A propos des manifestations "pro-Gaza" : réflexions sur l’antisémitisme, le sionisme et le nationalisme

Quatre textes permettant de réfléchir sur l’antisémitisme, le sionisme et le nationalisme dans le cadre des récentes mobilisations pro-palestiniennes.

Les manifestations en faveur du peuple palestinien, parfois identifiées comme "pro-Gaza" ne sont malheureusement pas que des rassemblements pour soutenir un peuple opprimé : des organisations et des individus défendant des idéologies douteuses y participent. Ainsi, s’ils sont peu ou pas présents à Tours, des courants d’extrême-droite s’affichant pro-palestiniens tentent de prendre une place dans le mouvement, notamment à Paris. A la manœuvre, des proches de Soral et Dieudonné, habituels semeurs de trouble sur le sujet et ouvertement antisémites [1]. Un autre type de problèmes sont ceux posés par la présence de musulmans intégristes qui argumentent leur présence davantage comme un soutien à "leurs frères" que comme celui à un peuple opprimé. Pouvons-nous tolérer un tel argumentaire ?

De la même manière, que dire de slogans détestables comparant Israël au régime nazi ou ayant des relents nationalistes comme le répandu "Palestine vaincra !" ? Ainsi, peut-on, par exemple, dénoncer d’un côté le nationalisme israélien (sous le terme souvent douteux de "sionisme") et de l’autre fermer les yeux sur des revendications nationalistes ou religieuses sous prétexte qu’elles défendraient les "faibles" (ici les Palestiniens) ?

Bien sûr, les éléments antisémites, intégristes religieux ou tout simplement pommés sont minoritaires dans les cortèges. Mais, malheureusement, on entend peu les diverses organisations de gauche ou antiracistes sur le sujet et leurs slogans ou mots-clefs sont trop facilement repris. Il semble que l’objectif affiché de se montrer unis et le plus nombreux possible nuise à une clarification pourtant nécessaire.. Les forces progressistes et notamment anti-autoritaires doivent impérativement dénoncer cette présence, être capables de "sortir" ces éléments des manifs et faire preuve de pédagogie lorsque leur vocabulaire est repris. Il en va de notre crédibilité mais surtout de notre cohérence et de la défense de nos idéaux.

Les débats soulevés par les questions de l’antisémitisme, du sionisme ou du nationalisme dans le cadre des manifestations "pro-Gaza" ou plus largement du soutien au peuple palestinien sont nombreuses. Plutôt que de produire une énième analyse forcément bancale, voici une sélection de textes à consulter et traitant du cœur de ces questions.

Illustration : peinture murale réalisée par des nationalistes irlandais à Belfast (2012).

Comment éviter quelques pièges antisémites et isoler les racistes

Par Eric Krebbers et Jan Tas, publié initialement dans le journal libertaire hollandais De Fabel van de illegaal N° 52/53, été 2002.
A lire, en français, sur mondialisme.org.

Les militants qui critiquent la politique de l’Etat israélien doivent absolument éviter de reprendre à leur compte des raisonnements utilisés par les antisémites. Voici donc dix conseils pour ne pas tomber dans les pièges de l’antisémitisme, que ce soit au cours d’une discussion ou d’une manifestation, en rédigeant un article ou un tract.

1) Lorsque vous attaquez la politique du gouvernement israélien, critiquez toujours les fondamentalistes musulmans. Ne cherchez jamais à justifier les attentats-suicides.(...)

2) Critiquez l’antisionisme.

Les antisionistes prétendent, à tort, que le nationalisme juif (le sionisme) serait par définition une idéologie d’extrême droite. En réalité, le sionisme comporte différents courants, dont certains sont progressistes. L’antisionisme condamne sans appel le nationalisme juif mais épouse la cause du nationalisme palestinien ou arabe. Pourtant, toutes les formes de nationalisme ont une fonction réactionnaire identique. Elles créent des mythes vantant l’unité des « nations » et cachent l’oppression des travailleurs, des femmes et de tous ceux qui ne rentrent pas dans le schéma nationaliste. Les élites se servent du nationalisme pour embrigader la population dans leur combat contre d’autres élites. (...)

3) N’utilisez pas n’importe comment le terme de génocide. Ne prétendez pas que Israël est l’Etat qui respecte le moins les droits de l’homme sur cette planète. (...)

4) Ne comparez jamais Israël à l’Allemagne nazie.(...)

