de Mambij, Ayn-Issa et de Til-Temir. La résistance de nos camarades a été héroïque malgré la trahison des Etats-Unis et les intérêts russes. Depuis, la Syrie vit aux rythmes des combats sur les différentes lignes de front à Alep, Idlib, ou plus proche de nous à Manbij et à Ayn-Issa. Mais les frontières internes n’ont pas beaucoup évolué. Au-delà de la guerre, les russes ont augmenté significativement leur présence dans la région.

Et en 2020, quel était l’état des forces géopolitiques ?

Il s’est passé énormément de choses en 2020. La Turquie a attaqué et occupé la zone de Haftanin (montagnes kurdes de Turquie controllées par la guerilla). Leurs proxis djihadiste continuent régulièrement de tenter des offensive sur Til-Temir, Kobané, Ayn- Issa, Manbij. Plus récemment, plus de 70 attaques on eut lieu sur ces zones. De plus, Daech est réellement de retour dans le combat ; même s’ils n’ont pas encore vraiment la capacité logistique de contrôler de grands territoires (ils contrôlent cependant déjà une zone en Irak), ils continuent leurs attaques. En janvier 2021, ils ont assassiné deux femmes responsables de Kongreya Star (Mouvement des femmes). Malgré ces épisodes, la guerre est pour l’instant diffuse ; on parle de "guerre de basse intensité", très axée sur la propagande médiatique et l’influence sur l’opinion publique.

Il faut bien comprendre que la situation géopolitique ici est tendue, complexe et changeante. Il y a quelques mois, c’est en Irak que le jeu impéraliste a repris. La Turquie, les Etats-unis, le KRG et le gouvernement central d’Irak ont passé un accord pour "éliminer la menace terroriste" de Shengal. Sauf qu’à Shengal, il n’y a plus de présence djihadiste depuis 2015. La "menace terroriste", c’est donc nous. L’objectif final de cet accord, c’est d’éliminer la présence du PKK et démanteler les organes démocratiques de Shengal, comme les conseils populaires, les milices de défense du peuple, le mouvement des femmes, le mouvement des jeunes, etc. Concrètement, ça se traduit par beaucoup de mouvements : le KRG persécute les politicien.nes et journalistes yezidis sur son territoire ; l’armée irakienne renforce les frontières en encercle Shengal ; la Turquie bombarde nos territoires à l’aide de drones sans distinction entre civils et militaires, et les Etats-Unis financent et fournissent des renseignements. Erdogan a même laissé entendre qu’il préparait une offensive militaire contre Shengal.

D’un point de vue pragmatique et de terrain, comment se passe la vie sur place depuis 2020 ?

En parallèle à tout ça, il y a eu différentes crises au Rojava. Une des crises importantes est celle liée aux dizaines de milliers de prisonniers de Daech qui sont à la charge des administrations du Rojava. Des milliers d’entre eux sont des étrangers dont personne ne veut. La situation avec eux est très compliquée : leur emprisonnement coûte extrêmement cher à une administration qui subit déjà une terrible crise économique, et une bonne partie d’entre eux sont très dangereux (ils assassinent régulièrement leurs gardes). L’Occident s’offense de leurs conditions de vie, mais refusent en même temps de rapatrier leurs citoyens et/ou de financer des structures plus appropriées pour leur détention. A terme, cette situation a obligé les administrations à libérer plusieurs centaines d’anciens militants de Daech. Autant dire que l’impact s’est vite ressenti sur la situation sécuritaire de la région. Attentats, meurtres, fusillades et autres ont repris.

Une autre crise majeure ici est la crise économique. Depuis quelques années, les prix ont décuplé. Par exemple, 1 dollar valait 500 lyres syriennes en 2015. Aujourd’hui, il en vaut plus de 3000. À cette situation s’ajoute un sévère embargo sur la Syrie gouvernementale et la Syrie auto-administrée. Les zones occupées par la Turquie ne sont pas concernées par l’embargo, puisque les marchandises transitent par la Turquie.

