Depuis plusieurs années, on entend tout et n’importe quoi à propos de la directive sur les travailleurs détachés. Est-ce que tu peux nous rappeler de quoi il est question ?
Les traités européens prévoient la libre circulation des services et des marchandises. Dans le cadre d’une prestation de service, les patrons peuvent être amené à faire traverser les frontières aux travailleurs, pour la réalisation de la prestation. Cette prestation, ça peut être un travail de production, ou de la fourniture de main-d’œuvre sous forme de travail temporaire. Jusqu’en 1996, aucun texte n’encadrait la situation de ces travailleurs. A partir des années 80, mais surtout à partir du début des années 90, des entreprises se sont mises à proposer du travail à prix cassé en sous-traitance, dans la métallurgie, le bâtiment, etc. Ça a commencé en Angleterre, puis en France, en Allemagne, en Belgique.
Les institutions européennes, sous l’impulsion des États membres qui subissaient les effets de cette mise en concurrence, ont réagi en mettant en place la directive sur le détachement de travailleurs, qui met en place le principe du respect d’un noyau de droits sociaux du pays de réalisation de la prestation. En France, pour un travailleur détaché dans le secteur du bâtiment ou des travaux publics, l’employeur doit respecter le Code du travail et la convention collective de branche. La directive est en cours de révision, malgré l’opposition de plusieurs États membres. Cette révision vise notamment à clarifier le principe « à travail égal, rémunération égale », en y intégrant les primes et indemnités.
Ce qui est intéressant, c’est que la question des travailleurs détachés fait beaucoup réagir, alors qu’on ne parle jamais de la sous-traitance franco-française. Pourtant, à ce niveau-là aussi il y a de la mise en concurrence entre les travailleurs, qui se fait notamment sur les accords d’entreprise (et donc les primes et indemnités).
En ce qui concerne les cotisations sociales, le travailleur détaché attaché à la caisse de son pays d’origine : bien que la cotisation soit collectée dans le pays d’accueil (par les URSSAF en France), le niveau de la cotisation est celle du pays d’origine et est reversé dans la caisse du pays d’origine. C’est là-dessus que s’opère la mise en concurrence reconnue par la directive elle-même.
Si la directive garantit le respect du droit du pays où est réalisée la prestation, pourquoi le personnel politique crie-t-il au dumping social, et promet de revenir sur cette directive ?
Depuis les années 2000, il y a une massification du recours à la main-d’œuvre détachée. Normalement, même si les cotisations sociales sont payées au taux du pays d’origine, le prix du recours au travail détaché devrait être supérieur au salaire minimum français. En effet, il faut ajouter les frais de déplacement, d’hébergement, etc. Ça, c’est la théorie.
Mais les pourvoyeurs de main-d’œuvre ont trouvé la parade assez rapidement : elle consiste à organiser du travail dissimulé. En apparence, le contrat de travail respecte le droit français, avec un taux horaire qui est globalement respectueux de la convention collective — même si les travailleurs détachés sont généralement payés au SMIC, alors qu’ils devraient être reconnus comme ouvriers qualifiés. Seulement, le temps de travail réel est largement supérieur au temps déclaré.
En raison du manque d’harmonisation des statuts sociaux au niveau européen, on a des pays où il n’y a pas de salaire minimum, ou des pays où le salaire minimum s’élève à 300 euros. Certains pays ont également des taux de chômage supérieurs à celui que connaît la France. Pour beaucoup de travailleurs, le choix réside entre être payé 300 euros au pays, ou 1 100 euros en France. C’est ça qu’on leur fait miroiter. Après, ils déchantent un peu, car sur ces 1 100 euros, les patrons vont leur refacturer des frais d’hébergement, de nourriture, de transport, et ils se retrouvent parfois avec des salaires réels de 600, voire 400 euros... Le gain par rapport au salaire minimum du pays d’origine peut alors sembler assez minime. Mais une fois qu’ils se sont engagés, ils craignent d’être blacklistés des réseaux de recrutement si ils osent gueuler. On a même vu apparaître des réseaux quasi-mafieux, qui terrorisent la famille restée au pays si le salarié se plaint.
Il arrive aussi que les travailleurs détachés ne soient pas payés pendant plusieurs mois. C’est souvent le cas en fin de prestation. Mais la crainte conduit ces travailleurs à continuer le boulot, parfois pendant trois ou quatre mois. A la fin du chantier, l’entreprise les renvoie au pays, et ils peuvent s’asseoir sur leurs salaires non payés. On l’a vu à Tours en 2011, au moment du chantier du centre de maintenance du tramway : les salariés d’un sous-traitant portugais (un Ouzbek, trois Guinéens, un Portugais), chargés du ferraillage sur le chantier, s’étaient mis en grève car ils n’étaient plus payés depuis deux mois.
Dans un rapport de 2012, la Direction générale du travail écrivait :« Au delà des exemples particuliers, une typologie simple permet de schématiser les mécanismes de fraudes plus simples des plus complexes :-* simple (c’est-à-dire des manquements contraventionnels) : défaut de déclaration de détachement, défaut de certificat A1 [1], non-paiement des salaires, dépassement des durées légales de travail et non-paiement des heures supplémentaires, etc.-* complexe (là se retrouvent tous les montages frauduleux ou organisés dans l’illégalité comme le travail illégal, l’absence intentionnelle de non-déclaration des accidents du travail, ou les abus de vulnérabilité par des conditions de travail incompatibles avec la dignité humaine, l’esclavage moderne, les trafics d’êtres humains...).Par delà la simplicité ou non du mécanisme de la fraude, la gravité est accentuée du fait de manquements en matière d’hygiène et de sécurité, de surveillance médicale, de prévention des risques professionnels (accidents du travail, maladies professionnelles, etc. »
Pour lutter contre le « travail détaché illégal », le gouvernement a mis en place une carte d’identification dans le secteur du BTP. Cette carte doit permettre d’identifier les personnes non déclarées sur les chantiers. Ça te semble être une bonne réponse ?