5) Ne rendez pas « les Juifs » responsables des actions de l’Etat israélien.

(...) Seul un antisémite peut exiger des Juifs d’avoir des positions politiques et morales supérieures aux autres. Ceux qui considèrent que tous les Juifs sont responsables de la violence de l’Etat israélien préparent le terrain aux antisémites qui, en Europe, agressent des Juifs dans la rue ou prennent pour cible des bâtiments juifs.(...)

6) N’utilisez jamais de stéréotypes aux résonances antisémites.(...)

7) Dénoncez le mythe d’un complot pro-israélien.

On entend souvent dire qu’il existerait un complot pro-israélien dans le monde de la politique, la culture, l’économie et des médias. Il s’agit d’un thème antisémite classique. Que l’on utilise cet argument à propos de la situation française ou internationale, de telles allégations appartiennent à la tradition des Protocoles des sages de Sion. Fabriqué en 1900 par la police tsariste, ce faux prétendait que les Juifs conspiraient pour conquérir la planète. Les bandes dessinées représentaient ce complot sous la forme d’une pieuvre géante emprisonnant le monde entre ses tentacules mortelles. Aujourd’hui on entend souvent parler d’un « puissant lobby juif » qui, selon les fantasmes de certains, contrôlerait les médias et empêcherait les critiques d’Israël de s’exprimer.

8) Israël n’est pas un Etat plus — ou moins — « aberrant » que les autres.

Depuis que le nationalisme a acquis droit de cité en Europe, on a commencé à diviser l’humanité entre des « nations » différentes. Mais on a toujours affirmé que les Juifs seraient l’opposé d’une nation. En ce sens, l’antisémitisme est indissociable du nationalisme.

Dans la mythologie nationaliste, « les Juifs » représentent l’antithèse maléfique de toutes les caractéristiques « saines » d’une « nation authentique » enracinée dans un territoire. Autant on affirmait que les « peuples authentiques » puisaient leur légitimité dans le terroir auquel ils étaient liés depuis des siècles, autant les Juifs étaient condamnés à errer indéfiniment sur cette planète et à ne jamais appartenir à aucune terre.

Si l’on suit ce raisonnement, un Etat juif serait donc « anormal » par définition. C’est pourquoi, seul un antisémite peut prétendre que les Palestiniens auraient, par définition, un lien authentique avec leur terre, tandis que les Israéliens, par définition, n’en auraient pas. L’Etat israélien est tout aussi « naturel » ou « aberrant » que n’importe quel Etat.

9) Ne remettez pas en cause le droit à l’existence d’Israël.(...)

10) Ne rendez jamais Israël responsable de l’antisémitisme.

Les antisémites sont seuls responsables de l’antisémitisme. L’idéologie antisémite est profondément enracinée en Europe et dans le monde arabe. Pendant des siècles, les Juifs ont été persécutés, y compris au Moyen-Orient. Les idées, les agressions et les attentats antisémites ne sont pas provoqués par l’existence de l’Etat d’Israël ou par le conflit israélo-palestinien. Les antisémites utilisent cet argument pour excuser leurs actes criminels. Ceux qui tiennent Israël pour responsable des préjugés antisémites reprennent à leur compte un vieux cliché antisémite : « les Juifs » seraient responsables de tous les maux de la terre. Dans le même ordre d’idées, il est tout aussi absurde d’accuser le Mossad d’organiser des attentats contre des bâtiments juifs dans le Moyen-Orient ou en Europe.

Pourquoi il faut lutter contre l’antisémitisme au sein des manifestations en faveur de Gaza

Par Daniel Randall, Alliance for Workers Liberty (AWL) Grande-Bretagne.
A lire sur mondialisme.org.

(...) Si les manifestations d’antisémitisme « classique » sont rares, celles faisant appel à des thèmes plus « subtils » sont plus fréquentes. Les pancartes et les banderoles comparant l’Etat d’Israël au nazisme, et l’occupation de la Palestine à l’Holocauste, et les images mêlant l’étoile de David à des croix gammées sont relativement banales, même si elles sont loin d’être omniprésentes. La politique qui sous-tend cette imagerie est motivée, elle aussi, par une logique anti-sémite.

