En mars 2017, le président de la République, accompagné par la reine de Norvège, venait inaugurer en grande pompe le somptueux bâtiment qui héberge le Centre de création contemporaine Olivier Debré (CCCOD). Tapis rouge, ministres, parlementaires et élus locaux… Le directeur de la structure, Alain Julien-Laferrière, en garde un souvenir « éblouissant » [1]. Pourtant, derrière la façade monumentale, le centre d’art fonctionne pour une bonne part en s’appuyant sur une main d’œuvre ultra précaire.
Depuis son installation dans le nouveau bâtiment du jardin François Ier, le CCCOD recourt largement aux services civiques, qui représentent près d’un quart de l’effectif. Réservé aux jeunes de moins de 26 ans, ce dispositif s’est généralisé dans de très nombreuses structures publiques ou associatives. Au centre de création contemporaine, de quatre à six jeunes travaillent sous ce statut, aux côtés des quatorze salariés, jusqu’à 35 heures par semaine, samedi et dimanche compris, pour une indemnité mensuelle de 580 euros.
Comment justifier de faire travailler des jeunes à temps plein en les maintenant sous le seuil de pauvreté ? En affirmant, comme le fait Yannick Blanc, président de l’Agence Française du Service Civique, que le service civique n’est ni « un emploi ni un stage ». Il s’agirait d’un « engagement volontaire » au service de « l’intérêt général », en vue de « renforcer l’utilité sociale » de l’action de la structure accueillante. Dans la réalité, les missions exercées par les services civiques du CCCOD se rapprochent très fortement de celles qui devraient être accomplies par des salariés.
Surveiller les œuvres, accueillir le public, animer les réseaux sociaux
Dans le Guide pratique pour le développement du service civique à destination des établissements culturels réalisé par l’Agence du service civique, on peut lire que le ou la volontaire « ne doit pas effectuer une mission dont le contenu corresponde à un métier ». Or, au sein du CCCOD, des volontaires sont employés pour assurer des fonctions de médiation en salle. L’objectif : expliquer les œuvres au public, et accessoirement les surveiller. Un panneau annonce d’ailleurs aux visiteurs qu’une équipe de « médiateurs » est à disposition, sans préciser qu’une partie de cette équipe est en service civique [2]. Médiateur culturel est pourtant un métier, dont le salaire en début de carrière se situe autour de 1 500 euros net. Quand on sait que la structure ne doit débourser que 107 euros par mois pour chaque volontaire — le reste de l’indemnité étant pris en charge par l’État —, on mesure l’économie réalisée [3]. D’autant que la plupart des jeunes qui travaillent au CCCOD sont qualifiés : parmi celles et ceux qui y ont réalisé un service civique, on trouve une diplômée des Beaux-Arts ou des titulaires de masters dans le domaine de la médiation ou de l’art contemporain.
Une récente annonce publiée sur le site du gouvernement consacré aux services civiques donne un autre exemple du détournement du dispositif par le CCCOD. L’annonce concerne une mission de « sensibilisation des publics à l’art contemporain par le biais des outils numériques et des réseaux sociaux », avec notamment pour rôle d’« animer les relations entre le CCCOD et ses publics par le biais de newsletters, mise à jour du site internet, réseaux sociaux et d’autres outils de communication » [4]. Temps de travail annoncé : 35 heures par semaine. Or, le guide précité indique clairement que « le volontaire en service civique ne peut pas être celui qui gère les réseaux sociaux (community manager), le site internet ou la communication de l’organisme d’accueil à plein temps ».
Travail dissimulé à grande échelle
Depuis la création du service civique en 2010, de nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer ce dispositif. Lors d’une audition en 2016, les co-porte-paroles du syndicat ASSO parlaient de « sous-emploi » et de « mise au travail gratuit » [5] :
« Faute de contrôle et de moyens financiers suffisants pour les associations, les dérives à ce dispositif sont structurelles et nous estimons que les volontaires doivent pouvoir avoir accès à des droits et à des voies de recours (inspection du travail, prud’hommes, etc.) si leurs droits sont bafoués. […] Comment admettre que des jeunes travaillent de 24 à 48 h pour 600 euros par mois (entre 2,60 et 5,20 l’heure de travail …) ?
Plus récemment, dans une lettre ouverte au président de l’Agence Française du Service civique, le même syndicat relevait de que « de nombreux jeunes qualifiés sont obligés de "s’engager" faute de trouver un vrai emploi ». Il dénonçait aussi le manque de contrôles dans les structures, en affirmant que des milliers de volontariats constituaient en fait du « travail dissimulé ». Si un contrôle a bien été mené au sein du CCCOD par des agents de la direction régionale de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale, fin 2017, le service contacté n’a pas pu nous dire quelles suites avaient été données. Globalement, les services manquent de moyens pour effectuer ces contrôles : l’Indre-et-Loire compte un seul « référent service civique », pour six cents « postes » de volontaires [6].
Attractivité culturelle et précarité structurelle
Le dévoiement des objectifs du service civique est courant dans un secteur culturel et associatif durement touché par les baisses de subventions et la suppression des contrats aidés. Mais le cas du CCCOD est particulier. D’abord, parce que c’est une structure relativement bien dotée : en plus de lui prêter les locaux gratuitement, la métropole de Tours lui a versé une subvention de fonctionnement de 570 000 euros en 2017, pour un budget de 1,5 million d’euros [7].
Ensuite, parce que dès l’ouverture du lieu au public, en mars 2017, le centre de création comptait déjà quatre volontaires dans son effectif. Le recours à cette main d’œuvre de substitution n’est donc pas venu en réaction à une baisse soudaine de moyens : elle correspond au fonctionnement « normal » du lieu.
La responsabilité des élus locaux est forte : trop contents d’avoir un bel objet culturel entre les mains, ils n’ont apparemment pas réfléchi aux coûts salariaux que cela impliquait. Le bâtiment, dont la construction a coûté près de 16 millions d’euros, est devenu une vitrine pour la métropole, qui en a fait un argument au service de sa politique d’attractivité. L’image du CCCOD a notamment été utilisée dans le cadre d’une campagne publicitaire déclinée jusque dans les couloirs du métro parisien. Tant pis pour la réalité sociale à l’intérieur des murs. Mais sans ces jeunes volontaires sous payés, le bel édifice s’effondrerait.