Ces derniers mois au Rojava, nous avons un problème avec le pain. Les conseils ont imposé un prix fixe aux pains pour en assurer l’accès à toute la population. La production est divisée entre entreprises privées et coopératives des auto-administrations. Depuis l’occupation Turque, des centaines de tonnes de farine ont été volées par les djihadistes, avec le soutien turque. Ca a fait exploser le prix de la farine importée clandestinement [1]. Les entreprise privées ont arrêté leur production de pain pour protester contre ce prix fixé, ce qui a submergé les coopératives d’une demande qui, jusqu’à récemment, ne pouvait être satisfaite. Actuellement, les coopératives s’organisent pour augmenter leur production en conservant le même prix. Ce n’est qu’un exemple parmi des centaines d’autres lié aux sanctions économiques de l’Occident et aux conséquences de l’occupation turque.

En 2020, on a aussi eu le COVID-19. Au début, la pandémie a été assez restreinte ici, notamment par le fait qu’il n’y a pas beaucoup de monde qui passe par la Syrie, et donc peu de contaminations venant de l’extérieur. Ensuite, les conseils populaires ont collectivement répondu aux risques liés au virus en produisant et en distribuant du matériel sanitaire. Des désinfections collectives ont aussi été mises en place. Mais il faut dire que la menace directe et concrète est pour nous militaire, pas sanitaire. La situation ici est donc très différente des paranoïas sécuritaires de l’Occident.

Quels ont été les liens entre le mouvement et les différentes administrations Etats-Uniennes ?

Biden fait de joli discours où il prétend réparer les erreurs de Trump (les USA ont perdu beaucoup de légitimité et d’influence sur le conflits en cours). Mais de toute façon on ne leur a jamais vraiment fait confiance, aujourd’hui encore moins.

Depuis 2014 les USA fournissaient une aide matérielle à nos troupes au sol. Pendant la deuxième bataille de Kobane, les américains ont commencé à s’impliquer militairement dans la lutte contre Daech en fournissant un appui aérien. C’était l’époque Obama, la population était très contente d’être enfin appuyée par ceux qui se prétendent garants de la paix au Moyen-Orient, même si les cadres politiques d’ici ont toujours été conscient.es du jeu impérial des américains. Ils nous ont aidé à avoir un moyen de pression sur la Russie, l’Iran et la Turquie. Leur but étant de mettre la main sur les champs de pétroles et d’empêcher Assad de se maintenir au pouvoir.

Le tournant, c’est qu’après la guerre contre Daech, l’AANES a refusé aux USA l’accès direct aux champs de pétrole mais leur a seulement accordé le droit d’acheter du pétrole extrait par les auto-administrations (ce qui permet entre autres aux conseils populaires de financer l’effort de guerre). Trump a alors commencé à discuter avec Erdogan, qui attendait le feux vert des USA pour pouvoir envahir la Syrie et les zones kurdes en particulier. L’opération "Rameaux d’olivier", en 2018, qui a mené à l’occupation de la ville et de la région de Afrin, découle de cet accord militaire entre Erdogan et Trump. Les USA voulaient prouver aux kurdes et à toute la population du Rojava que sans leur appui, ils et elles sont condamné.es à être vaincu par Assad ou la Turquie. Après l’occupation d’Afrin, nos négociations ont continué avec les américains : ils ont menacé de se retirer du territoire si on ne laissait pas leurs entreprises exploiter les puits de pétrole. Suite à un nouveau refus catégorique des auto-administrations, Trump et son administration se sont lancés dans une campagne politique aux USA. Le but était de gagner la sympathie des électeurs démocrates anti-interventionistes et préparer les élections de 2020.

La conséquence de ça, c’est le retrait des troupes américaines et l’opération "Peace Spring" dont je parlais avant. Ces offensives militaires turques soutenues tacitement pas les Etats-Unis ont ruiné la réputation des présidents américains auprès de la population d’ici. Avant 2018, les civils appelaient affectueusement Obama "Heval Obama" ; aujourd’hui, elle se réfère aux américains par le sobriquet de "bênamus" (sans honneur).