Le nazisme et l’Holocauste – ce génocide organisé de façon industrielle il y a seulement deux générations – ont laissé des traces profondes sur l’identité, la mémoire culturelle et la conscience collectives juives, blessures qui prendront beaucoup de temps pour guérir. Comme d’autres l’ont écrit récemment (http://www.sarahmcculloch.com/activism/2014/stop-comparing-jews-nazis/ ), aucun autre groupe ethno-culturel n’a vécu une expérience aussi traumatisante au cours de son histoire. Des slogans ou des images introduisant des équivalences comme « sionisme = nazisme », « étoile de David = croix gammée », et « Occupation [de la Palestine] = Holocauste » se servent d’un traumatisme culturel collectif comme d’une arme pour attaquer les Juifs. Le fait que ceux qui brandissent ces pancartes durant les manifestations aient seulement l’intention de cibler le gouvernement israélien, et pas les Juifs en général, n’est ni un argument ni une excuse admissibles. La barbarie de la politique de l’État israélien ne justifie pas que l’on dise n’importe quoi sur les Juifs, pas plus que l’impérialisme du gouvernement américain n’excuse les attaques racistes contre Barack Obama. Qualifier le mouvement de solidarité avec la Palestine, dans son ensemble, d’« antisémite » serait une calomnie. Les cyniques et les gens de droite ont tenté d’utiliser les incidents antisémites qui ont pu se produire ici ou là pour en tirer des conclusions négatives sur les opinions politiques de tous les manifestants, ou laisser entendre que tout soutien aux Palestiniens serait en quelque sorte antisémite. De telles extrapolations cyniques ne sont pas l’objectif de cet article.

Sans aucun doute, la grande majorité des manifestants présents à cet événement voulaient s’opposer à l’agression actuelle d’Israël contre Gaza. Le mouvement comprend de nombreux Juifs (et pas seulement les réactionnaires théocratiques des Neturei Karta, mais des Juifs laïques progressistes aussi), et de nombreux antiracistes sincères. Mais il est intolérable que quelques individus puissent brandir impunément de telles pancartes, trouvent des partisans pour les soutenir et profèrent des insultes ouvertement racistes contre des manifestants juifs qui les remettent en question. (...)

Lettre ouverte aux manifestants « pro-palestiniens »

A lire sur non-fides.fr.

Certains d’entre vous sont des habitués, des gauchistes aguerris, politiciens en herbe ou expérimentés, surfant sur une vague qui finira forcément par vous dépasser, qui vous dépasse déjà largement à vrai dire, comme cela arrive toujours aux idiots utiles. D’autres étaient là par hasard ou presque, par le bouche à oreille, avec une cause tellement instrumentalisée par les divers leaders d’opinions que vous vous seriez sentis coupables de ne pas faire votre BA pour les « victimes » comme d’autres donnent quelques euros à la Croix-Rouge, au curé, au rabbin ou à l’imam. Des manifs pleines de drapeaux nationaux, de slogans nationalistes, racistes, aux cris d’Allahu akbar, avec des dieudonnistes armés de leurs ananas et des fous de dieu prêts à tous vous sacrifier dès que leur dieu leur ordonnera.

(...)

La plupart des palestiniens et israéliens que nous avons rencontrés au proche-orient ne désirent qu’une chose, vivre en paix, loin des bombes et des militaires, et ils haïssent « leurs » gouvernements. Ils vivent dans le rêve de pouvoir vivre sans la terreur d’une frappe « chirurgicale » ou d’une roquette au dessus de leurs têtes et de celles de ceux qu’ils aiment. La plupart des palestiniens et israéliens que nous avons rencontrés au proche-orient sont résignés à vivre ainsi, puisque cela fait plus de 50 ans que ça dure. La plupart des palestiniens et israéliens que nous avons rencontrés au proche-orient aimeraient bien que vous les laissiez tranquille, vous aussi, qui prenez ce conflit que vous ne comprenez pas en otage pour servir des buts politiciens et religieux à l’autre bout du monde, ou tout simplement pour vous amuser un peu en manifestant. Mais est-ce vraiment là la meilleure occasion pour s’amuser, alors que des racistes et des fanatiques s’en donnent à cœur joie pour vous récupérer et servir leurs propres agendas politiques sur votre dos ?

