« 12 000 automobiles. 18 millions de bénéfices nets. 33 doigts »

En 1930, l’auteur russe Ilya Ehrenbourg publie en France Dix chevaux-vapeur, une chronique consacrée au développement de l’industrie automobile qui est aussi une critique du mode de production capitaliste et de l’impérialisme, des plantations d’hévéa d’Indochine aux chaînes de montage de Saint-Ouen. Extrait.

M. André Citroën raconte beaucoup de choses, mais il ne raconte pas tout. Sur ses prospectus, par exemple, il ne dit pas que le bénéfice net de Citroën pour les six premiers mois de 1928, s’est élevé à 106 millions de francs. Cela n’intéresse pas les acheteurs d’automobiles. Cela n’intéresse que les actionnaires. On en parle à la rubrique financière des journaux sérieux. Mais il y a des chiffres qui n’intéressent ni les automobilistes, ni les gens de Bourse, quoi qu’ils soient tout aussi mystérieux et pathétiques que ceux de la superficie des usines. À l’une des usines Citroën, précisément à Saint-Ouen, il a été enregistré, en neuf mois, 1 200 accidents.

À Saint-Ouen, ce sont les ateliers de forgeage et d’emboutissage. C’est là que sont les presses gigantesques, orgueil de M. Citröen. En plus des presses, il y a des ouvriers et la trotteuse des chronomètres. Le 7 septembre, un ouvrier a un doigt arraché. Le 10, une femme en a trois, un ouvrier la main, une autre femme trois doigts. Le 11, deux doigts sous une presse, une main sectionnée par la scie à ruban. Le 26, un doigt sous une presse. Le 5 octobre, deux doigts. Le 6, grand jour : trois doigts à un ouvrier, quatre doigts à un autre, la main entière à un troisième.

Ouvriers des usines Citroën, 1923

On peut ajouter un nouveau chiffre aux chiffres des prospectus. Dans le courant d’un mois : trente-trois doigts arrachés. 12 000 automobiles. 18 millions de bénéfices nets. 33 doigts.

Il est indiscutable que M. Citroën se préoccupe de ses ouvriers. Ses ateliers sont bien plus propres, bien plus clairs que ceux des autres. Mais l’automobile doit être bon marché. M. Citroën paye cher ses machines américaines. Et les hommes, il les prend aujourd’hui et les renvoie demain : des Bretons, des Méridionaux, des Arabes, des Russes, des femmes, des adolescents. Dans le fracas des presses gigantesques, les flocons de chair humaine volent.

La trotteuse d’un chronomètre est une aiguille rapide. Vers le soir, l’ouvrier n’y est plus. La tête lui tinte et il lui semble qu’elle n’est plus qu’un abîme. Huit cent fois il a levé et baissé la main avec l’exactitude de la presse. Cette fois la main s’est attardée – du sang souille la presse magnifique. Les mains n’obéissent plus, elles s’embrouillent et tremblent – la scie passe sur un poignet. C’est très simple et il n’y a rien à répliquer à cela. L’automobile est nécessaire à tous. Trente-trois doigts, ce n’est ni barbarie, ni légèreté d’esprit, ce n’est que l’abaissement des prix. Et c’est la haute mission dévolue par la destinée capricieuse à un homme ordinaire qui s’appelle « André Citroën ».

Dix chevaux-vapeur, Ilya Ehrenbourg. Traduit du russe par Madeleine Étard. Éditions Héros-Limite, 2019.