Cela dit, les troupes américaines ne se sont jamais complétement retirées ni de Syrie ni d’Irak. Aujourd’hui, avec Biden, la volonté de se réimplanter dans la région est très claire. Des nouvelles troupes sont arrivées, de nouvelles bases se construisent et du matériel arrive en masse. Récemment, les troupes américaines ont attaqué les bases d’une milice iranienne en Syrie ; cette attaque était une réponse à une autre attaque d’une milice iranienne visant les troupes américaines en Irak. Ces évenements prouvent bien le caractère supra-national de la guerre civile en Syrie : une milice iranienne attaque les américains en Irak, les américains répondent par une attaque en Syrie.

Est-ce que l’expérience d’Afrin a beaucoup changé la façon de se préparer et réagir face aux agressions turques ?

Evidemment. Aujourd’hui il ne fait aucun doute que la Turquie veut s’emparer d’une partie du territoire syrien. Elle agit déja administrativement comme si les territoires occupés faisaient partie de la Turquie (monnaie turque, administration turque, déportation en Turquie de prisonniers syriens, etc). Militairement aussi l’expérience de la guerre urbaine avec l’armée turque a beaucoup changé la stratégie et la tactique des FDS (forces démocratiques syriennes). Sur le plan émotionnel aussi le changement est majeur. En particulier pour les kurdes et les minorités comme les Yezidis qui voient depuis toujours dans le fascisme turque un ennemi. Avec l’occupation d’Afrin et les exactions qui ont suivi (meurtres, saccages, viols, mariages forcés, kidnappings, destructions et pillages de sites historiques, désacralisation de cimetières, destruction d’oliviers, etc.), la menace est devenue d’autant plus réelle. Mais la volonté de résister de la population est d’autant plus forte.

Tu nous disais que récemment, c’est la zone de Garê qui a été en proie à de nouvelles attaques. Comment est-ce que tu comprends ces nouvelles agressions ?

L’opération sur la zone de Garê est difficile à expliquer. Les médias turcs se contredisent, même les annonces officielles n’ont aucun sens. On est passé de l’annonce d’une nouvelle opération majeure à une petite mission de secours. À mon avis, l’opération sur Garê avait pour but de créer une ouverture pour une invasion à plus grande échelle. L’échec de la première partie de leur plan les a contraint à changer leur stratégie de communication, d’où leur propre confusion. Mais il est évident que la Turquie en particulier et les Etats impérialistes en général ne vont pas en rester là. La révolution communaliste au Moyen-Orient est menacée de toutes parts. Ils tentent chaque jour d’enrayer notre détermination à contruire une alternative aux Etats-Nations, une alternative au système capitaliste. La dernière agression sur Garê n’a finalement rien de bien nouveau, si ce n’est la solidarité internationale que nous avons réussi à construire. Un front anti-fasciste s’oppose aujourd’hui au fascisme turque un peu partout dans le monde.

La région de Shengal est soumise à de fortes pressions en ce moment, notamment à cause de l’accord passé entre les Etats-Unis et la Turquie. Comment ces pressions se traduisent-elles sur place ?

Les impérialistes essaient constamment d’augmenter leur présence militaire dans la région. Par exemple, lors de l’attaque turque sur Garê, une milice iranienne a déployé 10’000 soldats à Shengal pour "empêcher une invasion turque". Sauf que Shengal se trouve à plus de 200km de Garê. On voit que l’Etat iranien profite des déplacements militaires turques pour mobiliser des soldats et ainsi augmenter son influence sur la situation politique en Irak (c’est cette même milice qui a attaqué des américains un peu plus tard en Irak et a été bombardée en Syrie).

De plus l’Etat irakien exige aussi depuis 3 ou 4 mois le démantèlement des forces de police populaires, les Asayish, qui ont supplanté les forces de police irakienne les laissant au chômage technique. Ce n’est évidemment qu’une première étapes ; après les Asayish ce sera les YBS (unités de résistance de Shengal), puis les conseil populaires, etc. Les arrestations aux frontières de la région sont fréquentes et la pression se fait aussi beaucoup au niveau du contrôle des voies d’accès.