Et les quelques sarcellois qui se sont réveillés un matin du lundi 21 juillet, qu’avaient-ils fait pour que leurs boutiques soient brûlées ? Ils étaient juifs ? La belle affaire... Quelle responsabilité, quel rapport entre eux et la politique israélienne ? La plupart d’entre eux, comme vous, ne connaissent rien à ce conflit et n’ont aucun rapport avec ces deux États. Si vous vous attaquez aux religieux ou aux nationalistes, alors attaquez vous à tous et brûlez tous les drapeaux, ou aucun. Mais nous en avons assez du racisme qui s’exprime dans vos rangs, et de la confusion que vous contribuez à renforcer au service du pouvoir. Que les pauvres se fassent la guerre entre eux, cela l’arrange bien. Que les pauvres se préoccupent de leurs petites identités fragmentées, de leurs petits drapeaux, leurs petits bouts de trottoirs, leurs communautés-prisons, cela arrange tout autant le pouvoir. (...)

Les pièges antisémites

Par Bali, Groupe Regard noir de la Fédération anarchiste, publié dans Le monde libertaire n°1748 (10-16 juillet 2014)
A lire sur www.monde-libertaire.fr.

Depuis les « affaires » Dieudonné, les Jours de colère et les dernières frasques de Jean-Marie Le Pen, l’antisémitisme semble de retour. En réalité, il n’a jamais disparu, mais il était peut-être moins visible et peut-être qu’à force de crier au loup les médias avaient saoulé les gens.

(...)

On peut aussi constater que tous les politiciens de toutes les chapelles, ainsi que tous les journalistes, sont unanimes sur cette question. De même qu’au FN ils ne voient aucun problème à l’islamophobie ou au racisme anti-Rrom, ils ne laisseront jamais passer la moindre remarque antisémite. Et ils passent des heures à se demander si telle attaque contre telle personnalité juive est antisémite ou non. Il est évident que cette clarté est de façade et leurs luttes médiatiques, parce que axées sur un antiracisme moralisateur et clairement à double vitesse, sont inefficaces, voire contre-productives.

De fait, la lutte contre l’antisémitisme semble être devenue, pour les esprits faibles, le centre du « système », vu que c’est la seule chose (si on ne creuse pas trop) qui semble relier tous les partis et tous les médias. Cela permet donc à un couple Soral-Dieudonné de prospérer sur la théorie du complot juif. Classique, certes, mais toujours efficace.

Du côté antifasciste radical, on constate un total abandon de cette lutte. On peut donner comme exemples les mois où Dieudonné a été sur le devant de la scène médiatique et où, un peu partout, être antisémite était quelque chose d’acceptable. Pendant ce temps, les organisations antifascistes n’ont fait que sortir des textes. De bons textes, sans doute, mais rien de concret.

(...)

Les effets de l’abandon total de la lutte contre l’antisémitisme sont clairs. Les juifs qui veulent se défendre se tournent vers les seules organisations qui leur proposent quelque chose : l’extrême droite juive. La renaissance récente du Bétar, après de longues années de sommeil, n’est pas un hasard. La Ligue de défense juive (LDJ), qui était plus ou moins en conflit larvé avec le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), peut aujourd’hui prendre la tête d’une manifestation contre l’antisémitisme sans que les autres participants soient plus choqués que ça.

(...)

Si l’on continue à se dire « antisionistes », et non pas contre la politique ou l’existence de l’État d’Israël, on va dans le sens de Dieudonné. Le sionisme devient un concept a-historique et l’on cherche des spécificités à l’État d’Israël, qui au final n’en a pas tant que ça : l’apartheid n’est pas une invention israélienne, tout comme le colonialisme.

Pour revenir à notre propos, centrer les luttes anticoloniales sur la question palestinienne a pour effet direct d’invisibiliser la plupart des autres luttes de libération nationale. En somme, il y a du monde pour la Palestine, moins pour le Sahara occidental, et le Tibet, tout le monde s’en tape.

Pour conclure, on peut dire que les fascistes de différentes obédiences sont en train de gagner clairement l’hégémonie culturelle. Pour la LDJ comme pour Dieudonné, le sionisme est la question centrale. Et nombre de camarades tombent dans le panneau et en font le centre de leurs luttes.

Il nous faut réinvestir la lutte contre l’antisémitisme. Avoir une attitude décomplexée à l’égard de l’État d’Israël : nous sommes contre tous les États, contre tous les colonialismes, contre toutes les oppressions.

Notes

[1Voir à ce propos l’article de Paris-Lutte.info sur la manifestation du 26 juillet, qui dresse le constat d’une présence majorée de ces forces d’extrême-droite (incarnée par la Gaza Firm, le prête-nom de la galaxie Soral pour l’occasion) lors des manifestations autorisées par rapport aux premières manifestations interdites.