Les services de l’État connaissent bien le problème de la fraude au détachement. Mais cette carte ne résout pas grand chose. Une telle carte aurait un intérêt si le principal problème était la non-déclaration de salariés. Or, dans la plupart des cas, les travailleurs sont bien déclarés : la déclaration de détachement est faite, et les donneurs d’ordres doivent afficher les noms de leurs sous-traitants et de leurs salariés. Cette nouvelle carte ne permettra pas de régler le principal problème, qui est celui du travail dissimulé et des heures supplémentaires non payées.
Il faudrait des contrôles accrus de l’inspection du travail sur les horaires, un travail de fond avec les organisations syndicales du pays où est réalisée la prestation pour que les informations remontées par les délégués de chantier ou le syndicat local soient reprises par les corps de contrôle, un lien avec la justice et l’administration du pays d’origine pour pouvoir poursuivre les entreprises pourvoyeuses de main-d’œuvre qui fraudent, et que les donneurs d’ordres soient mis face à leurs responsabilités.
La loi Savary (2014), complétée par la loi Macron (2015), visait à renforcer les obligations qui pèsent sur les donneurs d’ordres en cas de fraude au détachement et à anticiper la révision de la directive qui prévoira une « responsabilité solidaire » du donneur d’ordre. La loi Savary prévoyait qu’en cas de fraude au détachement, le donneur d’ordre puisse être considéré comme responsable, avec des sanctions pouvant aller jusqu’à la fermeture administrative du chantier. Mais pour se dégager de cette responsabilité, le donneur d’ordres n’avait qu’à envoyer un recommandé à son sous-traitant pour exiger qu’il mette fin à la situation frauduleuse. Du coup, il leur suffisait de faire un stock de formulaires recommandés et d’enveloppes… La loi Macron est allée plus loin, prévoyant que le donneur d’ordre puisse rompre le contrat de prestation en cas d’absence de réponse à la mise en demeure. Mais si le donneur d’ordre met fin à la prestation de service, c’est le salarié qui trinque, puisqu’il doit quitter le chantier. Du coup, les employeurs préviennent les travailleurs détachés qu’en cas de dénonciation d’une fraude, ils risquent de perdre leur boulot.
Dans le cadre de la lutte contre le travail illégal, on avait réussi à faire établir le principe selon lequel c’était le patron qui était responsable, et que le salarié n’avait pas à être impacté : au contraire, ça lui ouvrait le droit à réclamer la régularisation du contrat, les heures non payées, etc. Là, ce principe est rompu.
Quel regard tu portes sur les discours politiques sur la question des travailleurs détachés ? Le Front National réclame l’abrogation de la directive, Montebourg veut « la suspension unilatérale de la directive sur les travailleurs détachés », Mélenchon déclare que « le travailleur détaché vole son pain aux travailleurs qui se trouvent sur place ».
Le premier parti politique à avoir mis cette question sur la table, c’est le Front National, via un communiqué de presse signé par Marine Le Pen et Florian Philippot. Ils dénonçaient la directive détachement et se prononçaient pour son abrogation. Mais si on abroge cette directive, on perd la protection qu’elle accorde en ce qui concerne l’application de la réglementation du pays d’accueil ! On reviendrait à la situation antérieure, dans laquelle un travailleur provenant d’un pays à faibles coûts sociaux serait payé au tarif en vigueur dans son pays. Le FN est progressivement monté en puissance sur cette question, ce qui a pris au dépourvu les autres partis, qui n’avaient pas bossé le sujet. Et depuis un an, de Mélenchon à Montebourg, tous s’alignent de fait sur la position du Front National.
La réponse, elle passe par l’augmentation des contrôles, une coordination européenne des corps de contrôles, une réglementation européenne pour un alignement des droits sociaux sur le mieux-disant... Quitte à être utopiste sur l’évolution de l’Union Européenne, autant que ça se fasse au profit des travailleurs.
Sur le plan syndical, plusieurs syndicats de la construction, membres de la Fédération Européenne des Travailleurs du Bâtiment et du Bois, ont monté un réseau à l’initiative de la CGT française, pour travailler sur cette question avec les corps de contrôle. Le but est de mettre en relation les organisations syndicales et les corps de contrôle de différents États, de savoir quel interlocuteur appeler dans tel ou tel pays en cas de problème sur un chantier, de produire un matériel d’information dans plusieurs langues, etc.
Ce réseau a montré son utilité dans le cas du chantier du terminal méthanier de Dunkerque [2]. Une entreprise italienne ne payait pas ses salariés, originaires d’Europe de l’Est. Grâce au référent italien au sein du réseau, on a pu retrouver l’entreprise et se mettre en lien avec l’inspection du travail italienne. En dehors de l’information judiciaire qui a été ouverte pour travail dissimulé, l’urgence était de récupérer les salaires. Une procédure judiciaire aurait été longue et coûteuse. Grâce à la coordination avec les syndicats italiens, nous sommes arrivés en négociation en position de force. Au bout de quelques heures, le patron a lâché ce qu’il devait aux salariés.
Au fond, la fraude au détachement, c’est une histoire de mise en concurrence des salariés. Face à cela, la solution n’est pas un repli nationaliste, mais le développement d’un syndicalisme transfrontalier.
Illustration : Alexandre Delbos