Pendant ce temps, les turques bombardent régulièrement les zones proches de la frontières avec la Syrie sous prétexte de combattre Daesh. Fin 2020, un fermier et son fils ont été tués dans leur voiture, suite à quoi Erdogan a annoncé avoir éliminé des terroristes de Daech en soutien à la France après le meurtre de Samuel Patty. La CIA et MIT ont par ailleurs des agents déployés un peu partout dans la région.

Quelle est la réponse de la population et de l’administration de Shengal à ces attaques ?

L’organisation populaire et l’action politique. Que ce soit dans la rue, dans les médias ou dans les parlements, les Yézidis commencent à voir les résultats positifs d’un long processus d’organisation. La communauté est aujourd’hui capable de se représenter à tout ces niveaux. Elle a ses propres partis, ses propres chaines de télévision et journaux et ses propres mouvements sociaux.

Deux exemples illustrent bien ça. En décembre 2020, un drone turc a touché une voiture des YBS. Il y a eu 2 morts et un blessé grave. Le blessé a du être transféré l’hôpital de Mossoul pour être soigné (les dispensaires locaux ne pouvaient pas le prendre en charge). À son arrivée à l’hôpital, il a été séquestré par la police irakienne pour appartenance à un groupe terroriste. Le lendemain la population est descendue dans la rue et a mis le feu à un check-point de la police irakienne à l’entrée de la ville de Shengal (Shengal est une région et son chef lieux porte le même nom). La foule a ensuite menacé de faire subir le même sort à une base de l’armée irakienne. Le gouvernement irakien a fini par libérer le blessé.

Par rapport au démantelement des force de polices populaires, le mouvement des femmes et en particulier le groupe des mères de martyrs ont organisé une garde continue de leur poste central. Des centaines de civil.es se sont relayé.es devant le poste en amenant des repas, du thé et de la musique pour les soutenir. C’est une image très particulière surtout pour nous en tant qu’internationalistes. Imaginez un mouvement populaire défendre sa propre police contre l’état central ; il y a de quoi être dépaysé.

À Derik, tu nous parlais de mouvements des troupes militaires turques. Que s’est-il passé et comment la population a-t-elle réagi ?

Erdogan a annoncé vouloir occuper Derik dans le but d’aller "purger" Shengal ; la ville de Derik s’est donc préparée à la guerre. Les gens sont sortis dans la rue en masse pour protester contre la menace et montrer leur détermination à résister. Ils connaissent la situation des zones occupées et les exactions que font subir les occupant aux civil.es. J’ai vu un vieux monsieur s’installer une position de tir sur son toit alors qu’il est à peine capable de se déplacer. Sa fille à choisi de repousser son mariage pour pouvoir participer à une formation militaire avec sa mère.

Au niveau des mouvement de troupes, on a vu des tanks transiter pas loin de la frontière et des agents du MIT ont été repérés en train de faire des missions de reconnaissance. Ce qu’il faut savoir c’est que Derik n’est pas loin des zones occupées par la Turquie (environ 2 heures de route). On a donc constamment une menace qui pèse sur la région. Il suffit d’un convoi et de quelques bus pour déplacer très rapidement via la Turquie des milliers de combattants et leur matériel, qui stationnent dans les zone occupées à moins d’une centaine de kilomètres.

À quoi s’attend le mouvement pour ces prochaines semaines/prochains mois ?

Le mouvement s’attend à ce que la guerre de basse intensité continue, à une recrudescence des activités des cellules de Daech. Mais aussi à une ou plusieurs opération de l’armée turque. Comme l’opération sur Garê l’a démontré, la guerre est loin d’être terminée. Nous devons sans cesse être prêt.e à faire face aux différente menaces.

Notes

[1L’embargo n’a jamais réellement empêché certaines marchandises d’entrer sur le territoire. Ici, on trouve partout du Coca ou des produits Nestlé.